Finalement, Calimène avait rapidement mordu à l’hameçon. Appâtée par les belles promesses de l’Emissaire, elle s’était laissée ferrée en beauté ; preuve, si cela se faisait encore nécessaire de la justesse d’esprit de ce sinistre personnage. Ses belles manières n’habillaient qu’à grand peine une ironie perturbante tout comme son accoutrement semblait avoir été emprunté à quelques nobles de passages dans le quartier. Même son cheval paraissait être passé de vie à trépas quelques jours auparavant et n’avoir été tiré d’une fosse commune que pour paraitre monté à ce rendez-vous. Par instants, Calimène se perdait dans l’illusion d’un cavalier et d’une monture aux poumons se hissant et s’évidant de concert, comme si la volonté de l’un sourdait hors de son être au point d’en animer le corps de l’autre.
Montures et cavaliers s’abimèrent longuement dans l’observation d’une charmante demeure bourgeoise de la roue Montre-Orgueil. Plusieurs chandelles brillaient aux étages, signes de présences préparant leur coucher et les domestiques s’affairaient encore dans le jardin, sortant les déchets qui finiraient prochainement dans la rue, collectés par les agents de la ville. Calimène se fit hésitante et afficha son manque d’entrain par son impassibilité.
« Ceci ? Un repaire de serviteurs nocturnins ? Et pourquoi pas un jardin public ? » Glissa-t-elle d’une voix un brin agacée pour masquer son manque de confiance dans les dires de son nouvel informateur.
« C’est qu’il y aurait aussi à dire sur un jardin aussi calme que la Bise d’Ynorie… Ah, si vous saviez de quels expédients se nourrissent certains arbustes lors de certaines nuits noires. » Lui retourna l’Emissaire, presque en gloussant. « Faites-moi donc confiance, ma chère, notre entente est à ce prix » poursuivit-il en évasant son sourire de l’avant de ses dents, adoptant un air que la jeune femme trouva immédiatement indélicat, cynique et affamé.
« Une erreur, intentionnelle ou non, de votre part et me voilà faite. Inutile d’ergoter, je n’entrerai pas là dedans sur votre seule bonne parole. Si vous vous attendiez à ce que je pousse ma monture pour enfoncer le portail, et qu’un chevalier de fer blanc entre et massacre tout ce qu’il aurait pu croiser de revendicatif au sein de cette demeure, passez votre chemin. Vous pouvez tenter votre bonne chance dans les basses fosses servant d’auberges autour des arènes : les spadassins avinés en recherche de massacre et trop lâches pour fouler le sable des arènes y pullulent. Mais pour l’heure, j’en ai assez entendu, nous réfléchirons à votre proposition à tête reposée. Et vous n’en serez informé qu’au moment de vous la communiquer. Considérez comme probable que j’en profite décoller votre joli cou de vos épaules : jusqu’à preuve du contraire, vous êtes le seul authentique putois que j’ai pu cerner ce soir. » Le menaça Calimène.
« Femme de peu de foi » se moqua-t-il.
Calimène resta interdite et se contenta de lui adresser un regard lourd de signification.
« Puisque c’est le menu fretin qui vous intéresse, rendons-nous en d’autres lieux de la ville, plus propice à la pêche de délits mineurs et de malveillances moins subtiles » pérora l’Emissaire en tirant sur les rênes de son cheval. Le mouvement fit hennir la bête et arracha plus craquements sinistres de sa colonne vertébrale lorsqu’elle consentit enfin à se mettre en branle. Avançant cahin-caha sur la route pavée, les sabots du canasson – en dehors de l’arrière-gauche porté disparu – peinaient visiblement à compenser le manque de stabilité des jambes flageolantes de l’équidé. Montée sur Légion, la main fichée sur la garde de son arme, le chevalier-sirène affichait son hostilité en même temps que son incrédulité. Attentive et sur ses gardes, elle suivait sans s’en laisser compter, ne perdant pas de vue les mouvements de son homologue. Ce dernier, aussi calme qu’un cadavre transporté à dos de cheval, se pavanait, le dos raide. Ne craignant visiblement aucune duperie de la part de la jeune femme, il se bornait à tenir les rênes d’une main souple et à rester en place, le dos droit et le menton fièrement relevé. De temps à autre, il agrémentait la ballade de quelques peccadilles, historiettes et autres récits de faits divers tous aussi sordides les uns que les autres en pointant du doigt telle demeure ou venelle mal éclairée. Parfois, à l’intersection de deux chemins, la rosse humait l’air de ses naseaux et prenait la pose, à l’image d’un limier cherchant l’orientation prise par son gibier. Il semblait hésiter à chaque fois quelques instants et finissait par se décider pour une nouvelle direction, sans jamais se presser.
« C’est qu’il renifle bien les pistes ; faisons-lui confiance » commentait en ce cas l’Emissaire, d’un air entendu auquel Calimène ne pipait rien. Arrivés à un nouveau croisement, le guide de l’expédition leva la main, intimant l’arrêt et le silence à son accompagnatrice. Calimène papillonna du regard sur la scène, muette. Entre ses jambes, la respiration de Légion était le seul élément de son anatomie soumis à un mouvement. Calme et puissant, l’animal tourna son immense tête vers la gauche, renâclant légèrement pour lui indiquer maladroitement cette direction.
« Le voyez-vous ? » Commenta gaiment l’Emissaire.
Et elle le vit. Noirceur sur fond d’ombre, une masse informe bougea imperceptiblement, à l’affût. Massive, elle dépassait largement Calimène en taille, sans toutefois la hisser à la hauteur d’un cavalier sur sa monture. L’animalité flagrante de la créature empestait l’intégralité de la zone et une fois perçue, il était difficile de s’en détourner. Tel le lapin glacé d’effroi face au loup, le chevalier sirène se figea longuement. Du moins jusqu’à ce que la bête ne fasse un pas dans la rue, se dévoilant plus amplement au regard de ses quatre observateurs. Un pelage noir et sang – qui ne semblait pas être le sien – habillait ce qui en d’autres temps était un Liykor, ou au moins un parent éloigné. De quelle manière une telle entité, usuellement vivant au cœur de forêts profondes, s’était retrouvée au cœur des murs de Kendra-Kâr relevait du mystère.
La mécanique intellectuelle sommeillant dans le crane de Calimène s’éveilla peu à peu, prenant divers cheminements de pensées pour éluder les options lui paraissant parmi les moins concevables. Au prix d’un effort particulier, elle porta son regard sur celui de son informateur. Ce dernier, visiblement aux anges, tenait de masquer un petit air victorieux derrière une humilité de façade ; sans réel succès.
« Considérez-vous désormais que les informations dont je suis le détenteur possèdent … » laissa-t-il trainer longuement, à l’image d’un conteur se sachant attentivement écouté. « … un fond de réalité suffisamment tangible pour vous satisfaire ? » conclut-il provisoirement en affichant un petit air suffisant.
Calimène inspira longuement et soupira d’une traite décidée. Elle prit fermement ses rênes par la main gauche et flanqua le poitrail de sa monture de ses cuisses, mettant l’imposant hongre en mouvement. Elle dépassa l’Emissaire en tirant son épée hors de son fourreau en un bruit métallique.
« Un peu de trop de réalité à mon goût » déclara Calimène en le dépassant par le côté droit, l’arme au clair.