Le lendemain de son arrivée à Tulorim, elle déambulait parmi les ombres mouvantes de la cité, fantôme hantant les lieux inexorablement liés à son passé. Rien n’avait changé en deux années d’absence, le temps n’avait pas eu de prises sur la carcasse Tulorienne, le souffle brûlant fouettait les bâtiments les plus exposés, le soleil dardait ses rayons ardents aux heures les plus chaudes, sans toutefois percer les entrailles sempiternellement noires de certains quartiers, généralement les plus miséreux.
Shytlara disposait de tout son temps pour reprendre contact avec ses anciens associés, mais l’évènement de la veille avait remué en elle quelques appréhensions justifiées ; Son retour était attendu, et le charmant comité d’accueil avait été extrêmement ponctuel pour la recevoir au port côtier. Elle se savait à la fois étroitement surveillée, et en même temps, étrangement protégée. Ses ennemis savaient à qui ils avaient affaire, et ses amis étaient pour la plupart de puissants et fidèles alliés. Elle avait, au cours de ces dernières décennies, patiemment tissé une toile qui s’étendait sur le continent d’Imiftil, et plus particulièrement dans cette cité nourricière. Ce réseau lui permettait d’assurer ses arrières et de répondre à certains de ses besoins les plus récurrents, car le danger était une de ses vieilles compagnes les plus vicieuses.
Son visage était modestement dissimulé dans l’ombre de sa capuche, mais en réalité, elle ne faisait rien pour se cacher du regard des citadins. Les plus aguerris reconnaissaient sans mal cette svelte silhouette, au pas léger, presque aérien, naviguer entre les rues, comme si sa présence était dans l’ordre naturel des choses, une évidence, tant elle semblait dans son élément.
Ses pas la conduisaient vers le seul endroit où elle se sentait relativement en sécurité, au point de s’abandonner et de se rendre vulnérable, moments privilégiés auxquels elle s’adonnait si rarement dans son existence. Elle possédait une propriété, sorte d’habitation de ville, légèrement en marge du tumulte des zones marchandes les plus fréquentées, pour la tranquillité, mais pas suffisamment en retrait pour l’accessibilité et la discrétion. Quoi de moins effacé qu’un phare au milieu d’un océan ? Cette petite habitation était le compromis parfait pour satisfaire l’elfe blanche, et lui permettait en plus d’avoir un pied à terre, chose pratique lorsque l’on cours les routes comme elle.
Le bâtiment avait un charme Tulorien typique, sans le luxe ostentatoire qu’affichaient les nobles des quartiers les plus aisés. Proche de la côte, ces résidences arboraient les couleurs du paysage dans les tons ocres, blanc, beiges, et marrons, claires et chatoyantes dans les lueurs crépusculaires. Le soleil, au soir, se noyait sur la ligne d’horizon paresseusement esquissée par l’océan sur la toile bleue du ciel, seulement perturbé par l’envol de quelques mouettes repues.
La crique était également le domaine de quelques pêcheurs qui allaient et venaient des petites bicoques de bois éparpillées sur la plage, leurs filets de pêche à la main, s’apprêtant à reprendre la mer sur les petits radeaux.
Les hautes herbes qui bordaient le versant ouest donnaient un ton sauvage et un caractère indomptable à la vue imprenable que ce lieu réservait. Cet endroit particulièrement serein, aux effluves presque poétiques, était à des lieux des dédales poisseux qui parcouraient le cœur de la ville portuaire. Et c’était pourquoi elle l’avait choisie.
La végétation qui bordait son domicile avait quelque peu perdu de son vert profond. Les rares endroits où l’herbe parvenait à pousser, étaient dorénavant aussi jaune et sèche que le sable qui longeait la côté.
Depuis son retour à Tulorim, c’était probablement l’instant où elle se sentait la plus vivante, envahie par les souvenirs brumeux de sa vie ici, et de certains moments en particuliers ; ceux où son regard perdu errait sur l’horizon imprenable et infini de l’océan. Une plénitude s’emparait d’elle, et la soulageait de ses vices comme un condamné libéré de ses propres chaînes. Le temps, ici, n’obéissait guère aux lois du commun et de la trépidante vie citadine, le temps ici, était une légère caresse qui bannissait de l’esprit tous les doutes, les remords, les règles. Elle était une enfant du ciel et de la terre, de la faune et de la flore, de la pluie et du vent. Ici, elle était chez elle.
Arrivant sur le seuil de la demeure, elle nota avec circonspection que l’extérieur avait été entretenu, les buissons taillés, les plantes à sol rocailleux légèrement plus imposantes que dans sa mémoire, comme si quelqu’un qui habitait ici en avait prit soin. Les agaves et les albizia s’étendaient le long de la petite allée menant à la porte, charnues et fièrement dressées malgré l’accablante soupape de chaleur qui persistait dans la région. L’air frais de la côte emportait le parfum exquis de leur fleurs jusqu’aux narines de Shytlara, qui frissonna presque en respirant les effluves l’espace d’un instant délicieux.
Machinalement, sans plus se poser de question, elle désactiva le piège qui protégeait l’entrée, par un simple mécanisme associé à un mot de pouvoir, et fit grincer la lourde porte pour pénétrer dans obscurité fraîche de l’entrée. Ses pupilles se dilatèrent pour s’adapter à l’obscurité de cette zone qui faisait office de sas et ne comportait pas de fenêtres. L’autre porte menant à la salle à manger reliée aux cuisines était close.
Elle la savait dans les parages. Son odeur féminine planait dans l’air comme une innocente invitation à la rejoindre. La bâtisse ne sentait pas le renfermé d’une maison restée inhabitée pendant deux longues années, sans que ni la vie, ni l’air n’y circule. Là, les murs semblaient conter une histoire à la visiteuse, celle d’une jeune femme qui souriait, vivait, respirait et faisait exister chacune des pierres de cet endroit.
Shytlara se délesta de sa cape sur ce qu’elle savait être une chaise, ombre inconsistante dans les minces ténèbres environnantes. Poussant le rideau de l’entrée sans bruit, ses yeux s’élargirent à la vue de la jeune femme endormie sur la table de la salle de vie, la tête posée entre ses bras repliés sous elle, et en guise d’oreiller, l’étoffe de soie du patron froissé, étendu sur la table et entouré de son matériel de couture. Ses cheveux noirs chutaient sur ses épaules et dans son dos, cheminement sensuel sur les ondulations du corps de la belle endormie. Elle ne l’avait pas entendue entrer. La reconnaissance et l’euphorie gonflèrent le cœur de l’elfe Tulorienne, devant ce spectacle si réconfortant, et secrètement tant convoité.
Elle chassa toute cette excitation déplacée comme on écrase un insecte, et se dirigea vers la pièce de la cuisine, simplement séparée par une arche de granit, pour faire le point de tous ces événements qui la mettaient si mal à l’aise. Ou était sa place, où devait-elle aller… et plus terrible encore, qui était-elle ? Derrière ce masque immuable, se cachaient les incertitudes, les doutes, les espoirs, tout ces sentiments qui n’avaient pas leur place dans sa réalité …
Cette humaine était la seule faille qu’elle avait laissée l’atteindre à ce point. Pourquoi l’assassin avait-elle laissé consciemment cette faiblesse s’infiltrer elle, comme un poison redoutable ? Elle aimait avoir le sentiment que sa vie reposait, malgré ses inconstances, ses dangers de tout les instants, sur des fondations aussi solides que le granit de sa maison, mais en réalité, la pierre s’effritait inexorablement au fil des années, découvrant les parties cachées d’où suintait du cœur putride les miasmes que chacun redoutait plus que nulle autre chose en ce monde.
S’affaissant sur le sol à la fraîcheur apaisante, elle sombra dans le desespoir, le visage enfoui dans ses mains, cachant sa misère avec honte et aliénation, renonçant à toute contenance.
Des yeux largement ouverts d’inquiétude l’observaient, depuis le seuil de la pièce.
Elle avait senti sa présence, aussi palpable que si cette dernière avait posé sa main sur son épaule, faisant frissonner son échine telle une décharge la traversant de part et d’autre.
Si spontanée, elle était la seule qui parvenait à la comprendre. Redoutant qu’elle ne sache la vérité à son sujet, Shytlara avait pendant longtemps cru qu’en la découvrant telle qu’elle était, sa compagne la fuirait aussitôt, tenterait de mettre le plus de distance possible entre elles. Elle était restée, malgré la crainte continuelle, la menace latente. Elle avait renoncé à sa sécurité – et autant renoncer à sa vie – pour elle…
Sur la pointe des pieds, comme portée par un nuage, elle s’était faufilée dans son dos, aussi douce et sensuelle qu’une chatte. Le souffle tiède comme un baume apaisant, les lèvres se collèrent à son cou et en aspirèrent toute défiance, comme la lame de sa compagne aspirait la vie et donnait la mort, elle donnait l’oubli. Des mèches de ses cheveux au parfum suave et féminin effleurait les joues de l’elfe, qui se remplissait de toute sa fragrance comme pour se remplir d’un élixir dont la magie purgerait son âme de toutes ses vicissitudes.
Un laissa échapper un soupir presque douloureusement, exhalant un souffle d’air laborieux entre ses lèvres entrouvertes, les paupières délibérément closes dans le but de s’abandonner à l’intensité de ce moment afin d’en imprégner les pages noires de sa mémoire.
Un murmure brisé s’éleva à son oreille :
« J’ai tellement rêvé ce moment… que je ne sais plus si je dois y croire. »
Shytlara se contenta de lui faire face pour mieux capter son regard, s’imprégnant de toute l’incroyable beauté de ses yeux juvéniles, et enveloppa délicatement son visage de ses mains afin de l’ approcher du sien :
« Tu m’as attendu deux longues années, deux années humaines.. je n'oublie pas que le temps passe si vite pour vous. » Elle l’effleura délicatement ses lèvres d’un baiser et reprit :
« Pardonne-moi Joce, mais j’ai douté de toi, je ne peux m’empêcher d’imaginer le pire à chaque fois que je pense à toi. Je doute qu’un jour je parvienne à te faire confiance… »
Jocelyn eu une de ces expressions que l’elfe ne redoutait que trop, le genre de regard qui lui rappelait à quel point cette femme avait un don pour voir en elle aussi nettement qu’à travers un voile translucide. Shytlara savait que sa compagne et elle avaient noué des liens étroits, et que leur compréhension mutuelle dépassait celle de simples amantes. Elles étaient comme deux sœurs spirituelles, différentes en tout point, et pourtant complémentaire : Deux pièces d’un puzzle.
Lorsque Shytlara l’avait trouvé, Jocelyn, qui n’avait vu passer que 24 hivers, était une fille des rues, avec ce que cela impliquait : Vol, prostitution, fréquentations peu recommandables... et une espérance de vie diminuée à une peau de chagrin. Sa vie avait changée depuis leur rencontre. Quelque chose d’indéfinissable et d’incomparable s’état installé entre elle, depuis leur première rencontre. S’étant sentie en danger, Shytlara avait préféré la fuite plutôt que d’affronter ses émotions en présence de cette femme humaine, si troublante. Mais Jocelyn avait finit par la retrouver…
Pour fêter son retour, Shytlara lui mitonna une de ces recettes qu’elle avait apprises au cours de ses vagabondages, dans un de nombreux pays visité. Un plat à base de ragoût de lapin, de miel et d’épices. Le tout agrémenté de quelques fruits confits, qu’elle avait du remplacer par des dattes de la région. Elle mangèrent, burent plus que de raison, et Jocelyn ne pu s’empêcher de rire à en tomber de table devant certaines des imitations de son amie, qui lui montrait par exemple comment les hommes d’un des nombreux peuples qu’elle avait pu rencontrer, faisaient pour s’attirer les faveurs d’une femme désirée, ou les futiles tentatives d’un membre d’une de ces petites races chapardeuses qui avait une fois tenté de lui subtiliser ses « affaires » au beau milieu d’un marché empli de monde.
La nuit était déjà fort avancée, lorsque Jocelyn profita de ce moment pour lui offrir les bracelets et les jambières de cuir qu’elle avait patiemment confectionné à son attention. C’était de remarquables pièces, le cuir était d’excellente qualité, travaillé avec soin, les incrustations d’argent sur les motifs qu’elle avait dessiné montrait la beauté que pouvait apporter de telles finitions sur de simples pièces d’armure. Devant ces présents inattendus, Shytlara se fit mélancolique, songeant aux caprices et aux aléas du destin pour ce que réservait ce monde emplit d'imprévus...
Déterminée à se sortir de la misère, et poussée par Shytlara, elle était parvenue à se faire engager comme apprentie auprès d’un vieil ami de l’elfe, le plus grand artisan du cuir de Tulorim ; Maître Ragnvald. Ancien sellier de la capitale, son amour des voyages l’avait poussé à explorer les limites du continent, allant jusqu’à braver la mer et ses tempêtes pour assouvir sa curiosité, et profiter de ses expéditions pour en apprendre d’avantage auprès des compagnons artisans aux techniques si différentes et pourtant ô combien instructives.
Quant à Jocelyn, son amour pour le travail manuel et la place de choix que lui avait déniché sa compagne lui avait permis de mettre toute son habileté au service de l’art et de conceptions en tout genre. Elle avait apprit à travailler sur toutes sortes de matières, et avait décidé dernièrement de se tourner vers des tissus fins, de la soie noble, du lin, de la laine, des tapisseries de coton… afin de varier ses créations, leur donnant parfois une apparence très exotique. Elle confectionnait des robes pour les dames, des costumes pour les spectacles, quelques pièces d’armure en cuir, mais ses pièces les plus abouties étaient sans nul doute ces merveilleuses selles d’exposition dont raffolaient sa clientèle, plutôt excentrique ou raffinée.
Son inspiration ne connaissait pas de limites.
Le petit matin était sur le point d’apparaître lorsque les deux femmes, cœur contre cœur, s’étaient endormies, rêvant d’une vie où leurs désirs se matérialisaient dans leurs rêves les plus secrets, l’innocence de deux petites filles qu’elles croyaient à jamais égarée, retrouvée le temps d’une parenthèse éphémère…