Le bâtiment émergea comme la Voile Noire était ressortie des eaux. Un courant d'air balaya la cape qui m'en bloquait la vue et l'énorme bâtisse s'imposa à moi, aussi blanche que le château mais dont l'architecture signait son origine mystérieuse, aussi épurée qu'un temple mais aucune des divinités n'était exposé sur la façade.

La fatigue accumulée depuis ces derniers jours et les épreuves ne m'aidèrent pas beaucoup à garder un certain contrôle des événements qui suivirent la découverte du temple.
Des brides de souvenirs ? J'en ai autant que de puces sur le dos d'un chien galeux. Mais le plan pour remettre les pièces dans le bon ordre ne faisait pas parti du lot.
Même ma vue ne m'offrit qu'une succession d'ombres, de silhouettes diffuses et presque vaporeuses, d'images n'ayant ni suite ni précédent logique. Rien que des morceaux de bâtiments, de corps humains se résumant à une main, un pied ou un bout de vêtements … parfois je ne savais même pas si ce que je voyais était à moi ou à un autre.
Mon ouïe ne fit pas mieux que ma vue, je m'entendais parler mais ne me souvenais pas de mes propres mots, quoi que grognements me semble plus proche de la réalité. Des cris et autres paroles plus amicales ressurgissent parfois des tréfonds de ma mémoire, mais le puzzle ne se reforma jamais entièrement.
Je me souviens en revanche que ma tête, entre la blessure et la fatigue, était un océan déchainé où les vagues s'écrasaient contre ma conscience dans un silence assourdissant … même un lendemain de nuit d'ivresse n'avait jamais transformé mon crâne en une telle caisse de résonance.


Alors que je pensais être soutenue par les jumeaux, je me retrouvais dans les bras d'un garde en habit rouge mais la vue de l'hallebarde de son acolyte me fit faire un tel bond vers une réalité où l'ombre d'un cachot me tenait compagnie pour la vie que je me retrouvais de nouveau à terre.
Une voix masculine résonna alors, si avenante et patiente que je me demandai si je ne rêvai pas … d'autant que le souvenir fugace d'avoir entendu cette même voix dans un registre plus violent et menaçant ne m'aidait pas à rester en confiance. Je sus plus tard que la menace était destinée aux jumeaux à qui les gardes avaient jadis conseillés de ne plus mettre les pieds ici.


Une légère perte de connaissance avait eu le dernier mot quant à ma confiance car je m'éveillais de nouveau dans des bras. Et la réponse à une question dont je n'ai aucun souvenir m'apprit que cet endroit était le temple des plaisirs et que je ne craignais rien. La suite ne me parvint pas car je luttais pour tenir debout et ne fis que déambuler jusqu'à la porte d'entrée où je me souvins avoir vomi. Et évidemment mon cerveau n'a pas jugé utile d'effacer ce moment précis.

Du souvenir suivant, je dirais que le mot rouge fut le seul à être resté suffisamment dans mon esprit pour en ressortir. Une grande salle aux murs blancs mais où de grandes étoffes rouges ensorcelaient ma vue, des colonnes blanches mais là aussi le rouge s'imposa à moi et la douceur de son toucher eut raison une nouvelle fois de ma conscience.

Je m'éveillais ensuite lorsqu'une main vint me tenir la tête pour que je boive … quelque chose. Un thé ou une décoction aux plantes, légèrement amer mais qui eut au moins l'avantage de me réchauffer.
J'étais allongée sur un lit aussi confortable que les meilleures couches de la Maison rouge, je sentais sur ma peau la fraîcheur et la douceur du satin et me laissais bercer par cette sensation si longtemps enviée, oubliant toute prudence.
Je vis les deux gardes se relever et je voulus les remercier avant de m'endormir mais les sons qui sortirent de ma bouche ne formèrent pas de mots intelligibles. Ils s'en allèrent et une ombre blanche passa devant moi avant de s'éclipser à son tour et …

((Oh non !))

L'impression fut aussi rapide que floue, mais mon cœur failli vaciller sur le champ.
Etait-ce mon imagination ? Ma fatigue qui me jouait des tours en mélangeant mes souvenirs ? Ou était-il vraiment là. Des cheveux longs et noirs, un visage trop elfique pour se faire passer pour seulement humain, un sourire trop chaleureux pour être honnête, un regard trop appuyé pour être innocent.
Morlet … moitié elfe noir moitié Ynorien, le rebut le plus estimé de la ville d'Oranan, le patron d'un bar pas comme les autres et chasseur de primes à ses heures, la canaille la plus chevaleresque de la ville.

Il disparût de mon champ de vision et l'angoisse s'insinua dans mes veines mais avant que je ne puisse ne serait-ce que penser à me relever et le suivre, je fermai les yeux et m'endormis malgré moi.

Le silence nous tint compagnie lorsque ma voix s'éteignit. Témoin muet d'un échange qui était loin d'être anodin. Son regard m'effleura avec douceur, comme si je n'étais qu'un mirage au dessus duquel voletaient ses pensées.
Calculatrice.
Voici le premier adjectif qui me traversa l'esprit lorsqu'elle prolongea l'attente mais rien n'était plus insoluble à cet instant que de prédire la malfaisance ou la bienveillance des réflexions et autres délibérations qui se lisaient dans ses diamants d'yeux.

Ce qui suivit fut comme un déclic intérieur. Et au risque de soit perdre mon temps soit me brûler les ailes, toute frayeur me quitta en laissant naître une sorte de nervosité électrique, de curiosité périlleuse qui anima mon visage d'un sourire guilleret.

- Pulinn ? Enchantée.
Et enchantée je l'étais. Tout autant que séduite, désarmée, nerveuse et exaltée. Aussi continuais-je sur un ton tout aussi doux que celui de mon interlocutrice et j'avais de fait décidé de ne point émettre de réserve quant au répit qu'elle m'assurait.
Un nom contre un nom, mais il manque une origine. Bien que connaître une origine n'éclaircit pas le parcours.
Si vous le permettez, j'aimerais vous proposer un autre échange. Le nom de celui qui vous a parlé de moi, la première fois au cas où il vous est arrivé d'entendre mon nom plus d'une fois et je répondrais sincèrement à votre toute première question.

Et pendant que mes mots sortaient, je réfléchissais à tout ça … personne à Kendra Kar ne connaissait mon nom, ni Pragatt', ni les jumeaux, ni le prêtre dans le temple. Et de l'identité de celui qui avait prévenu Pulinn dépendait la réelle quiétude à rester dans ces murs, dans cette alcôve … si confinée.

Mais j'en avais oublié un … et pourtant déjà à l'origine d'une première surprise heureusement sans dommage au final. Nullement une personne rencontrée d'ailleurs, juste un bout de parchemin sur lequel j'avais noté mon nom en imaginant qu'il conduirait un fouineur trop intéressé par ma personne sur le chemin des océans, noyée dans la masse de flibustiers.
((Un nom, juste un nom ! pas un visage))
Submergée par la peur que le semi-elfe entraperçut lors de mon arrivée ne soit ce satané Morlet j'avais manqué une occasion d'être moins nigaude.

Je l'écoutais m'expliquer que son savoir lui venait d'un homme dont le nom m'était inconnu bien qu'il soit probable que son visage le soit moins, un homme suffisamment confiant ou redevable pour lui fournir des informations, et dont l'acte prémédité du vol des registres aiguisait mon intérêt.
Mais malgré le manque de limpidité de la méthode ainsi que l'étonnant et non moins intriguant intérêt décelable dans son regard quant mon histoire récente, la nouvelle était la plus agréable depuis des jours et presque rassurante compte tenu de ce à quoi je m'attendais. Les souvenirs sombres de mon voyage sous les mers encore enveloppés de leur voile insondable ne purent même pas ronger la surface de ces secondes apaisantes, car de ces deux passés la prétendue chasse au trésor bien que plus lourde de sens n'était pas le plus nuisible pour mon futur proche.

Je sentais même mon corps se détendre. Les muscles moins prompt à la riposte, mon visage moins crispé et je m'installai même en tailleur sur le lit, toujours face à l'elfe et ouvrai mon sac dans l'intention de chercher l'objet à lui rendre de la part des jumeaux.

- Secret en votre seule possession en tout cas , ce qui vous donne un avantage sur tous ceux qui d'aventure s'intéresseraient à ce qui s'est passé. D'autant que votre … ami, vous a peut être déjà beaucoup renseigné sur les événements là bas … en plus des participants.
Et pour confirmer ce que vous aviez deviné sans mal je venais effectivement tout droit d'Ynorie, où la rumeur d'une course au trésor débutant à Kendra Kar s'était répandue.
Et qui n'a pas un jour rêvé de trouver un trésor ? Une évidence dit dans un sourire forcé et bien loin de mes propres raisons.
Mais je m'écarte de mes devoirs envers vous et vous dois une réponse.

Je sortis alors de mon sac le paquet du dessus. Mon attention entièrement tournée vers ma discussion avec l'elfe et l'observation des gens proches, je m'étais contentée de chercher à tâtons mais avais ressorti du sac deux objets dont l'un eut raison de ma dite attention et me fit sursauter.
Des gants aussi magnifiques qu'étranges où de l'eau s'écoulait continuellement, mais je m'aperçus vite que mon sac n'était pas trempé, et mes mains étaient sèches malgré le contact direct avec le tissu noyé.
J'en perdis même mon éloquence pendant quelques secondes et mes yeux allaient et venaient entre l'elfe et les gants.

- Je … (mais) euh (d'où ça vient). Je … (passe, passe) euh désolée. (une chose à la fois) Je suis venue ici vous remettre un message de la part de deux jeunes gens, des jumeaux que vous aviez invité dans votre demeure et qui n'ont pas su respecter les plus simples des règles de courtoisie, et vous rendre un objet qu'ils ont emprunté plus à cause de l'effet désastreux que l'alcool a sur leur morale que par intention de vous nuire.
Je lui tendis le paquet d'une main et de l'autre soulevai le tissu pour lui présenter le miroir bordé de blanc, ou en tout cas ce qu'ils nommèrent ainsi car rien ne s'y reflétait.
Ils vous présentent leurs plus sincères excuses et vous font dire qu'ils sont prêts à faire ce qui vous semble nécessaire afin de se racheter.

Comme s'il s'agissait des mes propres excuses, j'exécutais une révérence par instinct, ou habitude si j'y réfléchis bien. A genoux face à elle, les fesses sur les pieds, les bras vers l'avant au dessus de ma tête penchée et les mains plates sur lesquelles reposait le miroir.
Une attitude parfaitement Ynorienne, si ce n'était mon regard toisant ces mystérieux gants alliant métal et tissu vert émeraude et dont l'eau ne cessait de s'écouler sans une trace même infime sur le tissu de ma tunique.