Après une demi-heure, je finis par trouver la salle à manger, l'endroit est bruyant, et y a plein de monde. Mais surtout y a de la nourriture, certes, c'est pas un festin comme on en trouvait à la Cour royale ou princière, mais c'est de la nourriture. Je m'attable, entre deux colosses pour des humains. J'arrive même pas à leur poitrine et ils font facilement deux fois ma largeur, mais, une fois debout sur le banc, ma taille est nettement plus correcte par rapport aux autres elfes. Je me rue sur la bouffe, mangeant autant qu'un grand, j'ai besoin d'énergie.
Je prends un fruit, que je prends pour une pomme, mais son goût est différent. En fait, il ne ressemble même pas à une pomme, il ressemble à ... mais à quoi exactement. Je hoche la tête, persuadée d'être à nouveau dans cette forme de délire dont j'étais victime à Kendra Kâr. Est-ce la mort de mon maître qui me fait dérailler, ainsi ? Mais rien n'y fait, j'ai beau être persuadée que c'est une pomme que j'ai pris, je vois toujours un truc flou. Je suis incapable de savoir ce que c'est. L'odeur d'ailleurs est plus proche d'une tarte aux pommes que d'une pomme, tout en ayant une douce senteur de miel et de sucrerie.
Avant de croquer, je lève la tête et observe les marins et la salle à manger. Etrangement par rapport au reste du bateau, elle est bien décorée, avec des murs semblant être en plâtre, avec des grands bas-reliefs dorés à l'or fin. Les piliers sont décorés en bleu turquoise avec du vert émeraude. Là aussi, comme pour la chose que je tiens en main, ça m'étonne. Ca ne ressemble en rien à ce que j'ai vu en entrant dans la salle à manger.
Au moment, où je vais pour croquer dans le machin que je tiens en main, les portes donnant sur le couloir et la cuisine claquent et un fort vent glacial envahit la pièce, mais presque personne ne semble le sentir. Puis un goût envahit ma bouche, c'est celui des fluides de lumière et de vent qui me composent. Je les sens qui s'échappent, qui s'enfuient, qui me quittent. Mais c'est ma vie qui part. Les sons et les bruits se coupent, j'ai l'impression d'être totalement sourde.
Autour de moi, certaines personnes sont en vie, les marins, d'autres sont manifestement morts, les yeux révulsés. Je saute du banc et m'enfuis de cette salle. Dès que je passe la porte, tout s'évanouit, les sons reviennent. J'ai toujours ma pomme dans la main, elle ne ressemble en rien à ce truc...
Je tremble de toute mes pattes et va me réfugier sur la proue du navire pour profiter du vent.
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Quelques heures plus tard, je suis toujours là sur le pont, le parchemin de sort acheté à Moboutou en main. J'étudie les notes, apprenant la partition par coeur, j'ai besoin de mes deux mains pour jouer de la flûte.
"La-Fa# aigu-la# aigu-la# aigu-fa# aigu-fa# aigu-mi aigu-mi aigu-ré aigu-mi aigu-si#"1L'air est plus complexe que j'en ai l'habitude, montant haut dans les aiguës que je n'en ai l'habitude. Je ne cesse de répéter les notes, puis la mélodie, pour finalement la fredonner en fin de journée. Le parchemin pour sa part semble s'être effacée au fur et à mesure des heures tandis que je le lis et m'y rapporte.
La nuit finit par tomber quand je prends enfin ma flûte. Il me faut bien une dizaine d'essai avant que je maîtrise la musique. Certaines notes sont plus complexes que d'autres, demandant un doigté particulièrement souple. Cependant, au milieu de la nuit et bien que je maîtrise la mélodie la perfection, je n'ai pas l'ombre d'une réaction magique digne de ce nom.
Déçue, je décide de me mettre en veille, j'ai bien travaillée, même si ce n'est pas suffisant.
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Le vent est tombé quand je me réveille, nous n'avançons guère, mais je préfère ça à une tempête. C'est moins dangereux. Mais ça risque de mettre le lutin de mauvaise humeur, il voulait qu'on soit le plus rapidement possible à la forêt où on chasse les chaussettes et, à entendre les membres de l'équipage, il est dangereux de fâcher un lutin, fusse-t-il votre ami.
"Tu avais bien dit que tu savais invoquer les vents""Oui, j'ai dit ça... Mais euh...""C'est oui, ou c'est non?""Bah on va dire que c'est plutôt non. Je suis pas certaine de pouvoir agiter une voile en fait.""Essaye toujours. Ca pourra pas être pire, de toute façon."Et voilà comment je me retrouve sur le gaillard arrière, face aux voiles avec ma flûte entre les mains et pas la moindre idée de ce qu'il me fallait faire, le tout sous le regard du capitaine à qui j'avais sauté au cou quelques longues heures plus tôt quand nous avions quitté Kendra Kâr. J'essaye quelques notes, pas vraiment capable de retrouver ma mélodie tellement j'ai peur.
"T'inquiètes pas, je vais pas vous jeter à l'eau, peluche. Mais mon fils est magicien et lui aussi galère avec ses sorts. Je compte juste t'aider.""M'aider ? et comment ?""En te lançant un défi, tout simplement. Certains peuvent apprendre dans les livres et dans le vide, d'autres ont besoin qu'on ait besoin d'eux pour que leurs fluides réagissent. Je t'ai vu répéter ces quelques notes toutes la nuit, ce qu'il te faut, c'est un besoin. Une nécessité. Regarde ces voiles toutes plates. Imagine mes hommes entrain de devoir ramer sous la pression d'un lutin qui veut des chaussettes et fait voguer ce navire."Mue par l'engouement du capitaine, et par la peine de ces pauvres hommes torturées et menacées par je-n'ose-imaginer quelle malédiction que pourrait proférer Luneoh, je me lance dans ma mélodie. Je retrouve mes notes directement et j'entends une voix douce derrière moi murmurer des paroles que je ne comprends qu'à moitié : "tu crois que la terre t'appartient tout entière, pour toi ce n'est qu'un tapis de poussière.". La flûte de cristal de mon maître me donne alors l'impression de s'envoler.
(Je peux le faire, je peux le faire, je peux le faire !)Je répète inlassablement les mêmes notes, mobilisant le vent qui coule dans mes veines et fait briller le cristal que je caresse du bout des doigts. "Mais la terre n'est que poussière tant que l'elfe ignore comment il peut pendre en mille couleur l'air du vent !" Sous ces paroles, le vent se déclenche. Je me concentre et recommence la même mélodie. Mais loin d'être un sort d'attaque à l'heure actuelle, ce sont les vents que j'invoque et qui viennent gonfler les voiles, nous portant un peu plus vers Oranan, cité de Rana. Mais au bout de trois rafales, le sort se stoppe, plus rien ne sort de ma flûte, plus rien ne sort non plus de mes doigts.
"Les Dieux t'ont permis de lancer ça, c'est déjà bien, petite créature. Il est temps maintenant de prier les Dieux pour les remercier et peut-être que Rana nous enverra ses vents."Les quelques matelots autour de moi m'applaudissent. Je suis épuisée et j'ai besoin de calme. Il me faut apprendre à prier maintenant, paraît-il.
"Et on prie comment ?""Il suffit de t'adresser à Rana et de la remercier, ce n'est pas plus difficile.""Mais elle est où ?""Trouve le vent, et hurle dans le même sens que lui. Le souffle de l'air portera ta voix jusqu'aux Dieux."Savoir dans quel sens le vent va n'est pas chose difficile, il me suffit de tourner sur moi-même lentement et de voir où mes fines mèches de soie volent. Même la moindre petite brise fait battre mes cheveux.
"Regarde, le vent vient du Nord-Est, il est léger, mais il est là, nous allons pouvoir passer la pointe de Bouhen dans la soirée s'il se lève."Suivant la direction du vent, je me rue, n'hésitant pas à sauter les escaliers, jusqu'à l'avant du navire.
"RANA !!! MERCI POUR LES SORTS !" "On a fait plus long, mais c'est pas trop mal pour une première prière.""Tu crois qu'elle m'a entendue ?""Je l'espère, on verra bien."******************************
La journée n'est pas à son plein quand le vent se lève, il vient du Nord-Est. Les voiles sont gonflées à fond et je suis presque honteuse de mon petit sort.
"Rana est avec nous mes compagnons ! Droit vers la pointe de Bouhen !""Tu crois qu'elle m'a répondu ? Ca fait longtemps quand même.""Les Dieux sont loin, il faut plusieurs heures pour qu'ils aient le message."******************************
Les deux jours suivant passèrent plus vite, entre prières, musique à la flûte, apprenant même un air de marins elfes qui, malheureusement, ne fait pas vibrer ma flûte. En essayant aussi la partition du vieil homme et en découvrant qu'elle me permet de m'envelopper d'un nuage de brume solide. En apprenant aussi à faire tourbillonner les vents autour de moi. Loin d'être une magicienne aguerrie, j'ai malgré tout un petit talent qui peut être utile, celui de faire danser les gens autour de moi pour les rendre heureux comme ce fût le cas le dernier soir.
Même si ce soir, mes visions me reprennent. J'ai des mains noires comme celles d'un Hafiz, mais fines comme celle d'un elfe. Un vide profond m'envahit, je n'arrive plus à chanter et un rire machiavélique s'échappe de ma bouche quand je tente de miauler de plaisir.
(Je ne comprends plus rien de ce qui m'arrive, ce n'est pas moi. Non, ou plutôt oui, c'est moi, La grande Jusztriin Tlin'Baraghlek, la sème-la-poisse, reconnue à travers tout Nirtim voire plus loin encore à travers le monde entier.) Je secoue la tête dans tous les sens, non c'est impossible, je suis Hailindra, pas Jusztriin. Qu'est-ce qu'il m'arrive encore. Et pourquoi aurais-je envie de raser cette ville moi ? Puis je ne triche pas moi. Ce n'est pas possible...
Et c'est sur cette idée stupide de triche que finalement le monde redevient normal. Mes mains sont à nouveau blanches et poilues et surtout je n'ai plus ces idées stupides qui créent un grand vide en moi. Un marin a repris un chant et tous le suivent, les paroles parlent de femmes, d'alcool et de richesses. Les elfes voyageurs à bord de grand navires sont tous les mêmes car le thème est le même que celui entonné par les elfes gris de l'"étoile du Sud", l'aynore qui m'a déposé à Kendra Kâr, il y a de cela quatre longs jours déjà.
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Fin du troisième jour de voyage, le nid de pie annonce enfin la terre et le port d'Oranan. La ville apparaît au soleil couchant, brillant de milles feux. Je suis presque mécontente qu'on soit déjà arrivé et un petit coin de ma tête prie Rana de retarder un peu la fin du voyage. Mais mes prières silencieuses n'atteignent pas la reine des vents car nous entrons dans le port, en devant serré les voiles pour modérer la vitesse. Les marins sont heureux derrière moi tandis que j'observe la ville au gaillard d'avant. Finalement, peut-être que Rana les a écoutés eux plutôt que moi.
C'est finalement avec un petit vide au fond du coeur, sans un chant ou une musique heureuse qui me viennent à l'esprit que nous débarquons en Ynorie. Ils me manqueront tous ces elfes, surtout le jeune Inratiël, le jeune fils de l'ambassadeur devenu marin pour voyager et découvrir le monde et ces mystères avec qui j'ai passé pas mal de moment finalement.
1 : Ce sont les premières notes de la flûte indienne dans l'air du vent de Pocahantas.