Azdren écouta Parnalia conclure son propre rapport dans la même optique que le sien, à savoir que la guilde avait failli pêcher par excès de confiance en ne vérifiant pas la valeur de ses sources de renseignement avant de les envoyer au casse-pipe. Fallait-il rappeler qu'au final sa partenaire et lui n'avaient eu la vie sauve ET réussi la mission qui leur avait été attribué que grâce à une série de coups de chance ? Que se serai-il passé si Parnalia n'était pas parvenue à se libérer ou ou si le Haut-prêtre de Thimoros avait subitement changé d'avis sur un caprice pour les torturer jusqu'à ce qu'ils avouent tous deux l'inavouable ? Plus le fanatique y repensait, et plus sa peau usée rendue crasseuse par la longue marche forcée se couvrait de chair de poule. Tout ce qu'il avait subit jusqu'ici n'était rien à ce qu'était capable d'imaginer et d'infliger, parfois par un simple attouchement, un Haut-prêtre de Thimoros émoustillé de surcroît par une chair féminine vulnérable... Il ne put s'empêcher de crisser des dents tant cette pensée ébréchait son coeur desséché : ils revenaient de loin ! Tout ça pour entendre maître Alianoff se fendre d'une petite phrase de convenance du genre "Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour vous préparer le terrain, soyez heureux d'être revenus en vie et ne vous plaignez pas."... ce qui, proféré sur un ton neutre voire glacial par l'archimage-dandy, signifiait qu'il était déjà en train de penser à la façon de remédier aux problèmes que les deux comparses avaient évoqué, mais qu'ils devraient s'asseoir sur la perspective d'une explication ou d'une compensation. Fin de l'histoire.
Le maître des lieux n'hésita pas à leur signifier qu'ils pouvaient dégager le plancher avant qu'ils ne leur prenne l'envie de rajouter quelque chose. Azdren ne put donc que se retirer, les mâchoires serrées autour du fiel qu'il lui restait à verser, non sans oublier d'adresser une hypocrite inclination du buste en direction du bureau qui lui barrait la moitié du champs de vision. Une fois dans le couloir et la porte du bureau close dans son dos, il se tourna vers Parnalia... et ne put proférer la moindre remarque tant son air de mécontentement clamait qu'elle partageait ses sentiments. Une douche froide qui l'incita à fermer son clapet et à trouver un autre sujet de conversation pour éviter d'enflammer le caractère déjà explosif de la jeune femme.
- Eh bien, cela fait du bien de rentrer chez soi, dit-il en se grattant machinalement son crâne encapuchonné. Je ne sais pas pour toi, mais je vais commencer par me prendre un bon bain pour enlever toute cette crasse, puis j'irai me chercher un bon gueuleton en cuisine avant de retourner m'effondrer sur ma couchette pour une bonne semaine. Et gare à celui qui viendrait me déranger, même si il s'agit de Thimoros en personne !
Prononcée d'une voix rauque légèrement railleuse, cette revendication d'un plaisir simple auxquels ils avaient tous deux légitimement droit ne pouvait prêter qu'à rire, surtout quand on savait comme la lyikor le peu d'importance que le fanatique portait à ce genre de choses. Il serait donc plus que satisfait si cela arrachait ne fut-ce qu'un sourire à sa partenaire d'aventure. Il resta muet quelques instants pour voir si elle avait quelques chose de pertinent à dire, puis la salua chaleureusement avant de lui tourner le dos et de s'en aller d'un pas ferme exécuter le programme énoncé. Une façon comme une autre de prendre congé avec élégance. Le prêtre quasi-défroqué n'eut guère de problème à récupérer un baquet de bois qu'il posa dans une pièce carrelée dédiée aux ablutions, qu'il remplit d'eau froide grâce à une pompe qui devait directement puiser dans une source souterraine, car le système de distribution d'eau de la ville était particulièrement mis à mal durant cette période de sécheresse. Puis il se dévêtit, forma un tas désordonné de son aube crasseuse et de ses différentes affaires, avant de s'asperger pour enfin se couler délicieusement dans le liquide à température ambiante avec un petit soupir d'aise. Même la sensation du bois râpant légèrement le cuir qui lui servait de peau, maintenant qu'il était tranquille et qu'il pouvait laisser ses pensées dériver sans que cela n'influe sur le sort de personne, même pas le sien.
(Le repos du guerrier... tu te donnes un genre de vétéran de retour de guerre ?)
La voix familière, à la fois chaleureuse et gentiment moqueuse, n'avait qu'à peine fait tressaillir Azdren qui commençait à savourer pleinement son bain. Après tout, il était le seul à pouvoir l'entendre, si bien qu'il profita du luxe d'être seul dans la pièce pour répondre oralement à son interlocutrice.
- C'est à peu de chose près ce qui s'est passé, ma sœur, et tu es bien placée pour le savoir : tu es partie en campagne avec moi, nous avons combattu et vaincus côte à côte...
(Parle pour toi. Si je n'avais pas été là, tu ne serai plus qu'une coquille vide à l'heure qu'il est. Et cela à cause du cadeau empoisonné de ton grand ami Alianoff.)
- Tu as entendu notre conversation, questionna le fanatique en s'autorisant un large sourire.
(Pas autant que je l'aurai souhaité. Le bureau de cet homme est encore mieux protégé contre les intrusions en tous genres que celui du Haut-prêtre. Et je préfère ne pas te parler des collections privées qu'il garde dans la salle à côté de la sienne.)
- Vraiment ? Intéressant... S'il s'agit bien du genre de collection à laquelle je pense, alors ce type est pile le genre de soutien qu'il me faut pour aiguiller mes recherches.
(Cela montre surtout qu'il est cinglé.)
- Ou qu'il a un esprit d'étude très...
Azdren fut interrompu par l'irruption d'un jeune homme en robe de mage qui tressaillit en le voyant, puis examina la pièce en tenant son propre baquet de bois dans les mains. Il paraissait assez confus... et franchement horrifié de voir le corps mutilé du fanatique baignant dans l'eau à présent sale.
- Ex-excusez-moi... je croyais, enfin je pensais... je vous ai entendu à travers la porte et je pensais...
- Vous pensiez que je n'étais pas seul. Or vous voyez parfaitement que je le suis. Il m'arrive simplement de réfléchir à haute voix lorsque je me baigne. Avez-vous une autre évidence à souligner ?
- Euh... non, je...
- Ne vous inquiétez pas, je viens de terminer mes ablutions et je vous ne dérangerai pas plus longtemps. Profitez-en bien.
Ne sachant plus où se mettre, l'étudiant en magie dansa d'un pied sur l'autre sans dire un mot et alla se réfugier dans un coin de la pièce avec son chargement. Azdren émergea du bain lentement, laissant l'eau ruisseler sur ses muscles ciselés et tordus par les flammes, jouissant du malaise qu'il provoquait chez son voisin de bain.
(C'est bon ? Tu as fini de t'amuser ?)
(Il s'agit de l'un des derniers petits plaisirs de la vie qu'il me reste, tu ne va quand même pas me gronder parce que j'en profite de temps à autre ?)
Il n'y eut aucune réplique mentale, mis à part peut-être un gloussement amusé. Il semblait qu'Irelia laisserait le dernier mot à son frère vivant, pour cette fois. Après tout, cette petite taquinerie était l'une des rares raisons qui l'avaient empêcher de devenir fou lorsque, bien des années auparavant, il avait constaté à quel point il avait été mutilé. A présent, s'il se souciait du reflet qu'il voyait dans le regard du chaland et de ceux qu'il estimait, il n'en demeurait pas moins qu'il avait appris à jouer avec la fascination morbide que son corps dégageait. Il s'essuya dons succinctement puis se rhabilla avant de poursuivre le programme édicté : un bon gueuleton et une cure de sommeil d'au moins plusieurs jours, ce à quoi il se tint.
La semaine qui suivit fut réservée à faire en sorte qu'un certain personnage tienne ses promesses : en effet, avant de les envoyer en mission, Alianoff avait promis à Azdren de l'initier au domaine obscur de la nécromancie. Là où le fanatique avait imaginé des cours secrets donnée dans une salle enfumée dissimulée par un passage secret, il y eut des leçons données en plein jour dans une des salles les plus fréquentées de l'académie en présence d'une grosse quinzaine d'apprentis-mages. Il faut dire que vu de l'extérieur, cet attroupement ressemblait à un banal exercice de dissection : un professeur vêtu d'un tablier de cuir, de gants et d'une paire de fines lunettes faisant des allez-retour entre un cadavre étendu sur une table et un tableau noir qu'il annotait de temps à autre avec une craie.
Les étudiants se trouvaient au choix attablés à des pupitres à retranscrire sur le vélin les remarques de l'enseignant ou faisaient cercle autour du corps froid, imprimant dans leur esprit la description des organes montrés et éprouvés tour à tour tout en retenant les propos du maître. Il faut admettre que celui-ci était un pédagogue de premier plan : parlant d'une voix docte et posée sans être pédante, usant de gestes assurés et déliés, il n'hésitait pas à saisir les organes à peine putréfiés à pleine mains pour les détailler et les confier ensuite à l'un de ses auditeurs, faisant légèrement retomber la pesanteur du corps par la vision de la mine déconfite de l'infortunée victime. Mais la nécromancie dans tout cela ? Tout d'abord, l'étude approfondie des caractéristiques corporelles permet de faire un choix judicieux de celui qui deviendrait un compagnon : en choisir un qui soit trop ou pas assez faisandé, c'est prendre le risque de faire une surconsommation d'énergie magique pour l'animer, ce qui est problématique pour un mage. Ce point de détail n'intéressait que peu Azdren, qui avait déjà une idée plus que précise sur la question.
Mais le plus intéressant vint au quatrième cours, lorsque l'archimage leur démontra de façon sûre que dans chaque parcelle du corps humain se nichait une pincée d'énergie magique, même chez les personnes n'ayant aucune prédisposition ! Il fit la démonstration que ces endroits, que lui-même appelait "points d'ancrage", permettait de manipuler un corps entier, pour peu qu'on ai le coup de main et qu'on insuffle une bonne dose d'énergie. Une technique intéressante, mais qui ne satisfaisait pas Azdren, qui désirait que le corps animé puise dans son énergie tout en gardant une certaine... indépendance. Dans ses projets à long termes, il ne se voyait pas en train de jouer les marionnettistes à plein temps, mais peut-être qu'avec un rituel spécial ou un sceau particulier placé sur le corps... C'est pourquoi le fanatique, non content de suivre les cours, se mit à éplucher tous les ouvrages intéressants de l'académie traitant sur le sujet en travaillant souvent jusque tard dans la nuit tant il sentait la solution à portée de main.
Celle-ci vint finalement de là où le fanatique s'y attendait le moins : tandis qu'il s'usait les yeux à la lueur des bougies sur un ouvrage rédigé dans une langue absconse à l'intérieur de l'une des bibliothèque, il sentit la présence légère du spectre de sa sœur à ses côtés. Étant seul à cette heure tardive, il se dit que ça ne gênerait personne si il lui répondait oralement. Cela lui donnait l'impression d'avoir une vraie conversation, d'autant plus que son interlocutrice ne s'était pas manifestée depuis l'épisode du bain.
- Qu'y-a-t-il ? Tu n'arrives pas à dormir ?
(Haha, très amusant. Non, je venais simplement voir si tu avançais dans tes recherches.)
- Je sens que je tiens le bon bout mais cela prendra encore... Toi, tu as quelque chose à me dire, insinua le fanatique après un court instant de réflexion en cherchant du regard une paire d'yeux verts inexistants.
(Tu me connais trop bien... je passai juste pour te dire que j'ai glané quelques informations concernant notre problème auprès des autres nécromanciens en jupe courte. Quelques petites choses très intéressantes...)
La nouvelle surprit agréablement Azdren : Irelia n'avait en effet jamais manifesté ouvertement son intérêt pour ce qui concernait son retour à une enveloppe mortelle... et maintenant elle parlait de "leur" problème ? C'était la meilleure ! Cela voulait-il dire qu'elle avait découvert quelque chose de réellement fondamental ?
(Évidemment que c'est notre problème, vu que tu ne cesses d'y penser à longueur de journée ! Et oui, j'ai trouvé quelque chose de fondamental !)
(Oups)
Le fantôme féminin lui révéla qu'en espionnant à tour de bras, elle était parvenue à surprendre l'un des étudiants en train de consulter dans sa chambre un ouvrage profondément occulte qui semblait détenir la réponse à leurs recherches : incarner l'esprit d'Irelia dans un corps mort en attendant de trouver une meilleure solution. Il n'y eut alors qu'à attendre l'heure du petit-déjeuner le lendemain, poster la fantôme en embuscade, et s'infiltrer dans une chambre en tous points comparable à la sienne où il n'eut qu'a desceller un moellon du mur pour mettre la main sur le précieux manuscrit et de se replier dans son antre. Aucun secret n'est à l'abri lorsqu'un observateur invisible est penché par-dessus votre épaule. Dans sa précipitation, Azdren ne prit même pas la peine de remettre le morceau de pierre en place... mais après tout, est-ce que l'énergumène allait clamer sur tous les toits qu'on lui avait volé un ouvrage qu'il n'était pas sensé avoir ?
La solution se trouvait là, sous ses yeux : un rituel complexe mêlant trois sorts. Le premier était un sort de réjuvénation adapté à la magie noire et aux chairs mortes tandis que le second était une adaptation du sortilège anti-pourrissement qui protégeait la tête de sa sœur dans la cage qui reposait contre sa hanche. Le troisième n'était par contre ni plus ni moins qu'une injection massive de fluide d'ombre dans le corps sans vie : le principe était ni plus ni moins que de donner l'énergie nécessaire à l'esprit du défunt pour qu'il puisse s'accrocher à sa nouvelle enveloppe et la manipuler grâce à la magie. Tout l'autonomie désirable était là. Il restait néanmoins deux problèmes à régler : la question de la quantité de magie à déployer et celle du corps à exploiter. Si la première était triviale, la seconde était moins simple à régler : il ne pouvait quand même pas "offrir" le cadavre d'une paysanne lépreuse à sa sœur comme réceptacle ! Il fallait quelque chose de plus, enfin de mieux...
- Et toi ? Qu'est-ce que tu préférerais ?
(Si possible, une guerrière à la peau blanche qui ressemble au moins un peu à ce que je ressemblai. C'est le minimum.)
- Je m'en doute. Mais ça ne devrai pas être si difficile à trouver, nous sommes à Tulorim tout de même ! Bref, nous allons nous répartir le travail : tu vas aller glaner des informations en ville sur un corps fraîchement enterré qui pourrait t'intéresser, tandis que j'étudie ce sort de plus près et que je finis de fignoler les détails. Cela te convient ?
(Oui...)
Le fanatique crut sentir une légère hésitation chez sa sœur. Commençait-elle à douter à présent que leur rêve était à portée de main ? Avait-elle peur de retrouver un semblant de vie à ses côtés ? Sans prendre le temps de réfléchir, il tendit la main dans la direction où il percevait la présence brumeuse de son interlocutrice, comme si il voulait lui caresser la joue tendrement. Il sentit quelque chose frôler sa chair tavelée, comme un songe de souffle qui chercherait à exister.
- Nous y sommes presque, dit Azdren d'une voix un peu nouée par l'émotion. Ce n'est plus qu'une question de jour à présent, nous y sommes presque...
(Je sais...)
La présence s'effaça, laissant l'homme seul à son bureau, l'obscur volume plein de promesses ouvert devant lui. Le fanatique hésita, chassa une pensée défaitiste d'un petit mouvement du poignet, puis se relança dans l'étude assidue du grimoire. Les choses se précisaient.
_________________ Azdren, fanatique ynorien Deux âmes pour une vie
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