SimplicitéIn Vino Veritas
Le chemin à cheval ne dura pas plus d'un quart d'heure, mais ce fut suffisant pour que déjà le soleil se soit totalement effacé au profit d'une nuit bleutée, faiblement éclairée par les étoiles et la lune, resplendissante en cette soirée sans nuage. Les couinement d'Enkidu entre les bras d'Agadesh semblait montrer que le voyage en cheval n'était pour lui pas des plus confortables ou rassurants, mais le bédouin n'en avait cure. Quelques minutes plus tard, sur le bord de la route pour Tulorim était plantée une grande pancarte à côté d'un petit chemin de terre sur laquelle était écrit "Domaine viticole des trois frères".
Agadesh ne sachant pas lire, il espérait juste que les gardes frontaliers ne profite pas de la situation pour tenter de le dépouiller. Il n'avait vraiment pas envie de se battre, même s'il avait déjà eu affaire à des biens adversaires bien plus coriaces que ces deux benêts. De plus, ils semblaient bien trop niais pour être véritablement méchants, mais les apparences sont parfois bien trompeuses...
Quelques minutes plus tard, ils s'arrêtèrent devant une imposante maison en pierre devant laquelle restaient allumés quelques torches qui avaient été, dirait-on, allumées depuis peu. Devant la carrure d'un tel bâtiment, Agadesh aurait auparavant tout de suite imaginé qu'ici devait résider un roi, un prince ou un seigneur entouré d'une pléthore de serviteurs et un harem conséquent, mais à peine quelques jours passés chez les occidentaux lui avaient bien fait comprendre qu'ici, tout cela ne fonctionnait pas de la même manière. Quelque part, ça le chagrinait un peu. Il n'avait pas quitté le désert depuis longtemps, mais celui-ci commençait vraiment à lui manquer. Non pas qu'il allait jusqu'à remettre en cause sa quête, loin de là, mais une douce tristesse nostalgique semblait l'envahir au fur et à mesure qu'il découvrait cet occident où il n'était décidément pas à sa place.
Lorrel et Ardhi n’arrêtèrent leurs chevaux qu'un peu plus loin, dans une écurie qui en comptait déjà une dizaine. Beaucoup de foin y était dispersé sur le sol et un tonneau coupé en deux dans le sens de la hauteur avait été mis en biais et rempli d'eau douce.
A peine descendu, Agadesh eut à peine le temps de poser Enkidu à terre que les deux rosses s'étaient déjà ruées sur l'abreuvoir de fortune comme s'ils n'avaient pas bu de la journée, chose qui était fort possible aux yeux du nomade vu le laisser-aller de leurs cavaliers... Cavaliers qui d'ailleurs s'en allaient déjà vers la porte d'entrée de la maisonnée en s'amusant à imaginer ce que les frères vignerons leur donneraient à manger. Spectacle navrant pour Agadesh que d'entendre ces personnages tout en joie d'aller se bâfrer comme s'il n'avait pas mangé depuis des décennies.
Ardhi frappa contre la porte. On pouvait entendre des pas s'approcher depuis l'intérieur et enfin leur ouvrir. Un homme à l'air jovial apparut et, à la vue des deux gardes, exulta de joie :
"Lorrel ! Ardhi !""Burdon !", répondirent les gardes en coeur avant de lui faire la bise.
"Et qui est votre ami ?"Agadesh s'imposa avant qu'ils ne répondent :
"Je me nomme Agadesh Kel Attamara, que la paix soit avec vous.""D'accord... Ravi de vous rencontrer, Agadesh... Bon ! On ne va pas rester ici jusqu'à l'aube, rentrez donc. Beud et Térencil sont passés tout à l'heure alors on avait prévu que vous alliez arrivé. On ne vous imaginait pas accompagnés mais enfin bon, quand il y en a pour un, il y en a pour deux comme on dit ! Bon, Gétimus et Kanpan sont à la cuisine, allons les rejoindre."Agadesh rentra dans le bâtiment avec suspicion et regarda tout autour de lui l'environnement intérieur. La première pièce était un grand hall d'entrée à la décoration très simpliste qui se cantonnait à un tapis simple et rouge au milieu et quelques petits tableaux représentant des décors naturels. Dispersés sur des tonneaux et de vieux meubles étaient répandus des bouteilles de vin, des outils divers salis par la terre dont il ignorait l'utilité et quelques inquiétantes têtes d'animaux empaillées qui devaient certainement être des trophées de chasse. Ces derniers intriguaient particulièrement Agadesh. Non seulement parce que c'était des bêtes dont il ignorait l'existence-même, mais aussi parce qu'il ne comprenait absolument pas par quelle magie ces têtes amputées pouvaient ne pas pourrir et rester dans ces poses agressives, les crocs menaçants. Mais comme souvent, Agadesh préféra se taire plutôt que de montrer son ignorance, considérant que celle-ci était une faiblesse. S'il était curieux de connaître ces bêtes, il se disait qu'il avait toujours l'encyclopédie d'Enki à sa disposition au cas où.
La salle, avec à son fond un escalier dérivant vers le premier étage à sa gauche et à sa droite, semblait être le coeur de la demeure et communiquait avec toute les autres pièces de la maisonnée. Burdon les amena jusqu'à l'une d'elle en se vantant au passage de la qualité de leur dernière cuvée de vin. Agadesh ne put s'empêcher, en voyant l'enthousiasme avec lequel parlait l'hôte, de demander :
"Qu'est-ce que le vin ?"Lorrel, Ardhi et Burdon ne purent s'empêcher de rire à cette question. Voyant qu'Agadesh gardait un air grave, ils se reprirent.
"Non, sérieusement... Vous ne connaissez vraiment pas le vin ?""Non.""Ah, et bien voilà une tare que nous nous efforcerons d'effacer ce soir !"Burdon ouvrit la porte où deux personnages étaient en train de rigoler entre eux en mettant les derniers couverts sur table. Après un bref échange de salutation rigolarde durant lesquelles Agadesh apprend que l'homme à la peau pâle était Kanpan et l'autre Gétimus. Agadesh attendant la fin des effusions, il fut pris de vitesse par Burdon, qui le poussa vers les autres en disant :
"Et les mecs, voici Agadesh, qui nous vient du désert... Et vous savez quoi ? Il n'a jamais goûté au vin !"Kanpan reprit, d'un ton très théâtral :
"Hoho jamais une goûte de vin ? Alors tu tombes bien, ce soir on va t'en faire goûter un de derrière les fagots ! Un bon rouge, cuvée -Bon chasseur-, tu ne pourrais pas imaginer mieux pour t'initier au culte du vin ! Et puis c'est nous qui le faisons !"Tous s'assirent rapidement, les assiettes avaient vite été servis de ce qui pourrait s’apparenter à un cassoulet, en encore plus gras. Gétimus déboucha la bouteille et s'exprima, en servant en premier lieu Agadesh :
"Alors, voilà voilà pour notre ami des sables notre fameux vin... Goûte donc, tu nous diras ce que tu en penses."Agadesh, un peu mal à l'aise de se voir ainsi épié, n'eût cependant pas coeur à s'énerver ou à décevoir ceux qui avaient la délicatesse de lui offrir le gîte et le couvert pour la nuit. Il amena donc le breuvage à ses lèvres avant d'en avaler une gorgée.
Le goût de l'alcool était nouveau pour lui. En bon homme du désert, il pensait avant tout au côté pratique d'une telle boisson ; rien qu'au goût, il remarqua que ce n'était pas aussi rafraîchissant que de l'eau ni aussi nutritif que des jus comme le do-dafi. Cependant, il y avait beaucoup de saveurs et il s'imagina que cette boisson apparemment aimée devait avoir certaines vertus.
"Alors ?""C'est agréable à boire."Les cinq compagnons de table exultèrent à cette réponse.
"Ahaha ! Maintenant votre vin va être connu jusque dans le désert les gars !, intervint sans charisme Ardhi qui cherchait désespérément une réaction de ses camarades.
Agadesh restait interloqué par sa situation. Être ainsi entouré de si bruyants personnages le mettait mal à l'aise et il n'avait à cette heure plus que l'envie de raccourcir ce dîner autant que possible et profiter d'une bonne nuit de sommeil après une journée aussi fatigante. Aussi il se dit qu'entouré de tels individus, il ferait tout de même mieux de ne dormir que sur une oreille.
"Bien... Agadesh, c'est ça ? Racontez-nous donc ce qui vous emmène aussi loin de votre désert !"Agadesh répondit simplement, sans y aller par quatre chemins :
"Les ancêtres m'ont confié la recherche d'un être de magie pure qui pourrait m'aider à mettre fin au tourment d'un maléfique immortel issu de mon peuple. On m'a indiqué la bibliothèque de Tulorim pour trouver plus d'informations sur cet être, c'est ma prochaine étape."Un silence gêné s'installa devant une telle franchise. Kanpan et Burdon se regardèrent, Lorrel et Ardhi pouffèrent et ce fut finalement Gétimus qui le brisa le malaise avec une petite blague :
"Houlà, le vin ça ne vous réussit pas, à vous !"La tablée rigola à cette intervention et Agadesh, qui ne comprenait pas la blague, bien qu'un peu vexé, se tut.
Les convives se mirent ensuite à manger, à bien boire et à se lancer quelques plaisanteries et autres sottises, qu'Agadesh ne comprenait décidément jamais. S'il se contenta d'à peine manger le quart de son assiette de ce plat trop lourd pour lui, laissant ses restes à Enkidu, ses compagnons de table ne cessait de le sommer de finir son verre et de boire encore et encore. En même temps qu'ils se lançaient des boutades, se donnaient des nouvelles et se tournèrent quelques fois pour demander quelques questions banales sur Enkidu auxquelles il répondit le plus simplement possible, Agadesh, qui n'avait jamais bu jusque là, eût une étrange sensation. Le liquide semblait lui monter à la tête, le ramollir... Il se surprit même à rigoler avec les autres sans toujours avoir compris de quoi ils pouvaient bien parler. Il finit par se lever brusquement, coupant une plaisanterie en cours, puis lança :
"Ce vin est empoisonné !"Les autres restèrent assis tranquillement, on sentait que les verres qu'ils avaient enchaînés beaucoup plus vite qu'Agadesh avaient commencé à faire leur petit effet :
"Comment ça, il est empoisonné ? C'est un très bon vin !""Je sens qu'il endors la vigilance, les sens et la volonté. Mes muscles semblent plus mous et j'ai de drôle de sensation..."Ils eurent tous un fou rire et Agadesh ragea, et Enkidu accompagna son emportement avec des petits cris :
"Cessez de rigoler comme des sots, c'est grave !""T'inquiètes donc pas l'ami, c'est l'alcool. Ça s'appelle être bourré. Le seul remède c'est une bonne nuit de sommeil.""Alors je veux dormir ! Maintenant !"Les convives se regardaient en rigolant de l'ignorance d'Agadesh et en commentant que la réputation de mauvais buveurs du Peuple des Dunes était mérité.
"Déjà ? Ok ok, calme-toi. Tu n'as qu'à prendre une des chambre d'ami, en haut à droite."Agadesh ne demanda pas son reste et partit de la salle où soldats et hôtes étaient déjà passés à autre chose. A sa grande surprise, il titubait et l'escalier lui semblait soudainement être une épreuve colossale. Et Enkidu qui traînait dans ses pattes ne rendait la tâche qu'encore plus difficile.
Il y arriva tant bien que mal, avant de s'affaler sur le premier lit qu'il trouva, sans faire attention aux choses qui l'entouraient, et Enkidu s'endormit à ses côtés...
Crapula