~
Auparavant~
~120~
Le départ approchant, nul ne semble avoir besoin de monter avec moi. D'ailleurs, je n'aperçois pas d'aventuriers. Peut-être ont-ils préféré employer d'autres méthodes, comme les sifflets magiques ? Positionné derrière la troupe Omega, j'ai la surprise de voir le Capitaine Hirotoshi me faire un signe, mais surtout de comprendre qu'il m'invite à remonter le convoi jusqu'à sa tête. Je ne suis qu'un instructeur et un inconnu parmi les ynoriens de Fan-Ming, mais l'on me fait l'honneur de chevaucher de concert avec l'état-major des miens.
J'adresse un signe de tête poli aux deux ynoriennes également en tête de troupe, mais n'ai pas le loisir de leur parler. Sur un mouvement haut du bras, le meneur de la Compagnie Omega lance la marche. Je jette un bref coup d’œil par-dessus mon épaule, apercevant au loin les restes fumants des charniers. J'ai une brève pensée pour l'homme que j'ai tué, puis reporte mon attention devant moi. Je dois me concentrer sur ce qui nous attend. Respecter les morts, mais privilégier la vie de ceux qui peuvent encore être sauvés. Le poids ne quitte pas mes épaules, malgré cette phrase que je me répète mentalement.
Le temps semble s'étirer, au son des équipements et de la marche somme toute rapide des nôtres. Sans un mot, j'essaie de rassembler mes pensées. De me concentrer. De faire sereinement le point. Depuis quand exactement suis-je dans ce monde dont j'ignorais l'existence encore récemment ? Une semaine peut-être ? Je me suis porté volontaire, et y ai été dépêché pour superviser la défense de ce monde. Mais... Je ne peux m'empêcher de me questionner. Les ynoriens ont-ils sciemment ignoré la menace ? L'ont-ils... Non, l'avons-
nous sous-estimée ? Aurions-nous pu agir avant ? Envoyer des aventuriers dont les motivations nous sont inconnues était-elle la meilleure chose à faire ?
Les sabots de Ganko passent de claquements contre la pierre à des bruits sourds d'un sol de terre de plus en plus froid. Ma monture donne par moment des signes d'impatience, mais je m'efforce de la maintenir à la hauteur de mes compatriotes. Sans ses petits écarts que je dois corriger, je me serais perdu plus avant dans mes pensées. Je songe à la bataille qui nous attend. Quarante milles peaux-vertes. Un effectif supplémentaire d'ennemis mal identifiés. La magie est de notre côté, mais je pense encore à la légende contée par Dame Talia. Les titans endormis sous la surface... Pourtant, vue l'ampleur de la bataille, il me faudra sans doute employer mes pouvoirs à des fins offensives.
J'avise la bague en San-Divyna à ma main. Aurais-je la volonté nécessaire pour y parvenir ? Devrais-je au contraire canaliser ma puissance pour soutenir nos forces ? L'incertitude me gagne. J'espère que ma volonté sera bien plus affirmée, une fois face à l'ennemi. Non, il le faut. Si Fan-Ming tombe, c'est Oranan qui sera la prochaine cible. Les visages de mes amis et de mes proches me viennent en tête. Ma pupille Tohru, la jeune Ayame enceinte, la proximité du portail et des civils. Je serre le poing sur ma bague et lève le nez vers le ciel encore bien gris. Puis je tapote l'encolure de ma monture.
"
Cette bataille sera rude, mon ami. J'espère que tu seras avec moi, s'il nous faut devenir pions d'un inévitable gambit."
Un des coups préférés de mon défunt oncle. Peut-être nous reverrons-nous d'ici quelques jours, mais je suis déterminé à ne pas laisser cette perspective m'affecter.
~
La marche prend fin lorsque le soleil décline. Un peu partout, les hommes s'activent pour monter un camp de fortune. Je demeure auprès de mon étalon, déchargeant un sac d'avoine demeuré dans ses sacoches, et le mettant à disposition des autres montures. Plusieurs feux de camp sont allumés, mais je note qu'il y a peu d'échanges entre les différents contingents. Chacun demeure plus ou moins avec les siens. J'aperçois également les ynoriennes auprès desquelles j'ai chevauché. Je ne connais toujours pas leur nom, quand bien même elles semblent aussi importantes que le Capitaine Hirotoshi. Une chose à laquelle j'ai un peu de temps pour remédier.
M'approchant d'elles assez ouvertement, j'attends qu'elles me remarquent pour prendre la parole.
"
Bonsoir. Je ne pense pas avoir été honoré de vos noms."
Si l'une des jeunes femmes semble tendue à mon approche, l'autre vêtue clairement me salue cordialement. J'apprends avoir face à moi Honoka de Fan-Ming, soeur du Gouverneur de la colonie, ainsi que sa suivante au nom de Chihiro. Elle est soeur du capitaine de la milice d'Oranan, certainement Atsuhiko, et la révélation de ce détail ne semble pas être appréciée. J'écarquille légèrement les yeux. Il s'agit donc bien de deux femmes d'importance.
"
Je suis honoré de faire votre connaissance. Instructeur D'Esh Elvohk Kiyoheiki, milicien d'Oranan."
Maintenant que je sais à qui j'ai affaire, peut-être puis-je satisfaire un brin de curiosité concernant notre colonie. Me rappelant de l'enfant que j'ai aperçu, et portant le titre de Gouverneur, j'exprime assez librement ma surprise à ce sujet. Cependant, la Respectable Honoka tente de me rassurer, en m'affirmant qu'il est bien conseillé par le dénommé Tsukiko, sur lequel elle s'appuie. Tant de choses m'échappent quand à Aliaénon que je prends la décision de poursuivre mes questions.
"
Je suis étranger à Aliaénon, et pour tout dire, à ma grande honte, j'ignorais même l'existence d'une colonie en ce monde. Fan-Ming et le conseiller me sont inconnus. Pourriez-vous m'en dire davantage à leur sujet ?"
L'honorable Honoka prend le temps de satisfaire ma curiosité. Oranan semble reliée à plusieurs mondes grâce à des
fluides spatiaux, et possède des colonies plus ou moins officielles dessus dont l'existence est tenue secrète. Je ne peux que constater amèrement que ce secret est éventé depuis longtemps en ce qui concerne notre position sur Aliaénon, et la présence d'aventuriers non loyaux envers ma patrie nous prive définitivement de cette discrétion.
La jeune femme poursuit, m'apprenant que le Conseiller d'origine oranienne était déjà au service de leur père, et est un véritable partisan de la République. Quelque chose m'interpelle dans ses paroles. Le pouvoir de la cité était entre les mains de leur père, et le voilà entre celles de son jeune frère ? Avant de m'en être empêché, je m'entends lui demander si Fan-Ming est régie par d'autres principes que ceux de la République. Peut-être la Respectable Honoka ne s'attendait-elle pas à ma question, mais elle y répond avec force détails. En effet, la colonie est avant-tout une cité-garnison, dépourvue de citoyens pour y faire connaitre leur voix. C'est donc un gouvernorat qui y existe, et qui se transmet par filiation directe. Et surtout masculine.
Je me sens un peu décontenancé. Honoka semble être une femme réfléchie et respectable. N'y a-t-il pas de recours possible ? À peine ai-je formulé cette question que je le regrette, en particulier à cause de l'expression amère que je devine sur le visage de mon interlocutrice. Mon peuple est fier, mais grandement ancré dans ses traditions. Remettre en cause ce qui a toujours fait sens et loi est difficile à accomplir. Je suis bien placé pour le savoir. Malgré ce que j'ai accompli au nom de la milice, il m'arrive encore d'être la proie de préjugés. Je me sens sot d'avoir envisagé cela, quand bien même je ne verrai pas d'inconvénients à ce qu'une femme responsable et capable devienne meneuse.
Je préfère toutefois ramener la conversation sur un autre sujet.
"
Vous dites que vous n'êtes pas toujours en accord avec le Conseiller. Sur quoi divergez-vous ?"
Ma question que j'espérais un peu plus distrayante ne fait que renforcer l'impression que j'empire la situation. Honoka fixe tristement le feu crépitant à proximité avant de me répondre. Si elle prône une ouverture aux autres peuples, le Conseiller privilégie la sécurité de Fan-Ming. Mais un peu trop. Apparemment, il n'a jamais fait confiance aux autres, pas même aux Pâles. Leur relation commerciale n'est le résultat que de l'insistance de la jeune femme et du Capitaine Hirotoshi.
Je comprends la prudence de l'homme politique, mais le cloisonnement de notre colonie et le refus d'alliances et de liens a conduit à la situation actuelle... Si nous avions été plus proches de ressortissants d'Aliaénon, peut-être aurait-il été possible de mieux nous préparer.
"
La venue des troupes d'Omyre crée un précédent. Sans l'appui des autres peuples, nous serions bien seuls face à la menace. Il ne pourra pas l'ignorer."
Mon interlocutrice est du même avis que moi, et elle regrette que cet appel à l'aide ait du se passer dans l'urgence. Malgré l'évidence de la menace, le Conseiller aurait été réticent à faire appel à des étrangers...
Mes yeux se tournent vers l'endroit où les Pâles ont du s'installer. J'ai beau savoir que Shaam m'a menti, qu'il avait toujours été dans leurs intentions de marcher sur Andel'Ys pour en confier les rênes à Gurfelion, je ressens un poids permanent quant à leur présence. C'est moi qui les ai incité à se mobiliser, et qui n'ai pas su protéger leurs civils de la fourberie du Dragon mauve. Ce poids est si grand que je ressens le besoin d'en faire part.
"
Je me prends parfois à souhaiter que l'Ynorie soit assez forte pour se défendre sans impliquer des innocents... Oh, veuillez me pardonner. Je me conduis comme un enfant."
Sur mon épaule, je sens la main de l'ynorienne. Par ses paroles, elle cherche à me soutenir, à m'inciter à ne pas prendre à ma charge plus que je ne peux supporter. Sa sollicitude me touche. Cela fait un moment que le doute s'est immiscé en moi, et entendre des paroles d'encouragement me fait le plus grand bien. Je ne suis pas seul dans cette situation. Ce simple constat m'avait échappé depuis trop longtemps.
Un peu plus serein, j'interpelle Chihiro, restée silencieuse, m'intéressant à son avis sur la situation. La suivante siffle presque, affirmant que la jeune femme est cent fois plus capable que ce Conseiller '
véreux' ou l'enfant-gouverneur. Mais c'est là encore un sujet que Honoka fait taire vivement. À ma tentative d'éclaircir ce point, ma voisine reprend la parole. Le Conseiller souhaiterait vivement que les principes de la République s'appliquent à Fan-Ming, espérant sans doute en prendre la tête, mais la notoriété de Honoka le gêne. La tirade de mon interlocutrice s'achève sur une demande, presque quelque chose d'impératif. Elle ne veut pas que je donne à Tsukiko des raisons supplémentaires de se défier d'elle.
C'est à cet instant que je comprends. J'ai outrepassé mes droits. M'aventurer plus loin dans cette discussion serait inconvenant. Visiblement, elle souhaite mettre fin à cet entretien, et je prends le parti de me plier à sa volonté.
"
Je ne suis qu'un instructeur, et pas même de ce monde, Respectable Honoka. Ma voix n'a de toute manière guère de poids dans les affaires de Fan-Ming. Mais n'ayez crainte, je connais mon rang... Je vous suis reconnaissant pour cet échange. Puisse cette nuit vous apporter le repos à toutes deux."
Après un salut militaire, je m'éloigne en direction de ma monture. Tant de choses me sont encore inconnues, notamment dans tout le volet politique de mon peuple. Mais je n'ai pas les ressources pour m'y plonger. Alors que je tente de laisser mes pensées derrière moi, un son commence à s'élever près des feux ynoriens. Un
chant en vérité. Des hommes entremêlent leur voix dans notre langue maternelle. Je ne connais pas les paroles, mais l'unisson qu'ils atteignent m'impressionne. La Compagnie Omega est soudée, et pourtant, j'aperçois quelques soldats à la mine sombre. Certains visages me sont familiers. Je les ai aperçus en me dirigeant vers le rempart ouest hier.
Garder le moral est indispensable en ces temps difficiles. Je fouille mon sac, en sortant de quoi faire du thé ynorien. Après avoir emprunté de quoi le préparer, j'en propose sans un mot aux soldats que j'estime en avoir besoin, et bois en leur compagnie. Je ne fais peut-être pas partie de leur formation, mais nous sommes liés malgré tout. Moi aussi, je suis ynorien. Moi aussi, je suis prêt à défendre les nôtres.
~
Au matin, après un second jour de voyage où la tension s'est faite plus forte encore, et alors que nous foulons les plaines enneigées entourant la colonie, un spectacle loin de me réjouir nous accueille.
(
Ainsi donc, te voilà de nouveau, Shaam.)
Le Dragon Mauve se dresse devant nos troupes, faisant barrage entre notre position et notre destination. Il invite l'état-major et les aventuriers présents à s'avancer. Méfiant, je me joins néanmoins au groupe. Pour une créature qui a quitté le champ de bataille d'Andel'Ys dans un supposé sale état, il me semble en pleine possession de ses moyens. Sa langue de vipère claque dans l'air, et ses paroles vides résonnent. Il annonce que cette voie est close, que ce qui nous attend est trop puissant pour nous.
Mais ses paroles ne parviennent pas à convaincre qui que ce soit de rebrousser chemin. Le faire serait indigne de notre sang ynorien, et les Pâles ont des comptes à régler avec les troupes d'invasion. Je plisse les yeux. Qu'a donc encore ce reptile derrière la tête ? Ses troupes ont été décimées à Andel'Ys. Cherche-t-il à nous écarter pour se racheter auprès du Seigneur Vallel et conserver son avantageuse position auprès de lui ? Car s'il nous met en garde contre le destin qui nous attend, rien ne parvient à me faire croire qu'il a notre survie à cœur. Pas après tout cela.
Je rive mon regard violet à sa forme. S'il a réussi à me faire douter auparavant, cette incertitude est à présent passée. Je le sais puissant, mais pas stupide. Lothindil est là, et si elle est parvenue à l'écarter une fois, elle peut le refaire. Le combattre nous ferait perdre un temps précieux, et quand bien même il semble seul, je ne serais pas surpris qu'il cache son jeu une nouvelle fois. Malgré moi, j'esquisse un fin sourire, laissant passer un brin de dérision dans mes mots.
"
Une mise en garde touchante, Shaam, eût-elle été sincère."
Je tais mes pensées. Il est presque aussi crédible que s'il avait subitement proposé de se joindre à nous pour repousser l'armée noire. Je suis tout de même curieux de connaître ses intentions. Compte-t'il tenter de nous arrêter physiquement ou se tiendra-t'il à l'écart de la bataille ? Ce fourbe lézard mauve demeure un être à la pensée impénétrable.
(2 380 mots)