D’un commun accord le groupe était remonté à la surface. De prime abord, l’argument conjointement consacré était le suivant : le manque de préparation pour une exploration plus longue que prévue initialement. Sans les filtres du mensonge et de la fierté, l’explication était bien plus simple.
« Seuls les nains et les morts peuvent prendre du repos sous terre » avait commenté Haldr, un solide gaillard pourtant difficilement impressionnable.
Il fallait toutefois reconnaitre que la vie souterraine pouvait oppresser les vétérans les plus endurcis. L’absence du soleil se faisait cruellement ressentir, de même que le passage du vent. Bien que les sous-sols soient bien ventilés et aérés, il était dérangeant pour le non-initié de se retrouver ainsi privé de lignes de vue portant à plus de quinze ou vingt pas. Par ailleurs, nombre d’éléments nouveaux épuisaient mentalement les prospecteurs. Les sons se distordaient étrangement ; une simple goutte tombant en une position indéterminée pouvait se faire entendre dans le lointain alors que des conversations réalisées à quelques pas de distance pouvaient avoir du mal à s’imposer même en élevant la voix.
Victorin fit rapidement le décompte du butin de cette première expédition.
« Les mines semblent avoir bien endurées le passage du temps. Durant notre progression, je n’ai constaté aucun affaissement notable dans les galeries principales et les poutres de soutènement m’ont semblé saines. En dehors de quelques infiltrations d’eau, je n’ai rien remarqué de notable pouvant mettre en danger notre sécurité lors de ces expéditions » décrivit sommairement Victorin.
Gors reprit à cet instant la conversation.
« A propos des mines, il serait de bon ton d’identifier quels filons sont encore exploitables » lança-t-il à la volée.
« Effectivement, nous ne pouvons baser notre développement sur la cueillette et la récupération d’armes et armures sur les cadavres » confirma Calimène. Non pas que les morts aient pour coutume de réclamer leurs biens – quoique… - mais un développement ne pouvait se baser sur des ressources aussi éphémères.
« Dans un premier temps toutefois, il le faudra bien. Nous ne sommes pas assez nombreux pour exploiter les mines et tout ce qui peut être récolté devrait l’être… et… nous devrions mettre en terre les corps, c’est là la moindre des choses que nous pouvons faire pour eux » poursuivit-elle d’un trait.
La plupart de ses compagnons donnèrent leur aval au projet ; certains en dodelinant de la tête, d’autres en se signant religieusement.
« Trois marteaux de guerre, deux boucliers et quatre cuirasse de métal composent les trouvailles que nous avons jugé bon de remonter pour cette fois, sans nous surcharger, un autre allez retour sera nécessaire pour … humm » hésita l’ancien Capitaine pour éviter d’utiliser le vocable « dépouiller ».
« Pour mettre en terre les défenseurs nains » compléta Levon, qui n’avait visiblement aucun problème de conscience de cet ordre.
Pragmatique, Calimène ne moufta pas un mot à ce sujet mais reprit la conversation à son compte.
« Nous les mettrons en terre sur place, sur le carré qu’ils ont défendu jusqu’au dernier moment. Et pour garder en mémoire leurs derniers actes, nous nommerons ce lieu… la « Garde vaillante » glissa-t-elle rapidement. « Ce que nous avons trouvé, il nous faut l’entreposer et très vite identifier ce qui peut encore être utilisé. L’une des salles du Bastion fera office d’armurerie… Gors, Haydr, pouvez-vous vous charger de mettre tout ceci en bon ordre ? » Leur demanda-t-elle d’une voix aimable mais qui ne semblait pas vouloir souffrir de refus.
Après un instant d’hésitation les deux hommes obtempérèrent et emportèrent le barda en direction du Bastion. Quant aux autres, ils poursuivirent un temps leurs échanges concernant les mines puis chacun s’en retourna pour reprendre le fil de ses occupations personnelles : préparer le repas, prodiguer quelques soins aux chevaux ou jouer aux cartes.
Tout sauf penser à la prochaine expédition souterraine.
X X X
Dans le cadre de leurs descentes ultérieures, le petit groupe localisa de plus en plus aisément le lieu-dit de la « Garde vaillante ». Ayant marqué à même les parois le chemin à suivre pour une remontée plus rapide chacun prenait désormais ses aises lors de cette partie du trajet. En sus des marques, la petite compagnie installa des torches à intervalles réguliers. Placées sur des portants métalliques ou fichées dans une anfractuosité de la roche, ces points de lumières rassuraient tout un chacun, même ceux qui ne souhaitaient pas faire état de leur reste d’anxiété. Allumées à leur passage, elles étaient par la suite provisoirement éteintes lors de leur remontée afin de prolonger leur durée de vie. Par-delà la passe de la « Garde vaillante » les tensions réapparaissaient. Jour après jour chaque procession promettait de s’enfoncer de plus en plus loin dans les tunnels de la montagne et les appréhensions refaisaient leur apparition.
Au fil du temps, Calimène prit la tête de l’expédition. Sans qu’on puisse réellement l’expliquer elle semblait se diriger avec une relative exactitude et affectait une acuité de vision bien supérieure à celle de ses comparses. Une torche dans une main et sa lame dans l’autre elle conduisait la troupe avec méthode, prenant le temps d’annoter son plan à chaque intersection et de faire placer les marques convenues régulièrement.
Soudainement, Calimène s’immobilisa en sentant une immense masse d’air froid. Sur sa droite comme sur sa gauche les parois venaient de disparaitre. La flamme de sa torche se plia d’un côté puis de l’autre, prise dans un courant d’air qui menaça un instant de la souffler. Rapidement rejointe par ses associés la lueur conjointe de leurs flambeaux marqua une scène d’horreur qui les fit reculer de plusieurs pas.
Partout le sol était jonché de cadavres, ou tout du moins ce qu’il en restait. Des nains par dizaines, voire plus, avaient ici trouvé la mort dans ce qui avait dû être une bataille rangée. Bien qu’il soit encore difficile d’évaluer la taille de ce qui manifestement était une caverne, le groupe restait en cercle soigneusement ordonné ; réflexe grégaire peut-être mais généralement salvateur.
Attentif au moindre bruit qui aurait trahi une position adverse, le groupe ressentit soudainement la précarité de leur position. Conjointement ils regrettèrent soudainement la relative sécurité des tunnels où l’adversaire ne pouvait se présenter que par deux voies possibles : par l’arrière ou par l’avant. Mais ici, au creux d’un espace qu’il était encore impossible d’évaluer, le danger pouvait venir de toutes les directions, incluant le plafond qui restait nimbé de ténèbres.
« C’est … » entama l’un des hommes de troupe.
« Silence » le coupa Victorin.
Un bruit venait de se faire entendre, furtif et solitaire. Un bruit semblable à un caillou tombant sur une surface dure ou au jugé de la situation, de deux bouts d’os glissant l’un contre l’autre. Chacun retint son souffle durant de longs instants. Durant ce laps de temps, rien ne se fit audible et chacun espéra que le son ne se reproduirait pas.
Il se renouvela pourtant malgré les prières discrètes et les espoirs secrets.
« Là ! » cria un arbalétrier en guise d’avertissement, juste avant de libérer le carreau de son emplacement. L’arbre métallique projeta le trait à tête d’acier hors du cercle de lumière et c’est avec un bruit mou, presque spongieux, qu’il trouva une cible.
En réponse à cette initiative douloureuse, un sifflement strident résonna en écho. Puissant et aigu, le seul souvenir de ce son perturba l’ouïe des humains. Durant de longues secondes ils perdirent la position de la bête mais localisèrent cette dernière juste au moment où elle émergeait des ombres pour faire son entrée sur scène.
Habituellement fin gourmet de chairs mortes, de cuirs porteurs de moisissures et d’os attendris par l’humidité, un Scolopendre plongea sur l’un des membres du groupe : Haydr. En se redressant au dernier moment il atteignit presque la hauteur de la poitrine du costaud ce qui, en prenant en compte la partie restée allongée au sol de l’arthropode, devait porter sa taille totale à deux mètres. L’humain tenta de le repousser mais l’horreur, le dégoût, la force d’impact puis la douleur se conjuguèrent pour le faire chuter en arrière. Agacé par l’odeur de viande fraiche et rendu fou par l’agression dont il s’estimait être la victime la bête plongea ses crochets profondément dans la cuisse du soudard. Après un instant d’hébétement, Calimène se porta à leur rencontre mais se garda bien se frapper de pointe et reporta son assaut à plus tard. Ce qui ne fut pas le cas de Gors qui de sa botte de cuir cloutée dégagea Haydr avec toute la brutalité dont il était capable. L’être aux mille pattes roula sur lui-même et atterrit sur le dos. Puis, dans une affreuse torsion de son corps aux muscles incompréhensibles, il se replaça séant et se replia dans la zone d’ombre. Le marteau de guerre n’en attendait pas plus pour se mettre en œuvre. Levé haut au-dessus de la tête de son porteur, il chuta avec force et célérité mais manqua sa cible de peu. En lieu et place le cadavre d’un nain se retrouva percuté. L’armure de ce dernier ploya sous l’impact et les os s’égrainèrent en ordre dispersé dans toutes les directions.
« Reviens dans la lumière ; tu es trop avancé » ordonna Victorin en constatant que l’assaut du monstre avait fait se ployer plusieurs torches. Il leva haut la sienne pour redonner un peu de lumière à l’ensemble du groupe. Calimène se replia sur elle-même et ramena sa lame à son côté. Elle tenta de localiser les bruissements des pattes sur les os, significatives des déplacements du fouisseur, mais se rendit à l’évidence en constatant que les gémissements de Haydr les couvraient presque totalement.
« Refermez le cercle, reculons ensemble » tança Calimène d’un ton autoritaire. En conséquence, Gors recula de plusieurs pas et tira dans sa suite le blessé. Sa cuisse pulsait d’épais caillots de sang et déjà les muscles étaient pris de mouvements spasmodiques. Dans ces conditions, il lui serait certainement impossible de marcher sans une aide extérieure.
De nouveau la créature entra dans le cercle de lumière et déborda le Chevalier sirène par la droite. En réflexe et en représailles elle frappa de pointe mais son arme ripa sur les plaques annelées qui engonçaient la partie supérieure de la terreur rampante. L’espace de cet instant, elle contempla la foultitude de pattes dont chacune semblait douée d’une vie propre et réprima son écœurement. Reprenant Haydr pour cible elle trouva cette fois-ci Victorin en rempart. Ce dernier agita sa torche devant la bête qui fut contrainte de reculer en vociférant. Cherchant le contact, Calimène faucha une multitude de membres semblables à des vers. Une brochette de ces petites choses rose pâle se détacha du corps principal mais sans autre effet notable que de produire une nouvelle retraite de la bête. Dans sa fuite, Levon projeta l’un de ses coutelas dans sa direction, arrachant une nouvelle plainte aigue à sa cible.
Analysant le manque d’efficacité de son épée, Calimène la replaça en son fourreau. De quelques pas rapides, elle se présenta aux côtés de Haydr et le soutint de son bras droit. Tenant fermement sa torche dans la main gauche elle tira le gaillard en arrière, aidée pour ce faire par le joueur de couteau. Ensemble, ils le ramenèrent en direction du tunnel et à peine quelques pas restaient à faire lorsque l’insecte, vindicatif, les faucha tous les trois. Dans la pagaille de membres imbriqués, ce fut le bras de Levon qui se trouva happé par les crochets monstrueux. Tiré en arrière, il manqua de disparaitre hors du cercle de lumière et ne fut récupéré de justesse que par le bras puissant de Gors qui contesta la possession du filou au dernier moment.
Calimène se redressa vivement à se porta à leur secours. Elle tira Levon par son veston et le remit sur pied avant que ce dernier n’ait le temps de se plaindre. Dans son déplacement son pied écrasa une paire de corps. Le regard attiré elle constata qu’elle foulait effectivement plusieurs anciens combattants et s’accroupit non pour s’excuser mais pour ramasser une arme laissée à terre par son ancien propriétaire. En l’occurrence l’artefact prenait la force d’une lance courte. Forgée dans le métal d’une pièce elle tenait à bien y regarder autant de l’épieu que de la lance. Sa pointe affichait une forme barbelée afin de provoquer d’atroces blessures au moment où la lame se retirait et au niveau des mains un cerclé de métal protégeait les doigts du porteur de toutes lames vengeresses.
Laissant Gors récupérer les blessés –ou plutôt devrions-nous dire les jeter comme deux sacs à patates dans le tunnel où ils seraient en relative sécurité – Calimène se campa entre eux et l’espace ouvert de la caverne. Elle emboita sa torche entre eux roches tendres et s’empara de la lance à deux mains. Se positionnant latéralement elle se campa fermement sur ses appuis. Pour avoir observé l’animal elle était convaincue que ce dernier tenterait une nouvelle fois de s’en prendre aux blessés.
« Bête stupide guidée par l’instant, elle ne résistera pas à l’appel du sang » se dit-elle en affermissant sa prise à deux mains.
De nouveau le Scolopendre tenta de rejoindre les estropiés pour se repaitre du sang qu’il avait gouté quelques instants plus tôt. Il dépassa Gors par la gauche dans un mouvement digne d’un contorsionniste et se présenta face à Calimène. Loin de se laisser impressionner il tenta de la faire chuter en arrière comme il l’avait déjà fait lors de son assaut initial. Cette fois-ci Calimène lui opposa la pointe barbelée et dans sa résistance forcenée, transperça le corps de l’arthropode de part en part. Un liquide poisseux coula sur ses mains gantées et ses avant-bras pendant que les pattes couleurs chair tempêtaient sur les rebords de son armure. Elle étouffa un haut-le-cœur de dégoût et tint bon la position. Le choc initial passé et le poids de son armure aidant, elle en vint à repousser l’insecte au sol. Dans le mouvement elle s’appuya de tout son poids sur la lance et le cloua proprement au sol. De douleur ou d’agacement, le monstre s’ébroua dans toutes les directions mais en tentant de se libérer il ne fit qu’élargir sa blessure.
L’espace d’un instant, Calimène se demanda si une telle plaie serait réellement mortelle compte tenu de l’anormale constitution de l’animal. Mais Gors la coupa dans ses réflexions en la poussant de côté pendant que Victorin plaquait la bête au sol de sa botte.
Le marteau de guerre monta haut et retomba bien bas, emportant avec lui la tête de la créature.
En signe de mécontentement, l’animal mourant dispersa ses fluides sur ses assaillants, vérolant leurs vêtements d’une substance poisseuse à l’odeur tout à fait désagréable, quoique supportable.
« J’ai écrasé une grosse bête » commenta Gors, un sourire satisfait sur les lèvres.