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Tel que je m’y suis attendu, les gardes de la rose en poste devant l’entrée du temple ne semblent pas surpris de ma présence. Tout le monde ici est déjà au courant de mon retour, de mon arrivée. Ils me sourient poliment, me laissant entrer avec respect. Ils ressemblent plus à des agents d’accueil qu’à des gardes, des soldats chevronnés. Et ce depuis ma première visite. Leurs longues hallebardes, jamais je n’en ai vu un les utiliser. Sans leur adresser la parole, me contentant de les saluer d’un signe de tête, je pénètre l’édifice qui m’a aidé à grandir au sein de la société kendrane. Qui m’a, un peu, fait avancer dans ma quête personnelle, par trop secondaire, depuis quelques temps… Mais il est des choses plus urgentes à réaliser que de se pencher sur les fantômes d’un passé certes trouble, mais révolu.
Prévenir Pulinn de ce que j’ai vécu ces derniers jours en fait partie. Elle le sait comme moi. Aussi ne suis-je pas surpris de la voir avancer vers moi, au centre de l’allée principale du Temple, marchant de sa démarche chaloupée entre les chandeliers émanant leur douce senteur florale sucrée. Son visage, je ne parviens pas à le décrypter. Maîtresse de ses expressions, elle arbore un sourire faible, mais présent, mêlé de soulagement et de reproche taiseux.
« Quelle idée de partir ainsi sans prévenir… »
« Hé bien, tes minions n’ont pas réussi à me suivre à la trace, cette fois ? »
Nous nous approchons, et arrivée à ma portée, elle m’enlace de ses bras nus et doux. Sa robe légère, en voiles superposés à la transparence calculée, la met en valeur, une fois de plus. Elle est belle. Terriblement belle. Elle presse sa poitrine contre moi, et s’écarte pour me glisser un baiser sur la joue.
« Je ne te fais pas suivre, Cromax. Mais je n’avais plus de nouvelles. Je me suis inquiétée. »
« Je n’ai pas eu l’occasion de te prévenir… »
Je passe une main sur la marque du collier contre mon cou. Plus tatouage incrusté dans la peau que réel collier, il est néanmoins toujours présent, même si ses pierres de contrôle mental ne sont plus actives. Elle le remarque, et m’attire à l’écart, vers une alcôve des côtés du Temple, où nous pénétrons pour nous asseoir confortablement, à l’abri des indiscrets. C’est elle qui prend la tête de la discussion, en emboitant sur le sujet de mon absence.
« On raconte qu’un elfe gris, grand combattant, tueur sanguinaire et sauveur d’esclaves omyrhiens aurait survécu à un tsunami au nord du continent, après avoir déjoué un plan de Crean Lorener… J’ai directement pensé à toi en apprenant ça, mais… J’ignore quelle est la part de vérité et de mensonge dans ces mots. »
Je suis surpris de constater que les nouvelles, les rumeurs, vont si vite. Non sans un élan de fierté sur mes propres actions passées, j’affirme :
« Tout est vrai. J’ai amené à la destruction une île artificielle créée par les Treize pour expérimenter leurs créatures et… ces colliers. »
Je lui montre une nouvelle fois ce qui enserre mon cou, et poursuit alors qu’elle opine sentencieusement du chef.
« Un collier de puissance accrue et de contrôle mental. Voilà pourquoi je n’ai pu prévenir de mon départ. Nous étions nombreux à en posséder, et tous nous avons été forcés de nous rendre en urgence sur cette île, où ils voulaient nous soumettre à leur volonté. Aidé de plusieurs aventuriers, d’une armée d’esclaves libérés, j’ai déjoué le plan de Crean en détruisant la source de son pouvoir de contrôle, ce qui a amené la destruction de l’île, et la création du tsunami ayant dévasté la côté nord de Nirtim. Nous sommes plusieurs à en avoir réchappé, mais… je suis parti seul jusqu’ici. Sous la menace du Dragon Noir d’Oaxaca, nous avons eu la vie sauve… Une chance de fuir avant d’être tué. J’ignore ce qu’il est advenu des autres… »
Elle pose une main sur mon avant-bras, consciente de mon intérêt pour cette question.
« Je me renseignerai. Comment as-tu semé le dragon ? »
Je dois lui mentir, cette fois. Ou en tout cas lui cacher la vérité. Je ne peux affirmer avoir survécu en faisant un marché avec la Reine Noire en personne.
« C’est un dragon élevé par Sisstar… Je crois que mes rapports avec elle sont bien plus complexes que la haine pure… Le monstre ne m’a pas poursuivi. Et j’ignore si c’est une bonne chose. »
Elle reste pensive, face à cette hypothèse… Et finit par planter son regard de perle dans le mien.
« Et Lillith ? »
« Lillith ? »
Je ne comprends pas sa question… Elle le voit, et s’explique.
« Il est parti à ta recherche lorsqu’il a appris ta disparition. Depuis, je n’ai plus aucune nouvelle de lui. L’as-tu vu, sur cette île ? »
Lillith, disparu ? Perdu dans le néant pour m’avoir cherché ? Je ne peux le croire…
« Non. Il n’était pas sur l’île. »
À vrai dire, il aurait pu l’être, sans que le voie… Mais ça signifierait qu’il y aurait péri, et cette idée n’est pas acceptable. Vraiment pas. Je refoule ces pensées en me disant qu’il a sans doute d’autres choses personnelles à régler, loin de l’influence directe du Temple. J’embraye sur un autre sujet…
« En revanche, j’y ai croisé une Amante. Madoka. Elle y a perdu la vie, je le crains… »
Le trouble passe par les yeux de l’elfe blanche. Elle sait de qui je veux parler… mais ne se prononcera pas plus sur la question. Je poursuis donc sur un nouveau sujet, encore…
« Que s’est-il passé ici, pendant mon absence ? »
« J’imagine que tu as entendu parler de la crise à Oranan ? Oaxaca menacerait sérieusement la ville. Si ces menace sont fondées, et se concrétisent, cela changerait fondamentalement le visage de Nirtim, et l’issue de la guerre. »
« Je suis au courant, oui. Mais ce n’est pas mon combat. Pas… pour l’instant, du moins. Après ce que j’ai vécu, j’ai un peu besoin de me recentrer… Je pense retourner à Tulorim, voir comment la ville évolue. Si on se souvient de moi à la milice… J’ai besoin de retrouver mes racines, un moment… »
Elle ferme doucement les yeux.
« Je comprends. Si tu vas à Tulorim, présente-toi à notre représentant sur place : Zarnam. Tu ne le connais pas encore… »
« Comment le trouverais-je ? »
Une esquisse de sourire se précisa sur ses lèvres.
« Il s’occupera de ça, je pense… Il est un peu rustre, peut-être. Ne le juge pas trop hâtivement, il est entièrement dévoué à notre cause. »
Zarnam, donc… Une sommité des Amants que je n’ai pas encore rencontrée.
« J’irai le voir, et me présenter à lui. Mais… demain. D’ici là, je compte bien profiter de la soirée. Voilà longtemps que je n’ai plus fêté quelque chose, à Kendra Kâr… »
« Et que fêtes-tu ? »
« La vie, pardi ! »
Nos sourires sont semblables… Nous nous comprenons. Avant de me laisser à mes propres préoccupations, elle me précise une dernière chose :
« Quand tu prendras la mer, voyage sur l’Allégresse. Il sera affrété pour toi. »
Et elle quitte la couche de l’alcôve, sans plus de commentaire… Elle était, curieusement, moins lascive que par le passé. Peut-être s’est-elle lacée que je la repousse… Ou est-ce justement dans son jeu de séduction, de jouer la soudaine indifférence. Quoi qu’il en soit, je ne m’en préoccuperai pas plus ce soir. Je quitte le Temple, prêt à profiter de ma soirée, déchargé de toute obligation…
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