Thomajan avait réalisé le trajet d’une traite, accompagnant la caravane de vins et de bêtes vers Tulorim. Le temps n’était pas aux escales, il ne s’agissait pas d’un voyage de plaisance, au contraire ; si le jeune homme n’avait aucune affaire l’attendant à la capitale du comté, il n’en allait pas de même pour son père qui devait honorer les commandes de ses clients. Tous payaient bien, et avaient les moyens de payer, mais cherchaient toujours à verser une somme plus réduite que ce qui était convenu ; pour ce faire, il était bon de s’appuyer sur n’importe quel prétexte : retard de livraison, bête à l’air malade, fruits gâtés, laine sale… Aussi la bonne marche des affaires de Nydeil Beadan reposait-elle sur une base solide : se tenir à ce qui était convenu, et ne jamais laisser à ses clients un motif d’insatisfaction. L’arc en main, les flèches battant dans leur carquois non loin de sa cuisse, à portée de bras, le fils de Wiehl inspectait le chemin qui s’ouvrait devant lui, comme il l’avait fait depuis le domaine paternel ; les routes n’offraient pas une sécurité suffisante pour qu’un convoi de denrées alimentaires puisse être acheminé sans une escorte à même de dissuader une partie des bandits de grand chemin, et à repousser l’autre, plus intrépide. Le chef de convoi ne crachait jamais sur un bon archer, et voyait toujours d’un bon œil la compagnie d’un des fils de son maître, qui avaient déjà tous au moins connu une escarmouche ; au-delà de leurs talents de combattants, communs à de nombreux Wiehls, c’était leur présence qui comptait, car les hommes se sentaient honorés que les fils de Nydeil Beadan se mêlent à eux et partagent les dangers de leur métier, aussi donnaient-ils le meilleur d’eux même.
Une fois entré à Tulorim, la caravane s’était divisée suivant les ressources convoyées : les fruits, les légumes, la laine et le cuir allèrent au marché, toujours sous bonne garde, où les clients pourraient venir chercher leur commande, les jeunes bœufs furent conduits jusqu’aux abattoirs, les trois chevaux aux écuries. Gardes et convoyeurs suivirent la marchandise, si bien que Thomajan se retrouva seul avec sa monture, ses armes et ses bagages.
(Eh bien, me voilà seul, sale et fatigué. Il ne me reste plus qu’à me rendre chez oncle Addruc pour lui remettre les messages de mon père. Si par malheur il est occupé, tante Sceyla risque de me mettre le grappin dessus, et m’empêchera de le voir avant d’être propre, parfumé et rasé. Bien qu’elle soit parfois envahissante, surtout lorsqu’il s’agit de me présenter aux filles de ses amies, je ne vais pas refuser ce soir de me plier à ses quatre volontés.)
Thomajan sourit en se remémorant les lamentations de sa tante au sujet des voyages : « après chaque bain, vous déposez tant de poussière dans le bac que je pourrais y faire pousser des orangers ! » se s’exclamait-elle lorsqu’elle hébergeait ses neveux. Il ne fallait pas voir là l’expression de son mécontentement, mais au contraire de l’amour qu’elle leur portait : elle se désolait de les voir arriver dans un si piètre état, et les plaignait de tout son cœur, s’imaginant les mille tourments qu’ils subissaient à chaque expédition, tourments qui ne dépassaient pas les frontières bien closes de son esprit, sinon dans le flot de parole dont elle accablait tout nouvel arrivant.
Perdu dans ses pensées, il ne prêtait guère attention aux maisons entre lesquelles il passait, dont le groupement constituait le quartier bourgeois où résidait son oncle Addruc. Si les demeures se distinguaient de celles des bas quartiers par leur taille, et leur aspect soigné, elles ne présentaient pas entre elles de différences notoires. Blanches, des murs épais destinés à conserver la fraîcheur et barrer le passage à la chaleur accablante, des fenêtres en nombre suffisant pour offrir de la luminosité dans les pièces et permettre l’aération, mais trop peu nombreuses pour que les rayons du soleil transforment les résidences en four pour leurs habitants. L’après-midi ne touchait pas encore à sa fin, aussi n’avait-t-il croisé que quelques serviteurs, un ou deux bourgeois pressés, peu disposés à supporter les chaleurs de l’été, ainsi qu’une patrouille veillant à ce qu’aucun mendiant ne vienne importuner les fortunés de la ville. Ayant connu la fraîcheur des montagnes, Thomajan savourait le vent du large qui lui apportait un certain réconfort ; le quartier des bourgeois, situé sur la côte, bénéficiait le premier de cette bénédiction du large, qui portait un parfum de sel et de mer que seul un habitant des terres intérieures était à même d’apprécier à sa juste valeur, tant les Tuloriens y étaient habitués. Cet air maritime paraissait également au service de la couche la plus aisée de la population : le souffle chassait en permanence tous les relents fétides des latrines et les odeurs vers le sud, épargnant ainsi aux nez délicats les remugles des ruelles les moins bien entretenues, les émanations des écuries, les effluves de cuisine et tout ce qui pouvait constituer l’empreinte olfactive d’une cité.
Guidé par l’habitude, Thomajan n’hésita pas un instant avant de s’engager sous le porche d’une demeure cossue, sans lâcher la bride de son cheval, soulever le lourd heurtoir de fer, un anneau de métal pris entre les mâchoires d’une tête de carnassier aquatique, et le laisser retomber par trois fois. Un des serviteurs vint tirer un petit panneau de bois, révélant une grille ouvragée, présentant non pas un quadrillage impersonnel, mais un entrelacs de petites fleurs à cinq pétales des montagnes – fantaisie de sa tante, comme le poisson était celle de son oncle. Le valet, Thomajan le constata au visage poupon inconnu découpé par les courbes de fer, devait être nouvellement employé dans la maison, aussi ne reconnut-il pas le neveu du maître, et pria donc le voyageur de bien vouloir patienter, le temps qu’il prenne conseil auprès d’un membre du personnel plus ancien. Cela fut fait en si peu de temps que le jeune provincial n’eut pas l’impression d’attendre véritablement, et il n’adressa pas le moindre reproche au garçon, qui loin d’avoir été incompétent, s’était montré d’une prudence exemplaire, nécessaire à une vie tranquille dans une cité où la loi et l’ordre sont des mots, mais pas encore des principes chevillés au corps de certains des habitants. Le vieux serviteur qui prit le relais connaissait Thomajan Beadan depuis l’enfance, et si la relation entre les deux hommes ne pourrait probablement jamais s’affranchir des contraintes de leurs âges et de leurs situations fort éloignées, elle était aussi cordiale qu’ils pouvaient se le permettre sans se gêner mutuellement.
"Eh bien Théobald, qu’est-il arrivé à votre belle livrée bleu-marine ? Vous portez maintenant un vert qui me semble bien plus printanier que les goûts de mon oncle !"
"Oh monsieur, je l’aimais cette livrée, j’ai porté toute ma vie ces couleurs, et mon père les portait lorsque votre grand-père tenait la maison. Mais madame votre tante nous a annoncé qu’elle ne tenait pas à vieillir au milieu de serviteurs qui prenaient dans l’ombre des airs de fossoyeurs, alors elle nous a fait refaire à tous de nouvelles tenues, plus adaptées à ses goûts."
"De fossoyeurs !" s’exclama Thomajan avec un éclat de rire, tandis que son interlocuteur, sans doute blessé dans sa fierté que sa maîtresse le voit comme tel, conserva une mine triste, aidant le visiteur à retirer son manteau, avant de le brosser et de le pendre dans les vestiaires du hall. "Je reconnais bien là les envolées de ma tante. Enfin, il faut admettre que cette couleur vous rajeunit un peu, et vous met plus en valeur que l’ancienne."
"Certes monsieur, elle présente cet avantage. Souhaitez-vous que je fasse prévenir votre oncle que vous êtes arrivé ?"
"S’il n’est pas à la maison, ce n’est pas la peine, il a été mis au courant de mon arrivée, aussi ne s’étonnera-t-il pas de me trouver ici à son retour."
"Thomajan ! Mon petit ! Que tu as triste mine ! Encore ces voyages éprouvants… Théobald, veuillez porter ses affaires jusqu’à sa chambre habituelle, et faites préparer un bain d’eau tiède, des serviettes, et un nécessaire de toilette."
"Oui madame."
Tandis que le serviteur s’éloignait docilement avec les bagages – un sac à dos de cuir, deux couvertures roulées et maintenues par deux cordons – la tante détailla son neveu avec un œil critique, chargé de bonnes intentions, comme le savaient tous ses proches, qui pouvait décontenancer dans un premier temps tous les nouveaux venus. Elle portait une robe légère rose pâle, très appropriée sous un climat si chaud, qui mettait en valeur un physique qu’elle entretenait avec soin, refusant de laisser le temps prendre une emprise trop importante sur elle. Ce qui avait séduit l’oncle de Thomajan était un visage fin, à l’image du reste du corps, une douceur réservée qu’elle dissimulait sous un flot de paroles et de reproches concernant tout ce qui ne sauterait jamais aux yeux d’un autre qu’elle. Ses sandales ne faisaient qu’un bruit léger sur les dalles fraiches du couloir lorsqu’elle mena son neveu jusqu’à la pièce où elle avait coutume de recevoir ses invités les plus proches.
Une ouverture se découpait dans le plafond, close à cette heure par des volets à persiennes qui laissaient filtrer des rayons de lumière où dansaient les inévitables volutes de poussière auxquelles la maîtresse de maison ne cessait de faire la guerre, sans grand succès ; cela l’occupait, et maintenait son personnel dans un état de constante vigilance : gare à qui ne vaquait pas à ses tâches avec suffisamment de zèle et d’efficacité ! Malgré son hostilité envers tout ce qui pouvait troubler son intérieur bien tenu, elle ne fit aucune remarque sur la tenue de son neveu qui avait connu les rigueurs du voyage, les routes couvertes de terre desséchée, si fine qu’à chaque pas les hommes et les animaux en soulevaient de petits nuages, qui immanquablement se déposait sur les pelages, les vêtements, les cheveux, les peaux. Rien ne venait troubler la tranquillité de l’espace, il n’y avait ni tenture, ni plante qu’un courant d’air pouvait faire bruisser, tout juste un bassin où évoluaient divers poissons d’eau douce, mais leurs rondes incessantes ne produisaient pas le moindre son perceptible par l’oreille humaine. Le dépouillement de cette pièce contrastait avec le caractère actif et sans cesse changeant de la femme qui l’avait faite aménager, et loin d’être une excentricité, c’était une facette de sa personnalité qu’elle ne dévoilait que par ce biais. Pour seul ameublement, la pièce comptait deux fauteuils et une table basse, garnie en prévision de l’hôte attendu : un plateau de gâteaux divers et fruits secs, une coupe de fruits savamment empilés, une carafe d’eau fraîche, deux verres de métal, cinq petites fioles contenant autant de sirops pour parfumer l’eau. Sceyla Beadan invita Thomajan à s’asseoir et à se servir ; le jeune homme s’empressa d’obéir tandis que son hôte prenait place à son tour, conscient que toute politesse mal placée n’attirerait que des regards courroucés ; de plus, il avait le ventre vide, et refuser de croquer dans ces pêches juteuses, ou de grignoter quelques-uns des merveilleux biscuits qui lui étaient servis relevait du sacrilège.
"Tu n’as quand même pas fait le trajet à pied mon garçon ! A te voir, j’en ai bien l’impression."
"Non ma tante, ne vous inquiétez pas, un de vos serviteurs s’est chargé de mon cheval à mon arrivée ici. J’ai chevauché tout au long du chemin."
"Bien, bien… Et comment va votre famille ? Je n’ai pas eu le plaisir de venir vous voir lors du dernier voyage de ton oncle ; que veux-tu, il faut que quelqu’un tienne la maison !"
"Tout le monde va bien ma tante, ma mère et mon père vous transmettent leurs plus chaleureuses salutations, et me chargent de vous rappeler que vous êtes la bienvenue, aussi n’hésitez pas à leur rendre visite quand bon vous plaira. Mon frère travaille dur pour être à la hauteur de mon père dans la gestion du domaine, et apprend tout ce qu’il doit savoir pour faire évoluer le patrimoine familial lorsqu’il l’aura entre ses mains. Ma sœur n’a encore laissé son cœur à personne. Pour ce qui est de Grarec, j’espérais justement prendre de ses nouvelles durant mon séjour, qui sera court, je le crains."
"Eh bien, eh bien… Vous devez tous avoir une petite vie bien occupée. La mienne et celle de ton oncle sont sans doute plus calmes, malgré tous les petits inconvénients que présente la ville. Mais tu ne resteras pas longtemps dis-tu ? Combien de temps exactement ?"
"Je suppose que tout le travail confié par mon père à nos gens sera terminé demain dans la journée, et comme il est question de prendre la route à l’aube pour tenter d’arriver avant la nuit, puisque nous pourrons aller à un train plus rapide que celui d’une caravane chargée… Il me faudra donc vous quitter après-demain, probablement avant que toute votre maison ne soit éveillée."
"Soit, soit." Elle s’accorda un soupir triste, comme si la perspective de se lever un matin pour constater que l’invité avec qui elle conversait le soir précédent s’était envolé sans un bruit l’attristait. Pourtant, elle s’était habituée à des départs si matinaux, alors que tous dorment encore : ses neveux et son mari procédaient toujours ainsi pour gagner le domaine de Nydeil Beadan, car un convoi délesté de toutes ses marchandises pouvait espérer gagner le petit village à la tombée de la nuit. "Ainsi tu restes jusqu’à après demain… Je n’aurai pas le temps d’inviter quelques amis ce soir, et je suppose que tu te coucheras avec le soleil demain. Tant pis, ce sera pour une autre fois… J’avais pourtant pensé à une jeune fille absolument charmante et…"
"Ma tante, je vous remercie de penser à moi, mais n’ayez crainte, il se peut que je m’établisse comme Grarec à Tulorim."
"Ah ? Te serais-tu décider à embrasser une carrière ? Et quel domaine a retenu ton intérêt ?"
"Je comptais intégrer la Milice."
"La Milice ! Je suppose que si cela te plaît, je ne saurais te dissuader. En parlant de la Milice…"
Thomajan se laissa bercer par les récits de sa tante, toujours friande de potins, au point qu’elle demandait à ses suivantes de lui faire des comptes-rendus sur ce qu’elles apprenaient par leurs semblables d’autres maisons. C’était sa manière à elle de se constituer un monde fascinant dans cette ville qu’elle trouvait toujours trop petite ; plusieurs fois son mari lui avait proposé de s’installer ailleurs, pour y développer de nouvelles affaires, mais elle avait toujours refusé : cette ville était trop petite, mais il s’agissait de sa ville, et elle n’était pas disposée à la quitter si rien ne l’y contraignait. Théobald revint deux heures plus tard, signalant sa présence lors d’une pause de la tante Sceyla par un léger toussotement, pour annoncer que la chambre de Thomajan était prête, et surtout pour s’enquérir de l’heure à laquelle le dîner devait être servi. La maîtresse de maison prit conscience qu’en s’adonnant à la transmission de tout son savoir si durement acquis sur les affaires ayant eut de près ou de loin un rapport avec la Milice à Tulorim, elle avait laissé sa demeure évoluer sans aucun contrôle, demeure qui pouvait aussi bien avoir pris une direction fâcheuse. Tout son personnel s’était conformé aux consignes qu’elle leur répétait jour après jour, aussi tout était parfaitement en ordre, mais par acquis de conscience, elle se décida à tout vérifier. Thomajan s’amusa de voir cette femme passer en un instant du rôle de tante attentionnée à celui de dragon dominant son antre, prête à réduire en cendre du regard quiconque ayant le malheur de perturber le monde qu’elle s’acharnait à bâtir et maintenir. Le fils de Wiehl se glissa lentement dans l’eau du bain, soupirant d’aise en la sentant à une température qui par cette saison ne pouvait-être qu’agréable.
(Décidément, ce Théobald est une perle. Depuis que je viens ici, jamais je n’ai eu à me plaindre de la température du bain. Je n’ai jamais eu à me plaindre de quoi que ce soit d’ailleurs. Toujours un accueil formidable, de bonnes choses à manger, des distractions tombant à point nommé… Il faut admettre que même l’obstination de ma tante à me trouver une fiancée est payante, puisque j’y gagne de belles rencontres avec des créatures qui, ma foi, ne sont pas désagréable à regarder. Qui sait, je trouverais peut-être celle qui saura toucher mon cœur une fois installé à Tulorim. C’est là que mon frère a trouvé son bonheur, ainsi que mon père, mon oncle… Pourquoi pas moi.)
Et il se perdit dans ses pensées, se frottant distraitement afin de triompher de la crasse qu’il avait eu le temps d’accumuler durant le voyage. Rien n’avait changé dans la pièce, certes petite, mais confortable et chargée de souvenir. Le lit, trop grand dans ses premières années, avait enfin la bonne taille, quoi qu’il n’eut pas été changé ; les tentures représentant des scènes de chasse ne lui faisaient plus peur dans le noir, au contraire, il passait de longues minutes à les admirer avant de moucher sa bougie, fasciné par le savoir-faire des brodeuses qui avaient rendu la tension du moment avec un talent rare ; le coffre au pied du lit contenait toujours des figurines de bois, abandonnées depuis quelques années déjà pour d’autres loisirs : il était maintenant fait à l’image des soldats avec lesquels il s’amusait plus jeune, et peut-être allait-il faire de cet ancien jeu un métier. Sorti du bain, il se frictionna énergiquement avec une serviette déposée à sa disposition sur un tabouret, non loin du baquet ; sous la petite fenêtre, garnie d’épais barreaux de fer pour prévenir toute effraction, une petite table avait été disposée, on y avait placé une bassine d’eau qui avait refroidi pour devenir non plus bouillante mais chaude, un rasoir. Contrôlant le tranchant de la lame en y laissant glisser le gras de son pouce, il l’estima assez affutée pour se débarrasser du poil clairsemé qui lui couvrait les joues, la gorge et le menton, ce qu’il fit avec diligence, sans pour autant réussir à éviter les inévitables coupures, à mettre sur le compte du doigté douteux de l’inexpérience. Aussi n’apprécia-t-il que plus le baume apaisant et cicatrisant qui achevait de compléter le nécessaire de rasage. Louant la prévoyance de Théobald, il se l’appliqua avec un vif soulagement, puis lava dans l’eau moins claire du bain ses mains que le produit avait rendu grasses ; une fois parfaitement sec, il tira de son sac des vêtements appropriés à la vie en ville : un pantalon en coton bleu-nuit, une chemise de lin blanche, des bottes de cuir sombre plus basses que celle qu’il portait communément lors de ses voyages, et un veston léger assorti au pantalon, brodé de discrètes arabesques d’un bleu plus clair, qui rendaient la tenue moins austère. Il laissa de côté la longue dague qu’il destinait à l’accompagner lors de ses excursions en ville, estimant qu’il ne risquait rien dans la maison de son oncle, et enfin rejoignit la salle-à-manger après une brève séance de méditation, lorsque retentit la cloche annonçant le dîner.
Il n’y avait pas d’invité, aussi le repas eut-il lieu en famille. L’oncle de Thomajan était un homme grand, à la peau claire, les yeux d’un bleu profond, qu’avait frappé d’une calvitie précoce : plutôt que de voir ses cheveux disparaître peu à peu, et grisonner par la même occasion, il avait pris le parti de damer le pion au temps et de les raser complètement. Quant à sa forme, elle ne pouvait être meilleure : plutôt que de se laisser aller à son statut de marchand, il conservait une allure de guerrier en se livrant régulièrement à des exercices avec les jeunes en formation, son moyen à lui de ne pas s’empâter. Moins puissant que dans sa jeunesse, sa musculature et son expérience faisaient tout de même de lui un combattant honorable ; sa joie de vivre et sa bonne humeur n’ayant pas été entamées par le cours des années, il faisait également un hôte de valeur. Sa table était toujours garnie de mets raffinés, et sa cave des meilleurs vins de la région et d’ailleurs.
"Alors comme ça, tu veux t’engager dans la Milice, mon garçon. Pourquoi pas, tu peux y faire tes armes, et il sera toujours temps de faire demi-tour si tu t’aperçois que cela ne répond pas à tes attentes. Tu sais qu’il y aura toujours une place pour toi sur les navires que j’affrète, si tu souhaites vivre des aventures et voir du pays…"
"Merci beaucoup mon oncle, mais je ne crois pas avoir le pied marin… Vous vous souvenez de ma précédente expérience maritime je suppose ?"
"Oh que oui." L’homme partit dans un éclat de rire à ce seul souvenir, que sa femme partagea sous la forme d’un sourire poli ; son neveu se contenta de ne pas paraître trop gêné. "Désolé, je ne voulais pas me moquer de toi, mais tu étais vraiment drôle, à vouloir rester debout et garder ton repas dans ton estomac malgré le mal de mer qui te tiraillait. J’avais l’impression que tu allais exploser à tout moment ! Et ce n’était qu’une petite croisière sur la côte. Ah ! Mon garçon, ton discernement t’honore. Tu feras un meilleur archer que marin, à ne pas en douter. Alors, que prévois-tu de faire de ton court séjour parmi nous ? Je doute qu’éplucher des comptes avec moi soit une activité pour un jeune homme comme toi, pas plus que de rendre visite aux dames du quartier pour prendre le thé." Il coula un regard vers sa femme. "Même si certaines ont des filles absolument charmantes."
"Mon oncle, il me faudra d’abord rendre visite à mon frère, et lui remettre des messages de toute la famille, et quelques présents. Ensuite, je devrai aller récupérer le cadeau que m’a fait mon père, vous savez, l’arc."
"Oui oui, je me souviens, nous sommes allés ensemble prendre les mesures. Et à part cela ?"
"Aller à la milice, au marché pour faire quelques achats, et sur les recommandations de mon père me rendre pour la famille aux temples de Yuimen et Gaïa. Je compte rendre visite à mon frère en priorité, puis chercher l’arc, mais pour le reste…"
"Il est toujours bon de s’attirer les faveurs des dieux, gagne leur domaine en premier lieu. Après, va au marché, tu déposeras tes achats à la maison sur le chemin du retour, et tu te rendras à la Milice en dernier lieu ; tu ne sais pas combien de temps cela te prendra. Libre à toi de voir comment tu comptes t’y prendre, mais ce programme me semble le plus adapté à ton séjour restreint."
"Et je me fierai à vos conseils mon oncle, jusque là, je n’ai jamais eu à me désoler d’avoir suivi vos recommandations, il n’y a aucune raison pour que cela commence demain."
"Cela fait longtemps que je ne t’ai pas vu tirer à l’arc, mais en tout cas, tu parles bien pour un gamin qui a passé plus de temps à la campagne qu’à Tulorim. Allons, goûte moi ce vin, il est aussi vieux que toi. Ne me regarde pas avec ces yeux là Sceyla ! A son âge, il peut bien boire quelques verres !"
Grisé par le vin autant que par la fatigue, le ventre plein et la bouche encore piquetée des saveurs d’épice des gâteaux et de la douceur entêtante de la liqueur, Thomajan se déshabilla avec hâte, et se laissa tomber sur son lit, s’endormant presque aussitôt. Il n’avait pas remarqué que ses vêtements avaient été emportés, ainsi que le baquet et le nécessaire de rasage ; il oublia de fermer les volets qui cachaient la pièce aux regards indiscrets.
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Dernière édition par Thomajan le Lun 18 Oct 2010 12:43, édité 3 fois.
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