Nous entrons dans une pièce à peine aussi grande que l'antichambre de Naémin, ayant tout le faste habituel de ce château, marbre, tapisseries, peintures, grandes fenêtres, plantes en gigantesques pots de céramique. Je commence à en être blasée à vrai dire, toutes les pièces se ressemblent à la longue, toute décorées dans le même style, comme si les habitants n'avaient aucune personnalité à eux. Au centre de la pièce, une table, avec quatre chaises. Deux sont déjà occupées par deux humains, assez jeunes, s'ils étaient des elfes, ils n'auraient pas cinq cents ans. Autour des gardes, en assez grand nombre compte tenu des deux jeunes gens.
La première personne est une jeune dame, aux longs cheveux bruns tombant en cascade sur ses épaules couvertes par un châle. Au comportement du jeune prince Sindel, j'en déduis qu'il doit s'agir de sa fiancée, la princesse Satina. J'avais déjà entendu parler d'amour véritable entre humain et elfe, mais j'avoue que de la part de la famille royale, cela me surprend un peu. Cependant, il faut bien reconnaître à la jeune femme qu'elle est, pour une humaine, magnifique et rayonnante. La seconde personne attablée est un jeune homme, on peut voir des traits de famille indéniable entre les deux à tel point que cela me fait soupçonner, vu leur proximité d'âge, qu'ils sont d'une même fratrie. Voici donc les deux enfants du Roi Solennel, moi qui ignorait qu'il était marié, cela fait une belle surprise.
(Il est où le Roi d'ailleurs ?) (Bah, devant toi.)
Ce n'est que quand Naémin m'invite à les rejoindre à la table que je réalise que les quatre personnes sont là pour l'entrevue. Je m'avance, un peu raide sous le choc de la révélation.
"Vous n'êtes pas d'ici, Lothindil." "Euh... non, ça se voit tant que ça ?" "Personne dans mon Royaume n'ignore mon âge, ni le fait que je n'ai pas d'enfant, ni d'épouse d'ailleurs. Vous m'imaginiez comment ?"
(Dans quoi me suis-je encore fourrée ? Je dois faire quoi là ?) (Soit honnête, il doit avoir l'habitude. C'est peut-être même une manière de te juger.)
"Plus vieux, comme un vieux sage avec une barbe blanche." "Nombreuses sont les délégations qui me voient ainsi. J'ignore pourquoi, pourtant cela fait à peine une dizaine d'années que je suis sur le trône. Enfin, nous ne sommes pas là pour cela. Asseyez-vous Lothindil. Une tasse de thé ?"
Il est difficile de refuser dans ces conditions, même si j'ai plus envie de partir par le premier aynore pour défendre Tahelta que de boire tranquillement une tasse de thé chaude.
"Il paraît que tu avais une affaire urgente dont tu voulais nous entretenir, Naémin ?" "En effet, Sire. Je pars cette nuit pour Tahelta." "Que se passe-t-il donc de si urgent pour que tu sois déjà sur le départ, en armes de guerre ?" "J'ai été informé que Tahelta avait été victime d'une attaque sauvage de la part de Leona, une des treize lieutenants d'Oaxaca."
La princesse lâche alors une exclamation d'inquiétude, peut-être plus rapide que son frère à comprendre là où Naémin veut en venir. Pour ma part, je continue à tourner calmement ma cuillère dans ma tasse de thé, attendant qu'il refroidisse pour le goûter, tout en chipant des délicieux petits biscuits au milieu de la table.
(Tu vas arrêter de t'empiffrer. Tiens-toi correctement, nom d'un silnogure !)
"Ce n'est point la première, n'est-ce pas ?" "C'est la première, de cette importance du moins." "Il y a eu au moins celle qui coûta la vie à votre père, feu le Roi de Tahelta." "En effet, mais cette attaque-là avait pu être arrêté, grâce à son courage, à sa vaillance et à sa détermination au sein de la milice de la ville."
(Surtout grâce à son charisme et à ses troupes, même si son autorité légendaire qui consistait à tuer le moindre soldat qui reculait y était sans doute pour quelque chose.) (Tu as l'air de le connaître, le vieux.) (Ton père a servi sous ses ordres dans une fameuse bataille contre les bannis de Raynna.)
Ainsi donc mon père avait combattu sous les ordres du Roi précédent. J'imaginais une grande scène de bataille dans le désert de Sarnissa, avec des Sindels et des Shaakts en haillons luttant contre des troupes équipées de magnifiques armures de mythril. Je n'écoute qu'à moitié la suite, rêvant de grandes batailles tout en continuant à touiller mon thé qui tiédit, un biscuit toujours à la main, à mi-chemin entre l'assiette et ma bouche entre ouverte.
"Et en quoi est-ce différent cette fois-ci ? Certes votre père n'est plus de ce monde, mais les soldats sont toujours là, n'est-ce pas ?" "Il semblerait que l'attaque soit beaucoup mieux préparée, avec plus de forces aussi. La milice a été débordée, les troupes auraient atteints le coeur de la cité." "Votre faera surveillait la zone ?" "Pas la mienne. Celle de la gardienne de Yuimen ici présente." "Pourquoi ta faera guettait Tahelta, tu étais au courant de quelque chose ?"
(C'est à toi qu'on parle !)
"Oui, vous me parliez ?"
(Bien sûr idiote !)
"Le Roi te demandait si tu étais au courant qu'il y allait avoir une attaque et pourquoi ta faera guettait la ville." "Ouais, je me doutais qu'il y allait avoir du grabuge. J'espérais qu'il y aurait un peu plus de temps avant de passer à l'action par contre." "Et comment étiez-vous au courant de ça ?" "Comme ça..."
Je sors de mon sac un kikoup garzok. Je n'ai pas vraiment le temps de le sortir entièrement d'ailleurs, que je me retrouve avec au minimum deux pointes de lance sous ma gorge. Plus par réflexe que par autre chose, je mobilise un bouclier avec les plantes en pots de la pièce. Celui-ci vient s'intercaler entre les piques des gardes et ma peau trop sensible.
"Ôtez vos lances de là, je ne fais que sortir des preuves qui m'ont fait croire qu'une attaque allait arriver. Si j'avais voulu tuer vos altesses, je l'aurais fait y a longtemps, croyez-moi."
D'un geste de la main, Solennel fait reculer les lances. J'avoue qu'une telle autorité m'impressionne et me rend admirative.
(Ah, le pouvoir de la hiérarchie...)
J'achève finalement mon mouvement et sors les quatre kikoup récupérés sur Sor-Tini, que je pose sur la table, sous les yeux effarés de la princesse, n'ayant possiblement jamais vu une arme autre qu'un arc de chasse et une dague, si on excepte les épées de décoration qui ornent le château, bien sûr.
"Ce sont des kikoup garzoks, prélevés directement sur les troupes de Leona à Sor-Tini." "Comment êtes-vous entrer à Sor-Tini ? Qu'avez-vous été faire là-bas ?"
Pourquoi faut-il que les gens posent des questions dont ils ne veulent surtout pas avoir la réponse. Quoiqu'il arrive, je sais que mon geste est répréhensible et que ça ne va pas plaire au jeune prince, qui me décoche déjà des traits du regard.
"Disons que je voulais dire bonjour à ma chère soeur."
Regards meurtriers des trois autres personnes autour de la table, manifestement mon trait d'humour passe pour de l'impertinence. Je me presse alors de corriger le tir :
"Yuimen m'y a envoyé."
Les regards ne changent pas pour si peu, du moins du coté de la royauté kendrane. Naémin ne semble pas plus surpris que ça, après tout, il m'a vu à Nyr 'tel Ermansi avec Yuimen et les divinités.
"Me regardez pas comme ça. Je suis Gardienne de Yuimen, je reçois mes ordres directement de lui et c'est lui qui m'a envoyé à Sor-Tini parce qu'il pensait qu'il se tramait des choses étranges. Je n'ai fait que lui obéir."
Naémin hoche la tête, le Roi me regarde un instant avant de renoncer. La princesse quant à elle, me regarde avec des yeux de truite, comme si pour elle tout cela était impossible.
"Bref, passons. Qu'avez-vous appris là-bas ?" "Que Leona mobilisait des troupes. Des garzoks, sektegs et autres plantes par milliers. J'ai dû faire une percée dans leur troupe pour retourner sur Tahelta d'ailleurs." "Pourquoi n'êtes-vous pas venus nous prévenir directement ?" "Je ne suis revenue de Tahelta à Kendra Kâr qu'hier dans la journée. Et je cherchais un moyen de pouvoir voir Naémin. J'espérais que Bogast, le général de l'armée, pourrait m'aider, mais Erwen la sergente m'a appris qu'il n'était pas en ville. J'ai donc guetté son retour." "Et pourtant, ce n'est pas avec lui que vous êtes entrée, n'est-ce pas." "En effet, quand Anouar, ma faera, m'a prévenu que Tahelta était tombée, j'ai cherché à entrer au plus vite. J'ignorais que j'étais aussi connue en ville d'ailleurs." "Qu'entendez-vous par "Tahelta est tombée"?" "D'après ma faera, les soldats sont aux portes du château, les rues sont en proie à la bataille, et les troupes garzoks sont très largement supérieures en nombre par rapport aux armées disponibles." "La situation a l'air grave en effet. Que comptes-tu faire, Naémin ?" "Je vais aller défendre mon peuple et ma capitale." "Crois-tu que ta seule puissance sauvera ton peuple ? Ne vaut-il pas mieux rester à l'abri ? Que feront les Sindels si le dernier héritier de leur famille meurt ?" "Comme si j'allais le laisser crever."
Je n'ai pu m'empêcher de marmonner. Il croit vraiment que je suis venue chercher le prince pour le faire mourir à Tahelta.
"L'armée Sindel ne fonctionne pas comme l'armée humaine. Sans le Roi, les généraux humains reprennent le flambeau. Sur le Naora, je ne suis pas dupe, les généraux, les prêtres de Lune, doivent être trop occupés à se chamailler pour savoir qui succèdera à ma mère ou qui occupera le prochain rang de haut-prêtre pour s'occuper de l'armée. Ils ne se soucient que du prestige, que de savoir qui aurait l'armure avec le plus de dorures. Seul le Roi pouvait les allier le temps d'une bataille, ce qu'il a réussi. Il est temps de faire mon retour, car seul un membre de la famille royale peut faire bouger les choses."
Finalement pour quelqu'un ayant vécu autant de temps à l'écart de son pays, le prince est très au courant des moeurs réels des hauts fonctionnaires, comme j'ai pu le découvrir à Sor-Tini.
"Vous êtes un exilé, ils ne vous écouteront pas." "Je suis le dernier représentant mâle de la famille royale !" "J'avais cru comprendre que mâle ou femelle ne faisait pas grande différence chez vous." "En aucun cas, une altesse royale ne peut gouvernée seule, qu'elle soit mâle ou femelle. Chacun à sa fonction précise. La Reine ne peut diriger l'armée et le Roi ne peut ordonner aux Voyageurs. Ainsi ma mère devra se remarier une fois l'affaire terminée et c'est à ses fils de reprendre le rôle de son époux pendant la période de deuil. Ils m'obéiront car je suis la fils de ma mère et non pour mon rang de Prince."
Moi qui pensait que la hiérarchie chez les elfes gris était simple, je m'étais bien trompée. Manifestement, gouverner un royaume est plus complexe que ce que je pouvais imaginer.
"Je comprends mieux maintenant. Et comme vous êtes le seul représentant mâle, c'est à vous de faire ce travail et pour cela, vous devez vous rendre à Tahelta, là où les combats ont lieu." "C'est bien mon objectif."
Je m'apprête à prendre congé, ravie que le Roi laisse partir Naémin. Mais bien sûr, il fallait que la princesse intervienne, éclatant en sanglots.
"Frère, vous ne pouvez pas le laisser partir ainsi !" "Tu as entendu, c'est une nécessité. Et tu sais bien que devoir fait loi." "Naémin, tu peux pas m'abandonner. Tu avais juré de ne plus rien faire de dangereux avant d'être Roi." "Je n'ai pas le choix, ma douce. Sinon, sur quoi règnerons-nous ? Un lopin de terre, offert par ton frère ?" "Je préfèrerais régner sur une chaumière et un potager avec toi, que de me morfondre de ta mort !" "Moi aussi, tu le sais, Satina." "Reste alors ici avec moi et oublie ton peuple qui t'a renié."
Je déteste les femmes quand elles jouent ainsi avec les sentiments. Je sais, pour l'avoir vu plus d'une fois dans ma vie, que l'amour peut être une corde sensible chez n'importe quel être mortel. Ce sentiment est traître parce qu'il fait croire à son possesseur que le monde n'est que beauté, et ce rêve éveillé peut éloigner le devoir, son ennemi. Dans les yeux de Naémin, je vois clairement ce combat, il reste là, à ne savoir que dire ou que faire. Il voudrait bien rester là, tout son corps le réclame, mais manifestement un morceau de son esprit ne peut oublier sa patrie. Sa main rejoint celle de sa promise, je suis persuadée à ce moment-là d'avoir perdu et le prince, et le Naora par la même occasion, mais son autre main vient glisser vers l'arme des garzoks qu'il avait observé quelques minutes plus tôt. Son regard change brusquement, il a pris sa décision et je ne suis pas certaine que ça soit la meilleure, ni pour lui, ni pour moi, ni pour son épouse. Est-ce que le choix comporte une bonne solution d'ailleurs ?
"Je suis désolé Satina. Tu sais que je t'aime, tu sais que je ne veux que toi et que mon coeur bat au rythme du tien. Je sais que les chants des troubadours te paraîtront fades en mon absence et que leur message portant ma future gloire t'importeront peu. Tu m'aurais aimé mendiant autant que prince et peu t'importe ma gloire et mon pays. Mais je suis prince et le Naora est ma patrie. Je ne peux l'abandonner, fusse pour des yeux plus beaux encore que ceux de Yuia. Laisse-moi partir ma promise, donne-moi ta bénédiction et je lutterais de toute mon âme et de tout mon coeur pour revenir au près de toi. Donne-la moi ou je serais contraint de partir en laissant un bout de moi près de toi, ne pouvant combattre qu'avec ton accord. Satina, princesse de Kendra Kâr, laisse-moi partir avec ta bénédiction et je te promets que dès mon retour, je t'épouserais, avec ou sans l'accord de ma mère et que s'il le faut, je deviendrais un prince de Kendra Kâr."
Dehors l'aube pointe, éclairant le chateau des premiers rayons du soleil, comme si Gaïa en personne venait poser sa bénédiction sur les amoureux, à défaut de Sithi, la gardienne de notre peuple.
(En même temps, il ne croit pas si bien dire, le jeune prince.) (Quoi ?) (Il a toutes les chances de se marier sans la bénédiction de sa mère s'il continue.) (Et en Sindel courant ça donne quoi ?) (Les portes du château viennent de tomber !)
Je me lève à mon tour, avale ma tasse de thé d'une seule gorgée, sans prendre le temps de savourer et m'approche du Prince, posant la main sur son épaule.
"Naémin, ton discours était très touchant, mais si nous ne partons pas tout de suite, c'est en tant que Roi de Tahelta que tu te marieras." "Que veux-tu dire par là ?" "Les portes du château viennent de tomber !"
C'est le genre de nouvelles qui coupe toute retraite au sentiment d'amour et remet le devoir en premier plan, quoiqu'il se passait quelques secondes plus tôt. Le regard embué de la princesse change autant que celui du jeune prince qui m'en lance un des plus interrogateur, l'air de me demander si c'est vrai, si ce n'est pas qu'une manigance de ma part.
"Pars vite mon beau prince, avec ma bénédiction et celle de tous les Dieux. Je t'attendrais." "Merci Satina. Tu m'aides beaucoup."
Le prince boit sa tasse de thé, se lève, salue le Roi, sort et ordonne qu'on aille chercher nos montures. Son pas est rapide, assez pour qu'un humain marchant normalement ait du mal à le suivre avec ses grandes jambes. Nous traversons les couloirs en direction de la porte de sortie. Dans le ciel, plusieurs aynores passent, nous les voyons à travers les fenêtres. Tous, sans exception, volent vers l'Est.
"Les aynores atterrissent ici normalement, non ?" "Ce sont des réfugiés, ils vont à Lúinwë. Dépêchons-nous, le temps joue contre nous."
Nous arrivons à la porte d'entrée, deux gardes se tiennent là, dans l'aube où la ville se réveille, tandis qu'un gamin tiens nos deux montures. Ce n'est qu'après avoir reçu un pourboire de nos deux bourses qu'il consent à nous laisser nos rennes. Nous sautons tous les deux en selle et lançons nos chevaux au galop vers la grande porte de la ville.
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Je suis aussi GM14, Hailindra, Gwylin, Naya et Syletha
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