Azra s'enfonça dans des ruelles de plus en plus sombre et s'efforça de prendre un air assuré.

(Ce n'est pas le genre de quartier où il faut avoir l'air faible !)

Bientôt, il arriva à un genre d'immeuble avec des arcades qui permettaient de se glisser en dessous. Il laissa échapper un soupir de soulagement : Il avait trouvé le lieu indiqué.
Il entra dans la place ténébreuse et encombrée de détritus. Ça et là, dans divers recoins, se terraient des hommes encapuchonnés de noir. L'un d'eux avait une étale, ce qui signifiait qu'il devait s'agir du marchand. Azra faillit éclater de rire en pensant que toute ses précautions n'existaient que pour les objets qui se trouvaient sur cette table d'un mètre par deux, il se retint, estimant que ça serait sans doute mal vu.

« Qui t'envoie ? » demanda le marchand.

« Hum... le mage Tirassin. »

« Ça fait un peu trop longtemps qu'on l'a pas vu, celui-là... hum... Bon, qu'est-ce que tu veux. »

« Je veux... »

Il fut bousculé et jeté à terre tandis qu'une voix féminine terminait d'un air hautain :

« … une potion de fluides de l'ombres ! »

Le jeune garçon leva un regard où se mêlait la stupeur et la colère :

« Aléria ? »

La fanatique de Thimoros l'ignora et se dirigea vers le marchand qui fouillait déjà dans ses affaires pour en sortir une petite bouteille rempli de liquide sombre. Elle se tenait bien droite, arborant fièrement ses scarifications, semblable à une reine dans son palais.

« Bien sûr, mademoiselle, répondit-il cérémonieusement. C'est toujours un plaisir de faire affaire avec les vôtres. »

Azra était déjà debout et, saisissant la fanatique par les épaules, il l'écarta brutalement de son chemin.

« J'étais là avant ! »

Elle lui retourna un coup de poing qui l'envoya a terre, grondant :

« Menteur ! Tu es un minable, tu es forcément arrivé en dernier ! Je serais bientôt chevalier du chaos, et alors je ne verrais même plus les misérables larves dans ton genre ! »

« Mais... »

« Tu ramperas à mes pieds rien que pour me demander de te donner la mort ! »

Le garçon, la mâchoire douloureuse, décida qu'il ne servait à rien d'insister, il se contenta de maugréer tandis que la jeune femme achetait sa potion et que les gardes du corps du marchand ricanaient devant leur comportement de gamins. De fait, il se sentait un peu bizarre, beaucoup plus vexé qu'il n'aurait dû l'être par le comportement d'Aléria. Soudain, Chandakar se fit entendre, avec une voix qui semblait curieusement enfantine :

(J'la déteste, cette fille ! Je vaux dix fois plus qu'elle le prétend !)

Furieux, Azra se borna à répondre :

(Tais-toi, misérable feu follet ! Je t'ai déjà dis que j'étais le seul maître ici ! Va pleurnicher ailleurs !)

Les épaules bien droites, il se leva et revint vers le marchand en donnant un coup d'épaule à la fille qui lui répondit par un revers qui faillit le renvoyer par terre. En ricanant, elle s'en alla tandis qu'Azra lui lançait :

« Fout le camps ! T'es vraiment trop bête ! »

(Mais vas-tu cesser de te comporter comme un enfant ? gémit Chandakar. C'est lassant à la fin !)

Azra ne répondit pas, il était pris d'une subite crise de migraine. Et se tourna vers le marchand avec une tête des mauvais jours :

« La même chose pour moi... »

L'altercation entre Azra et la dame ne fit aucunement peur au marchand, il était habitué à ce genre de comportement dans ce quartier plutôt malfamé. Au contraire, il lui donna un avertissement sévère.

"La prochaine fois tu règleras tes comptes avec ta bonne femme à l'extérieur de ma boutique, si tu avais abîmé mon matériel, cela t'aurait coûté très cher. "

Cela dit d'un ton mençant, il sortit une fiole remplie d'un liquide sombre et la déposa sur la table.

"Cela te coûtera 110 yus "

« Ce n'est pas ma femme, ronchonna le garçon d'un air boudeur, je la déteste et puis elle est trop nul... »

Il prit la somme demandé et la tendit au marchand qui semblait ne pas en croire ses yeux ni ses oreilles de se voir servir des fluides d'obscurité à un pareil gamin.
D'ailleurs, Azra n'en revenait pas non plus. Pourquoi se sentait-il tout bizarre ?
Il repartit bien vite. Il fallait qu'il oublie au plus vite cette scène ridicule et se rende à la haute tour de thaumaturgie.
Et ces foutus maux de têtes qui allaient en s'amplifiant...

Migraine...

Le jour encore chaud déclinait subtilement. Les docks, bondés dans la matinée, étaient désormais relativement vides, bien que l'activité n'y cessât jamais vraiment, puisque même les nuits y étaient mouvementées. Toujours encapuchonnée, je restai un instant immobile, face à la mer, prise d'une étrange pulsion de la reprendre. Les voyages avaient cet aspect agréable qu'est la curiosité, l'appréhension, quant à la prochaine escale, le prochain levé de soleil... Chaque jour est une routine et pourtant une aventure, entre ciel et mer il n'y a que les intempéries pour vous entraver, et en cas d'hésitation, il n'y a qu'à se laisser porter vers de nouvelles côtes... Yui savait comme je n'étais pourtant pas spécialement prédestinée à avoir le pied marin mais quelque chose dans la houle me grisait comme rien d'autre ne savait le faire. Puisqu'on ne voulait guère de moi à Kendra-Kâr, peut-être gagnerais-je à voguer vers de nouveaux horizons...

A peine arrivée, je songeais déjà à repartir. Jamais je n'aurais pensé ceci possible mais la rancœur a cette curieuse façon de vous pousser à tout abandonner et à prendre la route d'un air rageur, en réalité boudeur. Serait-ce un caprice ? Une mauvaise idée ? Pourtant rien ne me retenait ici et j'étais suffisamment maîtresse de moi-même - et armée - pour me sortir d'un éventuel faux-pas. Le mercenariat ne m'avait guère plu, mais peut-être le mercenariat marin pourrait-il me plaire d'avantage.

Pensive, je m'installai au coin d'une bâtisse basse servant manifestement d'atelier de reprisage de voiles et filets, hissée sur une pile de caisses pour mieux admirer l'onde.

Azra avait pris une bonne... enfin une bière à la taverne des sept sabres. Il n'avait pas l'esprit plus claire, et en plus, il avait maintenant mal au ventre. Il essayait de remettre de l'ordre dans ses idées et se dit que marcher prêt de la mer, loin de l'atmosphère surchargée de la ville l'aiderait.
Cela était vrai. Il montait des flots une odeur agréable et il sentit son esprit s'ouvrir, se libérer. Il s'assit sur une borne d'amarrage.
Il ne se sentait pas coupable de la mort de Taomar, cet imbécile pontifiant l'avait mérité.
Il ne se sentait pas coupable non plus vis à vis de Tirassin. S'il n'avait pas fuis, il serait mort, lui aussi.

Alors pourquoi se sentait-il vidé ?

Peut-être parce qu'il en avait marre de cette vie de perpétuel sursis. Peut-être parce qu'il n'en pouvait plus de voir les problèmes s'accumuler ?
Il reprit son chemin le long des quais, encore plus déprimé qu'à l'accoutumé. Il ne fallait peut-être pas trop y penser. Il avait juré de détruire ce fichu monstre des égouts et il allait le faire. Il trouverait un moyen.

Tandis qu'il se rassurait par ces certitudes, il remarqua une femme assise plus loin, le visage dissimulé sous sa capuche, elle semblait aussi pensive que lui, du moins de ce qu'il en voyait. Il n'aurait pas fait plus attention à elle si autre chose d'inattendu était survenu au même moment : Rendrak et une dizaine d'hommes de son gang surgirent d'une petite ruelle.
L'énorme liykor à la fourrure infesté de vermine se dirigeait avec assurance vers la jeune femme. Il n'avait visiblement pas remarqué Azra.
Avec une précision dont Azra devina qu'il l'avait enseigné à ses hommes, Rendrak les disposa d'un signe en arc de cercle pour acculer sa cible au bord du quai. Plus il le voyait, plus Azra le soupçonnait d'avoir été soldat à une époque.

Le liykor se pencha sur la femme pensive et gronda d'un ton qui se voulait poli :

« Madame, je dois vous informer qu'il est dangereux de fréquenter les docks à cette heure... Et que ce conseil amicale vaut bien votre bourse ce me semble. Cela vous semblera désagréable sur le moment, mais plus tard, vous me remercierez de cette leçon de prudence ! »

Visiblement, il n'avait pas mentit au garçon en parlant de son sens de l'honneur, assez bizarre au demeurant : seul ses compagnons semblaient croire à une blague. Lui, semblait vraiment vouloir croire qu'il rendait un service et qu'il voulait que les choses se passent au mieux.
Azra sourit et décida d'observer la suite, la belle mélancolique allait-elle hurler de terreur devant ce colosse bardé de griffes et de crocs qui, quoiqu'il en pense, était quasiment incapable de paraître aimable ?

Lorsqu'un groupe dirigé par un Liykor parvint à la limite de mon champs de vision, je posai sur eux un regard distrait dans lequel perçait une pointe de curiosité ; je n'avais jamais fréquenté de ces créatures et me demandai si leur mauvaise réputation et toute aussi infondée que la mienne ou s'ils étaient aussi bestiaux, dans tous les sens du terme, que le présumait la plupart des gens. Lorsque ceux-ci se déployèrent en arc de cercle face à moi j'étouffai un juron. Quoi qu'ils me voulurent ce n'était sûrement rien de bon ; la tranquilité semblait décidée à me fuir en ces terres...

« Madame. » commença celui qui devait être le meneur de la petite troupe, « Je dois vous informer qu'il est dangereux de fréquenter les docks à cette heure... Et que ce conseil amical vaut bien votre bourse ce me semble. Cela vous semblera désagréable sur le moment, mais plus tard, vous me remercierez de cette leçon de prudence ! »

Son ton policé mais ferme me laissa comprendre que s'il menait des activités peu recommandables il n'était en revanche pas un amateur de violences gratuites. A moins que ce ne fût parce qu'il y avait tout de même encore trop de monde à cette heure-ci sur les docks pour se donner en spectacle et qu'il ne souhaitait pas se donner la peine de m'emmener à l'écart s'il pouvait éviter une telle perte de temps... Ils étaient dix. Dix liykors armés et en bonne forme, visiblement décidés à me délester de ma bourse.

Je me félicitai que ma cape masqua aussi bien mon visage que mon arc car je leur paraissais de fait désarmée. J'hésitai un instant sur la manœuvre à effectuer : Inutile de tenter d'user de mon arc, glissé comme il l'était dans les plis du vêtement j'aurais eu grande peine à l'en tirer et aurais perdu tout effet de surprise. Le fouet serait pratique pour faire une trouée et s'échapper mais je ne m'en servais qu'en dernier recours. L'arbalète ? L'arbalète. Appeler à l'aider aurait été aussi vain que de poser la question franchement aux passants : Me feriez-vous l'honneur de venir mettre vos nez dans mes affaires pour risquer votre peau ? Quant à leur confier ma bourse, à vrai dire je n'y songeai pas un instant.

De ma main gauche, dissimulée par le lourd drapé doublé de fourrure de ma cape je cherchai à tâtons dans ma besace ladite arbalète au bois rouge comme le sang. La saisissant enfin je raffermis ma prise dessus sans pour autant la dégager, pour éviter que les voleurs ne la vissent. De ma main droite, que j'agitai en circonvolutions fantasques autant pour la mise en scène que pour les distraire, je tirai mon capuchon en arrière, leur révélant un visage aussi clair et délicat que la lune cependant strié de cicatrices peu accommodantes que seule une guerre peut laisser. En outre, peut-être m'auraient-ils déjà vu ou auraient-ils entendu parler de moi ; si ce qu'on disait de moi pouvait le dissuader de s'en prendre à ma personne, alors j'aurais eu tord de m'en priver...

« Je vous en remercie monseigneur, » lui répondis-je avec grand respect, « je tâcherai de me montrer vigilante. Il y a des années que j'arpente ces docks mais il vrai qu'on y fait encore parfois de mauvaises rencontres. »

A ces mots, faisant mine de ne pas avoir complètement saisi ses sous-entendus et jouant l'âme charitable, je pris un yus dans ma bourse que j'envoyai d'une pichenette tournoyer dans la paume que le malotru avait tendu pour appuyer ses dires.

La femme se leva d'un geste élégant et fit face au groupe. Sa main fourrageait doucement sous sa cape, comme si elle était un peu nerveuse, ce qui se comprenait parfaitement étant donné la situation !
Puis, elle fit basculer sa capuche. Sous les yeux incrédule d'Azra, c'est un visage d'elfe qui apparut. Il n'avait pas rencontré beaucoup d'elfes dans sa vie, en fait, rien d'autre que quelques individus croisés dans la rue dont il avait deviné d'après les descriptions que c'en était...
Il s'agissait là d'une elfe assez belle, ce qui tira une grimace maussade au garçon, mais elle avait l'air fatigué et usé de qui a déjà vécu bien des combats et bien des peines. D'ailleurs, elle arborait quelques cicatrices.

« Je vous en remercie, messeigneurs, dit-elle d'une voix douce, je tâcherais de me montrer vigilante. Il y a des années que j'arpente les docks mais il est vrai qu'on y fait parfois encore de mauvaises rencontres. »

La voix était posé, presque innocente, et Azra faillit rire de sa naïveté. Plusieurs brigands rirent franchement. Mais le jeune homme se fit bien vite la remarque que cette femme avait l'air d'une dur à cuir et que ses mots pouvaient être interprétés d'une autre manière : les mauvaises rencontres ne sont pas forcément celles qu'on pense...

Rendrak dû se faire la même remarque car son poil se hérissa dès qu'elle baissa sa capuche et lui répondit. Il gronda à ses sbires :

« Silence ! C'est Siwih, l'archère. »

Aza ne connaissait pas ce nom mais il sembla refroidir les hommes. Le liykor reprit la parole, sans même accorder un regard à la misérable piécette qu'elle lui avait lancé :

« Je vous prierais de cesser de remuer votre main dans votre cape et de la tenir bien en vue... Vous avez fait parti de l'armée de Kendra Kâr, n'est-ce pas ? Moi aussi... Allons, ne vous moquez pas de moi car c'est là quelque chose que je n'aime pas. Désolé de rendre votre journée plus mauvaise qu'elle ne l'a été mais, je compte quand même prendre votre argent, je gage que quelqu'un comme vous en à bien un peu à distribuer à quelques miséreux... »

Le commentaire fit rire les autres mais Azra sentit, comme Rendrak et sans doute la dénommé Siwih, que la tension était montée d'un cran. Le liykor avait ses mains griffues prêtes à frapper tandis que la femme arborait un air faussement décontracté de mauvaise augure.
Le jeune homme se demanda s'il devait intervenir. Il fit un pas en avant...
Mais c'était risqué : si même Rendrak semblait la redouter, ce n'était peut-être pas une bonne idée de l'affronter... Et puis, frapper une femme ça ne se fait pas. Enfin, sauf Aléria, bien sûr, mais c'était autre chose.
Il décida d'attendre encore un peu pour voir la suite.

D'un geste aussi vif que maîtrisé je dégageai l'arbalète de sous ma cape et y logeai deux carreaux, prêts à s'enfoncer dans le coeur des deux premiers individus qui oserait s'approcher d'un peu trop près. Par ailleurs le drapé de ma cape de fait rejetée sur le côté laissa étinceler la robe de mithrill que j'avais pris grand soin de renfiler une fois sortie des cachots.

« Je vous en prie, repris-je d'une voix cinglante chargée de dédain, épargnez-moi donc la peine de devoir fourrager dans vos cages thoraciques afin de récupérer mes munitions une fois que vous aurez tous péri. Cette idée me révulse d'avance et je doute qu'elle vous plaise d'avantage. »

J'aurais aisément pu en tuer quatre avant que les six n'aient le temps de réagir mais je souhaitais éviter les ennuis, et laisser des cadavres sur le port, même des cadavres de voleurs, était rarement bien vu... Toutefois, s'il s'en prenaient physiquement à moi alors il s'agirait de légitime défense, auquel cas tout me serait permis.

« FOUTEZ-MOI LE CAMPS ! » finis-je par rugir. Mon sang commençait à bouillonner et je risquais de ne pas pouvoir rester diplomate longtemps.

Le geste de l'elfe fut si vif que même Rendrak ne réagit pas à temps. Elle avait soudain son arbalète dans la main, dévoilant au passage une cote de maille étincelante. Rendrak et les bandits eurent un mouvement de recule, son geste avait été si rapide qu'il en était à peine visible !

Avec un mépris évident, elle leur signala qu'elle n'avait aucune envie de salir ses mains et ses flèches dans leur cadavres. Malgré son désavantage évident, Azra ne put s'empêcher de penser qu'elle pourrait bien réussir à tous les neutraliser, après tout, une fois Rendrak à terre, le reste ne serait pas dur à éliminer...
La femme conclut par un formidable « Foutez le camps ! » qui en disait long sur la rude journée qu'elle avait dû passer.

Azra ne put retenir un éclat de rire sonore devant les mines interdites des bandits :

« Hé bien, Rendrak, tu t'es planté de cible, on dirait ! Allons, tout le monde se calme ! Mon ami, j'ai besoin de ton aide pour une mission qui rapportera gros et, apparemment, ne sera pas beaucoup plus dangereuse que d'attaquer cette 'Siwih' ! »

Il s'approcha, du groupe, la majorité des brigands semblaient maintenant complètement dépassés. Il avait presque honte pour le liykor de se coltiner une pareil bande d'imbéciles... Ce dernier sembla se détendre un peu en le reconnaissant, mais garda un œil aux aguets sur la femme.

« Allons, poursuivit-il d'un ton plus las à l'intention de l'archère. J'ai eu une journée fatigante et désagréable alors si madame voulait bien ne pas transpercer mon ami à poils... »

A ma grande surprise ce fût un jeune homme émacié à la tignasse noire désordonnée et aux yeux d'un bleu déstabilisant qui calma le jeu. Celui-ci, qui, je le réalisai alors, était en marge de mon champs de vision depuis le début, apostropha le liykor comme s'il le connaissait personnellement, ce qui se confirma avec la mention du nom de ce dernier et la détente partielle de la créature. La façon dont le jeune homme intervint m'irrita profondément, ce qui ne s'arrangea pas avec sa dernière remarque, qui m'était adressée :

« J'ai eu une journée fatigante et désagréable alors si madame voulait bien ne pas transpercer mon ami à poils... »

« Vous m'en direz tant. » lâchai-je froidement sans vraiment quitter le liykor du regard.

J'aurais dû lui être reconnaissante de tenter de dévier l'altercation vers une toute autre affaire, mais la longue journée que j'avais moi-même passé avait désormais consumé jusqu'aux dernières miettes de diplomatie et de retenue.

Elle lui lança à peine un regard, apparemment exaspérée, et un « Vous m'en direz tant... » particulièrement mordant. Ce qui eut le don d'énerver quelque peu le jeune homme. Pas la peine d'être un grand clerc pour deviner qu'il s'agissait là d'une noble d'importance. Certes, il était évident que ce n'était pas une précieuse qui vivait dans le coton et, en d'autres circonstances, il serait simplement parti avec quelques grossièretés. Mais là, il se sentait comme face à une gosse de riche qui raillerait ses airs de mendiants, aussi, il répondit par une courbette pleine d'ironie :

« Oh, je vous demande pardon, gente dame ! Je ne voulais pas froisser votre ineffable susceptibilité ! Je me doute bien que je ne suis à vos yeux qu'un vulgaire mendiant, un moins que rien qui sali ce magnifique panorama sur l'océan... Peut-être d'ailleurs, serais-je plus en accord avec la définition que vous vous êtes déjà faite de moi si je me joignait à mes amis pour vous détrousser... »

Il laissa ses paroles faire effet quelques secondes, avant d'ajouter :

« Mais je suis fatigué et j'ai d'autres choses à faire que montrer à une noble prétentieuse les quelques talents d'un misérable et pitoyable petit vagabond... Maintenant, si vous n'avez rien d'autre à dire, veuillez vous retirer pendant que j'essaie de sauver cette ville, et vôtre charmant minois par la même occasion. »

(Mais qu'est-ce qui me prend de parler comme ça ?)

Il sursauta violemment en entendant un cri. Il jeta des regards stupéfaits autour de lui avant de comprendre qu'il s'agissait de Chandakar. La liche se réjouissait :

(Nous l'avons perçu ! Nous l'avons perçu pour la première fois ! Tu te met à parler comme moi, et moi je parle comme toi ! Bon, au moins, maintenant, je pourrais observer le phénomène de la fusion de nos esprits en directe et tenter d'y remédier... Hum... Ne t'occupe pus de moi, j'ai à faire...)

Azra regarda autour de lui, un peu perdu. Visiblement, tout le monde se demandait ce qui lui avait pris. Il rougit de honte en espérant qu'ils n'y feraient pas plus attention.

« Bon, maintenant, si tout le monde pouvais baisser ses armes. Vous allez finir par attraper des crampes. »

Rendrak hésita, puis commença à baisser ses mains griffues, conservant néanmoins la pièce que lui avait jeté la femme.

Je soupirai, exaspérée par l'air de victime du jeune homme. Comme si son apparence avait quelque chose à voir avec mon comportement, comme si ceci avait affaire avec notre situation.

« Pauvre garçon ! Nul d'autre que vous ici ne se soucie de votre personne et de son allure. Vous vous donnez de grands air mais rougissez comme un enfant de votre propre impertinence ! Je n'ai d'ordres à recevoir de personne, et surtout pas de vous. J’imagine que votre cher ami à crocs s'accordera avec moi sur ce point. Allez donc parader ailleurs et laissez-moi en paix ; si ma présence vous chagrine, accommodez-vous-en ou mieux fuyez-la. Par ailleurs vous trouverez sûrement meilleure place pour conclure vos douteux marchés, ce n'est pas moi qui vais vous apprendre la discrétion... »

Si le liykor et ses suivants, bien que peu convaincants dans leurs frusques en lambeaux, avaient au moins pour eux le sérieux, le jeune énergumène en revanche nous jouait une scène dont la théâtralité n'avait d'égal que le ridicule.

« Pauvre garçon ! Nul d'autre que vous ici ne se soucie de votre personne et de son allure. Vous vous donnez de grands air mais rougissez comme un enfant de votre propre impertinence ! Je n'ai d'ordres à recevoir de personne, et surtout pas de vous. J’imagine que votre cher ami à crocs s'accordera avec moi sur ce point. Allez donc parader ailleurs et laissez-moi en paix ; si ma présence vous chagrine, accommodez-vous-en ou mieux fuyez-la. Par ailleurs vous trouverez sûrement meilleure place pour conclure vos douteux marchés, ce n'est pas moi qui vais vous apprendre la discrétion... »

Les paroles percutèrent Azra en plein cœur. Une rage féroce naquit en lui. Pour qui se prenait-elle ? Chandakar revint à la charge, cette fois-ci avec fureur :

(Non mais elle se fout de nous, là ? Ahrrr... Laisse moi prendre le contrôle de ton corps ! Je vais l'exterminer, la réduire en cendre !)

La migraine frappa avec fulgurance. Azra grimaça et se prit la tête entre les mains.

(Laisse tomber ! Mon corps n'a pas ce pouvoir !)

(Moi je l'ai ! Quand comprendras-tu ? Je suis l'éternel, le tout puissant ! Soumet toi à moi et tu verras le monde à genoux devant nous !)

Bataillant férocement avec cette conscience étrangère. Il se dit qu'il fallait mieux tourner les talons. Rendrak intervint, voyant le malaise du jeune homme :

« N'en fait pas si grand cas. Elle a été accusé de meurtre il y a peu, sans doute à tort... Maintenant, partons... elle n'en vaut pas la peine. »

Alors que le garçon envisageait d'obéir, son hôte rugit :

(Tu ne peux pas laisser un tel affront passer, je ne le permettrais pas !)

C'est alors qu'une petite voix qu'il n'avait jamais entendu retentit :

(Ne l'écoute pas... Il n'a pas à te dicter ta conduite...)

Étais-ce une voix intérieur ? Un dédoublement de personnalité ? Il ne serait plus à une tare mentale prêt après tout...
Il se redressa alors, dans un état de calme étrange, comme coupé du monde. En équilibre. Il regarda l'archère et les brigands qui avaient reculés de plusieurs pas, ne sachant que faire.

Silence.

Une année entière sembla passer ainsi, dans un état de plénitude qu'il n'avait jamais connu.

Il plongea le regard dans les yeux de l'elfe. Il y vit de la douleur et de l'amertume. D'une certaine manière, elle lui ressemblait. Pendant un instant, l'infime trace d'un doux sourire passa sur son visage et disparue comme elle était venue.

Il continua à la regarder, silencieux, ne rêvant que de voir cet instant perdurer à jamais.

Le jeune homme manqua de peu s'étrangler de rage, me décochant un regard brûlant de haine mais aussi rapidement que la situation avait dégénéré celui s'était soudainement calmé et plongea en moi un regard irradiant serein, presque absent, tandis qu'un sourire béat étira subrepticement ses lèvres. Perplexe, je soutins son regard, ne sachant à quoi pouvait être dû un tel revirement et si ceci était de bon ou mauvais présage.

Tendue, j'avais cependant baissé mon arbalète et attendis patiemment qu'ils s'en aillent tous ou que quelqu'un se décidât à entamer les hostilités.

« Euh... Bon, moi je vais y aller, hein... »

Cela brisa le rêve et Azra se tourna vers lui, maintenant parfaitement calme.

« Retrouve moi demain matin à l'auberge des sept sabres... »

« Euh, si tu veux. Aller, on s'en va, les gars ! »

Sans un regard pour l'elfe, le gang du liykor se retira. Azra se passa une main sur la nuque, puis remarqua que la dénommé Siwih le regardait toujours.

« Bon, bah, au revoir m'dame ! » lança-t-il.

Il remarqua aussitôt que le parlé ampoulé de Chandakar avait quitté sa voix, ce qui le combla de joie. Tout était oublié, et il fut même à deux doigts d'en rire. Il ajouta :

« J'ai des choses à faire, et vous aussi sûrement... On a chacun son but, de toute façon. Mais au final, nous sommes tous égaux devant Phaïtos ! »

Il tapota son bracelet en forme de corbeau pour souligner ses dires et se retira vers les sombres ruelles.

Tout de même... quelle fille étrange et arrogante ! Tout ça parce qu'elle avait été accusé d'un crime ? Bah, y a pire, dans la vie ! N'empêche, il avait réussi à contenir la rage de Chandakar avec efficacité... Mais en même temps, jamais il ne l'avait vu aussi hargneux ! Et cette voix qui lui avait parlé...
Il secoua la tête et partit se chercher une chambre à l'auberge de la torture guerrière. Il avait besoin de repos... Quand pourrait-il enfin passer une journée tranquille dans cette fichue ville ?