Deux longues heures de discussion, trois carafes pleines de bière et une chanson lutine entonnée par les ménestrels, c'est ce qu'il nous fallut pour finir par danser tous deux sur la table de la taverne, chantant à tue-tête. Bras dessus, bras dessous, nous tournoyions sur la table dans une danse infernale. Nous pataugions dans les restes de bière renversée, manquant de tomber à chaque pas tellement l'alcool altérait notre sens de l'équilibre. Le reste de la clientèle nous observait avec dédain, certains, secouant la tête, ricanaient et médisaient sur la faible capacité des lutins à tenir l'alcool. J'aurais bien aimé les voir moi, après avoir ingéré presque l'équivalent de la moitié de leur poids en bière !
Sûrement agacé par tant d'agitation et plein comme un oeuf, un gros bonhomme s'approchait de nous. C'était LE stéréotype du marin : peau brunie par le soleil et l'iode, mâchoire énorme et proéminente fendue au centre par une profonde fossette, habits sales et humides de sueur, des avant-bras qui étaient deux fois plus gros que moi et une longue pipe en bois coincée entre ses lèvres pincées. Il n'avait pas l'air de nous vouloir que du bien et ses paroles nous atteignirent en même temps qu'un puissant reflux de mauvais vin.
"D'gagez d'là les asticots ! Vous m'empêcher d'cuver tranquille, pis d'abord, c'ma table !"A ces mots, l'ivrogne perdit l'équilibre et manqua de s'écrouler, se rattrapant de justesse au rebord de la table. Le choc fit trembler cette dernière et je faillis moi aussi choir, retrouvant mon équilibre d'un mouvement de bassin improbable. Le ridicule du marin ne manqua pas de nous plonger dans un fou rire aussi incontrôlable que hors contexte. Puis retrouvant un tant soit peu mon sérieux - ce qui ne fut pas tâche aisée - je rétorquai entre deux rires :
"T'as p...pas l'air de pourvoir intimider q...quic...conque dans l'état où t'es, na !"Je croisai les bras, droit comme un i sur la table, montrant que je n'avais pas l'intention de bouger, un large sourire aux lèvres. Cet homme ne me faisait pas peur. Je devais sûrement mon courage à mon état d'ébriété, mais je n'allais pas laisser ce grand dadais rompre l'ambiance d'une soirée si bien commencée. Mais le marin n'en avait pas convenu ainsi, vexé d'être ainsi le sujet de moqueries lutines, il fit disparaître mon rire en m'attrapant comme une vulgaire chope. Mes bras et mon buste étaient complètement coincés dans la paume de l'humain, je ne pouvais pas bouger. Je pestai contre l'ivrogne, lui ordonnant de me lâcher sur le champ, mais ce dernier ne fit que resserrer son étreinte. Sa poigne pressait contre ma vessie, augmentant l'envie pressante que le flot de bière que j'avais ingéré provoquait. Rageusement, je plantai donc mes dents dans la chair humaine qui s'offrait à moi, provoquant un cri de surprise et de douleur de la part du marin.
Je ne sus jamais quelle idée saugrenue traversa l'esprit de mon compagnon de beuverie à cet instant, mais c'est le moment qu'il choisit pour se jeter à corps perdu dans la bataille. Dans un cri qui se voulait guerrier et intimidant, il se retrouva, d'un bon impressionnant, accroché à la gorge de l'ivrogne. Ce dernier, certainement surpris par tant d'animosité de la part de deux lutins ivres relâcha légèrement son étreinte et j'en profitai pour m'extirper de là pour me retrouver sur l'avant-bras de l'humain. Paniqué d'être devenu le nouveau lieu d'escalade de deux lutins enragés, il m'attrapa de son autre main et m'envoya valser quelques mètres plus loin dans un vol plané mémorable.
J'atterris en plein dans le décolleté d'une fille de joie assise à une table proche. La poitrine généreuse et souple de la femme amortit ma chute et limita les dégâts. J'étais coincé entre ces deux seins, encore abasourdi par le coup que je venais de prendre. C'était chaud et confortable, un parfait matelas chauffant pour ivrogne venant de subir un choc. J'aurais bien aimé m'y endormir, mais ce n'était pas du goût de la jeune femme. Elle hurla et se levant, hystérique, tapota ses seins pour essayer de m'en déloger. Essayez de vous imaginer, avec une créature inconnue et ivre logée dans votre poitrine et vous pourrez vous rendre compte de l'état de la jeune femme à ce moment !
Reprenant mes esprits devant tant d'agitation, je grimpai à présent sur l'épaule de la jeune femme qui hurlait de plus belle, priant pour qu'on enlève cette "chose" d'elle. Indigné, je lui rétorquai :
"Roh ! Ça va, na ! C'est p...pas comme si j'étais lourd !"L'homme dont s'occupait la prostituée un peu plus tôt, en voulant m'attraper d'un geste vif, gifla la pauvre femme. Ce geste valu à l'homme bien intentionné un autre coup de la part d'un ivrogne voisin. Puis un autre client, voulant défendre son ami cogna l'ivrogne, et de fil en aiguille, la gifle devint la cause d'une immense bagarre générale dans la taverne. Alors que j'étais toujours perché sur l'épaule de la femme maintenant en pleurs, j'observais le carnage que j'avais provoqué et cherchais mon compère. Je le trouvai, toujours aux prises avec le marin ivre. Il était maintenant accroché aux poils nasaux de l'homme et tirait de toutes ses forces tandis que sa victime tirait elle-même sur le pauvre lutin, augmentant ainsi la douleur infligée.
J'entrepris de le rejoindre pour lui porter secours. Je sautais d'épaule en épaule, de crâne en crâne pour me frayer un chemin parmi ce capharnaüm, passant sur la longue chevelure d'un nain instable qui fracassait la tête d'un autre avec une bouteille de rhum, puis sur le dos courbé d'un elfe bleu occupé à se faire botter les fesses. Arrivé à la hauteur des deux ivrognes lutin et humain, je bondis dans le dos de notre agresseur et agrippai une chaîne en acier qu'il portait autour du cou. La chaîne en main je sautai dans le vide, le long de son dos, dans le but de l'étrangler. Ainsi positionné, les pieds entre ses deux omoplates, je tirai de toutes mes forces sur la chaîne. Mes petits muscles de lutin ne suffisaient pas à faire vraiment mal à l'ivrogne, mais mon but était tout autre : je voulais qu'il s'occupe de moi plutôt que de l'alchimiste.
Mon action eut l'effet désiré, l'homme recula de quelques pas et laissa un moment Bab en paix pour essayer de se libérer de la chaîne qui l'étranglait. Il essayait me m'attraper, mais de là où j'étais, ses mains ne pouvaient m'atteindre. L'alchimiste lâcha les poils de nez sur lesquels il s'acharnait, et retombant sur notre table me lança tout en fouillant dans son sac :
"Tiens bon Psylo ! Faut que je retrouve quelque-chose !" Dans un éclair de génie, le marin tira d'un coup sec sur le pendentif fixé au bout de la chaîne qui l'étranglait. Celle-ci se brisa et je fus projeté contre la nuque de l'homme. Abasourdi par le choc, je chutai sur le sol aux pieds du marin. L’atterrissage fut bien plus violent que le précédent. Dans mon état normal, je serais retombé sur mes pattes dans une pirouette élégante, tel un chat. Mais ce soir là, mon sens de l'équilibre n'était pas à son summum, aussi lorsque mes pieds touchèrent le sol en premier, mes genoux se plièrent sous le choc, puis je m'étalai de tout mon long, sur le dos, ma tête cognant violemment contre les planches de bois mitées qui servaient de plancher à la taverne.
Complètement désorienté par le choc, je me demandai longuement ce que je faisais là, qu'est ce qui m'avait poussé à m'allonger ainsi sur le sol froid de ce qui semblait être une taverne. Tout, autour de moi, était flou. Le plafond et les murs tanguaient dangereusement comme s'ils étaient faits de matière molle et qu'il dansaient au rythme d'une musique infernale. Devant mes yeux, un mur de petites lumières semblables aux étoiles d'une nuit sans nuage scintillaient. L'effet de l'alcool inhibait les douleurs que j'aurais pu ressentir à ce moment, mais je ressentais, en contrepartie, une atroce envie de rendre sur le plancher tout ce que j'avais bu et mangé ces deux derniers jours, et j'avais plus que tout, envie d'uriner.
Soudain, une grande masse sombre fit son apparition au-dessus de moi. Ma vue était si trouble que je ne pouvais distinguer quoique ce soit. J'entendis le son d'une arme tirée au clair et le scintillement d'une bougie sur le métal poli d'une lame pointée sur moi vint attirer mes yeux endoloris. Tout me revint dans un éclair de lucidité : Bab, le marin ivre, la poitrine de la prostituée, la bagarre, la nuque du marin puis la chute. Ma vue se faisait plus nette alors que je dessoûlais un peu. C'était le marin qui pointait cette arme sur moi ! Il voulait me tuer cet ivrogne ! La peur me prit au ventre, je devais agir vite si je ne voulais pas finir découpé en petits morceaux. Mais alors que je tentais de me relever aussi vite que mon état me le permettait, j'entendis un cri de surprise et la dague que tenait le marin vint se planter à quelques centimètres de mon visage. Puis se fut au tour du marin de s'étaler sur le sol, dans un fracas épouvantable.
J'étais tétanisé, écarquillant les yeux, un étrange rictus d'horreur affiché sur mon visage. Puis je soufflai, relâchant la pression lorsque je me rendis compte que j'étais hors de danger. Bab apparut près de moi, m'aidant à me remettre sur pieds. Je titubais, autant secoué par ce que je venais de vivre que par l'alcool.
"Que ... Quoi ... Tu l'as tué ?"L'alchimiste se mit à rire. Il tenait dans sa main un mouchoir blanc trempé d'un liquide malodorant.
"Nan ... Il est juste partit faire de beaux rêves plein de jolies filles.". Il me montra le tissu qu'il tenait.
"Une petite potion de ma confection à base d'alcool très pur. Une fois inhalée, elle t'envoie dans les vapes."La situation semblait beaucoup l'amuser, il ne semblait pas se rendre compte que j'avais faillit y passer ! Quel égoïsme !
"En tout cas, merci, sans toi j'aurais fini embroché sur cette dague" dis-je en faisant un signe de tête vers la lame toujours plantée dans le plancher.
"Je ne pense pas qu'il voulait te tuer ... Juste te faire peur."Le lutin se moquait de moi et de la peur que je montrais. Je fis une moue vexée. Autour de nous, la bataille d'ivrognes faisait encore rage dans un fracas de bois et de verre brisés. Quelques soldats, un peu plus sobres que les autres essayaient de faire régner de nouveau l'ordre dans la salle, mais en vain.
"Faut qu'on file de là avant de se faire mettre dehors, ou pire se faire tuer par un de ces abrutis." "Attends, j'ai un petit truc à faire avant. Na !" répondis-je un sourire au coin des lèvres.
Je m'approchai du visage du marin. Sa pipe, brisée, gisait à coté de sa bouche ouverte qui émettait de longs ronflements sonores. Je plongeai ma main dans le foyer éteint, puis la retirai, elle était maintenant recouverte de cendres noires. Utilisant ma main comme pinceau je dessinai sur le visage de l'homme. Je croquai maladroitement un bleu autour de son oeil droit, une longue cicatrice difforme sur sa joue gauche et de petites moustaches ridicules au-dessus de ses lèvres. Assis à califourchon sur son cou, j'observais fièrement mon oeuvre, puis hochai la tête dans un signe de satisfaction, avant de descendre du pauvre homme.
"Voilà, maintenant, il ressemble plus à ce que j'aurais dû lui faire. Na !"Bab était hilare et je souriais aussi, niaisement, ayant déjà oublié que j'avais frôlé la mort. Mon oeil fut attiré par le petit pendentif pendu à la chaîne brisée qui m'avait servi à étrangler l'ivrogne. Il était orné d'une pierre bleue émettant un étrange scintillement. Je touchai du doigt la pierre bleue, c'était humide et doux, agréable. J'attrapai alors le pendentif et le fourrai dans mon sac.
"Je prends un petit souvenir, il me doit bien ça !" Bab haussa les épaules, et c'est après ces méfaits que nous quittâmes la taverne, pas vraiment dans l'état où nous l'avions trouvée, en slalomant entre les belligérants et en évitant tout coup perdu.
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Le port