Nous devons patienter un peu avant de percevoir le moindre mouvement dans l’habitation. Pourtant, le petit gars qui a repris son entrainement à l’arrière de la maison nous a assuré du contraire. Mais ne connaissant pas les coutumes régionales, je préfère m’abstenir de frapper une seconde fois et d’ainsi paraître insistant mal à propos. Je ne voudrais pas me faire mal voir du paternel d’un compagnon d’un soir, surtout le vainqueur d’un concours du plus gros mangeur ! Aussi je prends mon mal en patiente sans oser me retourner vers Sidë qui s’est postée derrière moi sans prononcer la moindre syllabe. Je me contente donc d’écouter les efforts du jeune Oranien qui s’efforce d’appliquer mon conseil et cela même s’il n’est plus dans mon angle de vue.
Mais mon attente finit par être payante, puisqu’un bruit de loquet se fait entendre derrière la porte de bois. Bien vite, celle-ci s’ouvre sur un homme d’un âge vénérable, marqué par les traits du temps, mais emprunt d’une sérénité surprenante, ainsi que d’un calme irradiant sur ses traits détendus. C’est sans doute là les caractéristiques d’un homme croyant qui sort d’une prière, d’une communication paisible avec sa ou ses divinités.
Si l’homme est surpris de nous voir, il n’en montre pas grand-chose, et je ne perçois qu’un bref haussement de sourcil curieux à notre vue. Comme les lois de la politesse élémentaire l’exigent, je prends la parole pour m’introduire à lui.
« Bonsoir. Vous êtes Sire Onmal Archevent, ce me semble… Je me nomme Cromax et voici Sidë. Nous sommes des aventuriers amis de votre fils, Léonid, et avons en notre possession une missive de sa part… »
À l’énonciation du nom de son enfant, l’homme semble s’émouvoir et son regard brille soudainement d’une nouvelle lueur, même si son visage préserve sa sérénité. Il prend la parole, et le ton de sa voix témoigne de sa gorge soudainement serrée.
« Bonsoir, voyageurs. Je suis en effet Onmal Archevent, le père de Léonid Archevent. Que Rana bénisse le plaisir que je dois à votre visite… Voilà tant et tant de temps que j’attends des nouvelles de mon ainé… »
J’opine alors silencieusement du chef tout en souriant malicieusement face à l’amour paternel évident que cet homme mur ressent pour son enfant lointain.
(Cet amour que je ne connais pas…)
(Cromax, mon tendre… Tu ne connais aucun amour et n’en connaitra sans doute jamais de pareil… Ne te perds pas dans des rêves qui te sont inaccessibles…)
Je décide de ne pas tenir compte des paroles rudes de Lysis, même si elles ont en moi un écho triste, comme un vide omniprésent depuis tant d’années… Je n’ai pas de famille, pas de père pour m’aimer et s’inquiéter pour moi… Un court instant de silence s’installe entre nous, bien vite comblé par l’enthousiasme du sieur Archevent, qui s’écarte pour nous laisser le passage.
« Mais entrez, entrez donc. Si vous êtes les amis de mon fils, vous êtes les bienvenus dans cette demeure qui a été la sienne. Entrez et installez-vous. »
Sans me faire prier plus longtemps, trop heureux de cet accueil pour le moins chaleureux, je pénètre dans l’habitation en hochant la tête, tout sourire. Sidë me suit comme mon ombre, silencieuse et presque absente, arborant un air neutre et plutôt distant pour une telle situation. L’homme nous entraine dans son intérieur et nous mène bien vite vers ce qui semble un petit salon et nous présente à chacun un siège qui semble confortable. J’attends qu’il réitère une seconde fois son offre avant de prendre place dans celui-ci, imité de suite par l’elfe bleue. Onmal part alors l’espace d’un court instant et s’en revient avec une théière en métal sombre et quelques tasses en porcelaine sans anse et peintes de motifs floraux.
« Désirez-vous du thé ? »
Après le voyage que nous venons d’effectuer, la perspective d’une boisson chaude est tellement rassurante que ni moi ni Sidë ne refusons cette offre, et l’homme finit par disposer trois tasses sur une table basse afin d’y servir son liquide fumant. Un parfum agréablement amer relevé d’une touche sucrée envahit alors l’air ambiant. Les senteurs de jasmins sont prédominantes dans la composition, mais d’autres plantes ont sans doute été utilisées pour parfaire cette infusion.
Je profite de son service pour sortir de ma poche la lettre de son fils. Lorsqu’il me tend la tasse, que j’accepte de bonne grâce avec un remerciement bref et poli, je la lui tends, prêt à témoigner de son avidité. Mais il se contente de me la tirer des doigts avec un fin sourire reconnaissant, avant de la déposer avec précaution sur un meuble en bois foncé. Je ne peux que m’étonner de cette action…
« Vous ne la lisez pas ? »
Et c’est avec un sourire énigmatique qu’il me répond avec une voix de vieux sage…
« La patience est une vertu qui me fera savourer d’autant plus chaque mot que je ne les aurai attendus. L’empressement gâcherait le plaisir de ces nouvelles, dont je désire prendre connaissance à tête reposée. »
C’est alors que je me rends compte que nous sommes sans doute de trop, et qu’il souhaite la solitude pour prendre connaissance des mots de son fils. Confus, j’esquisse un lever de mon siège tout en parlant.
« Oh mais, nous n’allons pas vous gêner plus longtemps, vous avez sans doute à faire… »
Mais l’homme pose une main sur mon bras pour m’empêcher de me lever.
« Allons, je n’ai rien à faire et vous êtes mes invités. Dites-moi donc ce qui vous amène dans ces contrées ? Vous n’êtes pas juste des messagers de mon fils, n’est-ce pas ? »
Sons sourire complice me fait un peu froid dans le dos, comme si soudainement la perspicacité de cet homme était capable de mettre à jour le but réel de notre expédition. Sans mentir, je réponds donc, tournant néanmoins mes propos pour ne pas trop en dire.
« Oranan était sur notre route, et formait une escale agréable pour notre long voyage. »
« Allons bon, Oranan une escale ? Et où donc vous rendez-vous, si ça n’est pas indiscret ? Cette cité n’est pas réputée pour être au confluent de routes fréquentées… »
« Oh mais notre destination n’est pas fort fréquenté, lui non plus… »
Je perçois à mes côtés le raidissement de Sidë. Visiblement, elle ne souhaite pas plus en dire à cet homme, et Onmal semble le comprendre et n’insiste pas davantage. La conversation se poursuit sur des choses plus banales, allant de présentations brèves à des anecdotes de parcours. Comme à son habitude, Sidë est plutôt avare en renseignements sur elle-même, et les rares fois où elle parle, elle manque cruellement de détails quant à ses expériences passées… Onmal semble comprendre et accepter sa réserve, puisqu’il ne semble pas la fustiger de questions incessantes et veille à conserver une ambiance agréable et conviviale.
Lorsque l’enfant que nous avions croisé en arrivant entre dans l’habitation par la porte arrière, le soleil est déjà couché, et Onmal n’hésite pas à nous inviter cordialement à sa table. Même si je perçois la réticence de l’elfe bleue, j’accepte poliment l’offre généreuse de notre hôte, et nous nous installons bien vite autour d’une table, à quatre. Le jeune enfant, dont nous apprenons bien vite qu’il s’appelle Lewis, porte nonchalamment sur ses genoux un vieux matou ronronnant.
Nous profitons avec satisfaction du repas, le ponctuant de remerciements et de compliments culinaires envers le maitre de maison. Durant celui-ci, et après le départ au lit du jeune Lewis, je m’autorise à reprendre la conversation abandonnée à notre arrivée.
« Vous disiez tout à l’heure qu’Oranan n’était pas un lieu de passage… »
« Oh non, ça ne l’est plus. Avec ces temps de guerre et la menace constante d’Omyre, nous n’offrons plus guère une réelle destination de villégiature, et la seule route qui autrefois passait par ici menait à la cité déchue d’Omyre. Ça n’est bien entendu pas là que vous vous rendez, n’est-ce pas ? »
À l’évocation du nom de la ville noire, capitale d’Oaxaca, je ne peux m’empêcher de frissonner. Le souvenir d’une lettre que m’a montré Pulinn fait soudain circuler une vague de froid tout le long de mon échine, et il me faut un temps avant de répondre à l’homme.
« Non, ça n’est pas dans la ville d’Omyre que nous nous rendons… Mais notre dangereux périple nous mène tout de même sur les terres sauvages de ce pays dévasté. Au cœur des bois sombres se dressant là-bas… »
L’étonnement de l’homme n’est cette fois plus dissimulable, et il intervient un peu plus vivement, sans pour autant s’emporter, gardant un calme irréprochable.
« Par la Grande Rana, mais qu’allez-vous donc faire dans un tel lieu de désolation ? Mis à part une mort tragique, vous ne trouverez rien dans ces contrées. Les patrouilles orques y sont fréquentes, et les rumeurs sur cette obscure forêt ne sont pas de bon présage pour les voyageurs s’y aventurant… »
« Nous cherchons un endroit précis, un lieu nommé la Tanière du Souvenir éternel… Auriez-vous entendu parler d’une telle chose ? »
Une fois de plus, Sidë se crispe, mais je sais en moi-même que je contrôle parfaitement ce que je dis. L’homme ne doit pas prendre de connaissance l’objectif de notre voyage là-bas, mais il peut en détenir la destination… Aucun être vivant saint d’esprit ne se rendrait là-bas sans être certain de ce qu’il pourrait y trouver… Onmal reste pensif un court instant, puis se décide à répondre…
« La Tanière du souvenir éternel… J’ai déjà entendu ce nom quelque part, mais je ne saurais pas vous en dire beaucoup. C’est normalement une grotte située au plus profond de la forêt sombre de l’Omyrhie, à l’écart de tout. Personne ne doit avoir d’autres informations concernant ce lieu-dit, car personne n’a sans doute eu le cran de pénétrer si loin dans les terres orques depuis longtemps. Mais… On raconte des choses étranges sur ce genre d’endroit, des légendes terribles qui effraient les enfants et ne rassurent pas plus les adultes… Je n’en connais pas la teneur, elles se sont sans doute perdues dans les affres des temps ancestraux. »
Suite à ces explications, un silence de mort s’abat sur la tablée, et le sujet est ainsi clôturé pour la soirée. Onmal propose au bout d’un petit temps une dernière tasse de thé, que nous déclinons gentiment, de peur d’abuser de son hospitalité.
« Nous n’allons pas tarder à vous laisser, messire Archevent. Nous vous sommes reconnaissants pour votre accueil. »
« C’est tout naturel, voyons. Par contre, je refuse que vous partiez maintenant. Je vous offre une chambre pour la nuit. Les rumeurs iront bon train si vous vous présentez maintenant à une auberge… La discrétion que requiert ce genre de voyage pourrait se trouver mise à mal, et je ne voudrais pas que des inconscients vous suivent ou vous précèdent dans votre entreprise. Vous êtes des personnes d’expérience, et peu auraient vos capacités en des terres si hostiles. Restez ici cette nuit, et partez quand bon vous semblera. »
Ne voulant pas résister à son insistance, nous finissons par accepter sa bienveillance, et il nous conduit bien vite à une chambrée. Je remarque la grimace de ma compagne lorsqu’elle s’aperçoit qu’il s’agit d’un lit double, et je ne peux refouler un sourire moqueur à son intention. Onmal prend rapidement congé de nous, arguant le fait que nous devions prendre du repos. Je m’étonne de l’aspect presque paternel avec lequel cet humain nous traite, alors qu’il est bien plus jeune que Sidë et moi.
Il nous laisse en fermant la porte en compagnie l’un de l’autre, dans cette pièce éclairée par la frêle lueur d’une chandelle dont la flamme vacille au gré du léger courant d’air provoqué par une petite ouverture dans la fenêtre…
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