Post Précédent à l'auberge de la Tortue guerrière, Kendra Kâr !
Post N°8
Les ermites de Yuimen
C'est avec hâte que Fandango s'était faufilé hors de la grande ville. Il était éreinté, il n'avait presque pas dormi de la nuit, et au lieu de l'avoir passée dans son lit, il avait livré un combat contre son beau-frère aussi éprouvant physiquement que mentalement. En y pensant, il en avait la chair de poule. Il était véritablement passé à deux doigts de la mort. Son épaule gauche l'élançait encore, et il n'osait pas remuer son bras. Quand l'on sait à quel point cette partie du corps est parcourue par un réseau dense de muscles et de nerfs, c'était un miracle que la rapière d'Anton l'eût traversée en passant sans trop de dégâts parmi ces entrelacs si complexes !
Le guerrier remerciait encore en son for intérieur le couple d'aubergistes de la Tortue guerrière. Sam Timùn lui avait spontanément cédé une épée de bonne facture, bien qu'il ne fît aucun doute qu'elle n'avait pas servie depuis bien longtemps, et sa femme, faisant preuve d'autant de bonté, lui avait offert une écharpe de coton pour bander sa blessure. Une multitude de pensées préoccupées s'agglutinaient dans son esprit encombré, mais il n'avait l'énergie d'en traiter aucune. Une seule pensée s'affirmait réellement dans sa tête et c'était l'envie, la nécessité de dormir, d'oublier pour un temps les soucis du monde. Mais traqué, il n'avait pas le choix, il lui fallait à tout prix marquer le plus de distance possible entre Kendra Kâr et lui. Toujours plus de distance, même s'il avait l'impression que ces bottes étaient en plomb...
Par chance, il quittait la ville alors que le soleil se levait à peine, et que les premiers convois prenaient la route. Un certain choix s'offrait donc à lui. Finalement, il opta pour un convoi qui se dirigeait vers Bouhen. Il ne se préoccupait pas de savoir ce qui pouvait bien être transporté dans les caisses qui remplissaient l'arrière de ces chariots et se dirigea vers celui qui semblait superviser le départ. C'était un homme dans la force de l'âge, l'archétype du marchand avec son air de bonhommie extérieure procurée par un embonpoint avancé et une moustache noire et fournie. Habillé de vêtements de soie de très bonne qualité et coiffé d'un chapeau rouge élégant à larges bords, piqué d'une plume blanche et camouflant certainement un crâne chauve, sa moustache frétillante indiquait cependant qu'il continuait à prendre une part active dans la gestion de ses affaires.
Le marchand vit arriver Fandango avec un air embarrassé, vu le triste état de ce dernier, il craignait d'avoir affaire à un fâcheux. Quand le guerrier lui présenta son épée usée et se proposa pour défendre le convoi en échange d'un aller gratuit à Bouhen, le négociant leva un sourcil dédaigneux et soupira :
— Si vous croyez que je manque de protection... dit-il en désignant, d'un vaste geste désinvolte et plein de sens, un détachement bien rangé de soldats qui devaient sûrement rejoindre la caserne de Bouhen. Voyez, je n'ai pas besoin de vous. Mais allez, mon brave, si vous avez l'argent pour payer vos repas, nous avons suffisamment de vivres pour vous convoyer vous aussi. Kerwest ! Trouve une place pour cet homme dans nos paquets !
Grandement soulagé, Fandango balbutia un mot de remerciement mais son interlocuteur ne l'écoutait déjà plus. Un adolescent au nez rond et à l'abondante et bouclée crinière de jais, qui présentait un certain air de famille avec la moustache du marchand, l'accosta un peu mollement et le guida vers un chariot à l'arrière du convoi, ou un vieil homme, petit et ridé, prit le relais. Bien vite, Fandango apprit que l'homme s'appelait Jacov et qu'il était bavard mais avant d'en savoir plus, et dès qu'il fut assis contre une caisse, il s'endormit d'une seule traite. Il ne pourrait profiter du paysage, alors que le convoi s'ébranlait en direction du soleil levant, longeant la mer aux reflets roses sur une route pavée. Mais s'il se privait du spectacle de cette campagne, il ne se doutait pas que le sommeil le transporterait dans un paysage encore plus impressionnant, et surtout de loin beaucoup plus insolite.
Il fit un rêve en effet. Un rêve pas comme les autres, un rêve bizarre et chamarré. Comment décrire l'indescriptible ? Comment rendre par les mots de l'humain la rencontre avec un dieu ? L'esprit de Fandango lui-même ne pouvait expliquer, ni comprendre cette sensation presque cénesthésique, intense quoique confuse, qui pourtant lui assurait que ce rêve n'en était pas tout à fait un, qu'il était loin d'être anodin. Toutefois, il n'éprouvait aucune surprise, aucun étonnement, aucun affolement. Il se sentait plongé dans un environnement protecteur, et tout lui paraissait naturel. Il savait qu'il vivait quelque chose d'extraordinaire mais par un paradoxe au-delà de la compréhension humaine, il accueillait l'événement comme s'il eut été ordinaire presque comme s'il le percevait à travers les sensations et les pensées d'un autre.
C'est ainsi qu'alors que son corps était étendu au milieu de quelques caisses et sacs entassés dans une carriole qui cahotait lentement vers sa destination, son esprit, lui, vagabondait dans une jungle foisonnante de vie, bruissante de mille bruits. Comme dans un rêve banal, le paysage n'était pas tout à fait fixe et pouvait paraître légèrement abstrait. Toutefois, Fandango percevait son environnement par tous ses sens alors que le rêve est le plus souvent visuel. Il sentait la terre humide et meuble qui ployait sous son pas. Il entendait les mille crissements des insectes, les milles chants des oiseaux, il apercevait des silhouettes qui se déplaçaient derrière la végétation épaisse et dense. Des arbres plus-que-millénaires formaient une voûte au-dessus de lui qui projetait sur le sol un jeu d'ombres et de lumières. Une multitude de parfums entêtants assaillaient ses narines. Les morceaux de ciel qui échappaient à la ramure des arbres étaient eux-mêmes comme une immense aurore boréale. Tout était géant ici, tout était intense et multiple. Cet assaut de couleurs, de bruits et de senteurs l'aurait certainement terrassé s'il s'était trouvé dans le monde tangible des humains. Mais ici, malgré la chaleur humide et écrasante, il se sentait bien, en paix avec lui-même, pour la première fois depuis si longtemps. Il s'assit en tailleur pour mieux profiter de la plénitude du lieu, plongeant ses mains dans la terre nourricière. Il sentait le mouvement des insectes fouisseurs parfois gros comme son poing sous ses doigts, mais cela ne le gênait nullement, ils étaient partie intégrante de la nature, de l'équilibre de la vie.
C'est à ce moment qu'il aperçut le dieu assis contre un arbre d'une espèce qui lui était inconnue. Pourquoi ne l'avait-il pas remarqué plus tôt ? Peut-être n'était-il pas encore là ou ne voulait-il pas être vu. Ou alors l'explication se trouvait dans la couleur de sa peau sombre qui se confondait avec le brun presque noir de l'écorce sur laquelle il s'appuyait. Ses cheveux ramenés derrière lui en queue-de-cheval étaient de la même couleur que la mousse qui grimpait avec allégresse le long de l'arbre. Un masque reposait sur la terre près de sa main droite, mais Yuimen ne voulait pas lui cacher la cicatrice, blanche, qui zébrait sa joue. Fandango porta la main à sa propre cicatrice, mais il ne la sentit pas, cette ligne sous ses doigts ne l'avait pas accompagné dans ce monde-ci. Il plongeait ses yeux dans le doré de ceux du dieu. Il ressentait un immense respect pour cette sagesse infinie et ancienne du Créateur, ces épaules qui supportaient le destin du monde et ces yeux qui avaient tout connu. Et pourtant, une fois encore, il n'était pas plus intimidé que s'il avait eu affaire à un vieux sage de son Comté natal qu'il aurait fréquenté depuis sa naissance. Enfin le Dieu parla. Sa voix chaude et rassurante résonnait de partout à la fois, car il n'était pas seulement cette silhouette en face de lui mais aussi l'unité, le liant de la jungle. Il parlait dans une langue ancienne, la langue première, celle des dieux, qui transmettait directement les idées, les concepts dans l'esprit du trentenaire, libéré du carcan du langage ordinaire car il connaissait le vrai nom des choses. Mais Fandango ne pouvait retenir cette expression divine et c'est pourquoi quand il s'en souviendrait, il devrait l'exprimer avec ses propres mots. Ainsi, le dieu dit :
— Bonjour.
Avec componction, Fandango répondit de même.
— Héléfand, l'équilibre de ce monde est en péril, une terrible menace pèse sur toute vie. La mort fait partie de la vie, elle est naturelle dans le cours des choses, mais aujourd'hui, les royaumes de Phaïtos se remplissent bien trop rapidement, pire encore certains, bien que morts, n'arrivent plus à y pénétrer. Et trop de gens souffrent injustement... Tu l'as toi-même expérimenté.
Le dieu marque alors une pause avant de continuer :
— Mais tout espoir n'est pas perdu, les vieilles prophéties s'accomplissent. Les quatre gardiens vont se réveiller. Déjà la première a été révélée. Ils auront besoin d'ermites pour les appuyer dans la lourde tâche qui sera la leur. Tu es un homme bon et triste Héléfand, je le sais, et tu as déjà commencé à aider de ton côté. Je veux faire de toi un de ces ermites qui enrayent l'avancée du mal et qui apaisent les souffrances de ceux qui croient avoir tout perdu. Il y aussi un lieu entre Kendra Kâr et Bouhen, vers lequel tu te diriges déjà. Tu y seras à l'abri de toute poursuite. Tu n'auras plus à fuir constamment.
Fandango s'approcha alors et le dieu saisit délicatement son poignet gauche. Quand il relâcha sa prise, le guerrier fut marqué. Désormais un tatouage en forme de tête cerf décorait l'intérieur de son poignet. Le pelage du cerf était de la même couleur que la peau du dieu mais ses yeux étaient argentés. Son regard était doux, Fandango comprenait qu'il représentait un animal qui n'était pas un prédateur mais dont les bois pouvaient devenir une arme mortelle s'il devait défendre ceux qu'il aimait. C'était un protecteur, et ses bois clairs étaient un bouclier. Le nouvel élu de Yuimen n'avait jamais vu des bois si imposants ni possédant autant de ramifications. Il avait presque l'impression que des branches, des tiges pourraient y pousser, ou des fleurs, ou des fruits. Il ne savait trop si c'était le dessin qui exprimait cet effet ou si une certaine magie lui donnait tout ce sens.
Toujours aussi calme, le guerrier releva la tête :
— Mais pourquoi avoir besoin de nous, si vous êtes un dieu, votre pouvoir transcende complètement le nôtre.
— Car ce n'est pas là mon rôle.
Et sur ces paroles énigmatiques, le décor qui entourait Fandango commença à s'estomper. Le dieu ajouta encore une parole :
— Tu en sauras plus à l'Ermitage, tu connais le chemin.
...
Et celui qui as tué ta famille, tu le trouveras peut-être car il sera un de tes ennemis.
Quand Fandango se réveilla, il ne doutait pas qu'il avait rencontré Yuimen en personne. Et pourtant, il avait été élevé dans la tradition du comté de Wiehl, c'est à dire qu'il ne croyait pas auparavant aux dieux, mais aux ancêtres qui revenaient pour veiller sur leurs descendants. C'est pourquoi, il ressentait le besoin de regarder le tatouage à son poignet pour vérifier qu'il n'avait pas tout imaginé. Et le cerf était bien là, qui confirmait son aventure.
— Ma p'role, ch'sais pas d'puis combien d'temps z'aviez pas roupillé un bon coup mais z'avez fait un d'ces sommes ! J'avons même pas osé vous r'veiller pour l'déj'ner. Dites ça va ? Pourquoi vous r'gardez vot' poignet comme ça, on dirait qu'v'z'êtes fait piqué par l'roi des moustiques.
— Hm... J'ai dormi si longtemps qu'ça ? Je regardais juste ce tatouage là, avec le cerf, répondit Fandango en montrant son poignet.
— J'sais qu'j'ai pas d'très bons yeux, mais quand même, là j'vois vraiment rien ! D'quel cerf vous parlez ?
— Ah... Euh... Rien.
(Étrange...)
Encore un mystère qui venait s'ajouter aux autres. Maintenant qu'il était de retour dans le monde réel, Fandango n'était plus du tout aussi serein que dans son rêve. Les questions se bousculaient au portillon, et la perspective d'avoir rencontré un dieu et d'avoir été élu par ce dernier le plongeait dans des abîmes de réflexions interminables. Pourquoi et encore pourquoi.
Enfin, quand il repensait au massacre de sa famille et à leur assassin évoqués par Yuimen, il en tremblait. Un déferlement d'émotions diverses, tristesse, peur, vengeance le paralysait et il peinait à faire le tri. Puis tout d'un coup, il se leva et bondit en route hors du chariot, avant de courir comme un dératé, du moins autant que le lui permettait son épaule endommagée, sourd aux appels du vieux Jacov, vers le bois proche. Il devait se rendre à l'Ermitage. Il connaissait le chemin.