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J'émerge, je ne sais combien de temps plus tard, dans une atmosphère enfumée aux relents de chair carbonisée qui me fait salement tousser. Je remue précautionneusement mes membres et constate avec soulagement que les fioles ont fait effet, mes os brisés se sont miraculeusement ressoudés et mes plaies se sont refermées. Il n'empêche que j'ai mal partout et que je me sens plus courbaturé que je n'ai souvenir de l'avoir jamais été. Je me relève en réprimant un pitoyable gémissement et découvre une scène qui me donne des haut-le-coeur: le Naga s'est en partie consumé, du fait de ma lame ardente qui a dû rester fichée dans ses tripes après le combat. A l'odeur de chair brûlée s'ajoute un déplaisant fumet d'entrailles déversées qui achève de me donner la nausée, si bien que je me détourne du spectacle pour vomir tout ce que j'ai dans l'estomac. Au bout d'un moment la nausée se calme et, alors que je repose les yeux sur le spectacle désolant, je commence enfin à me demander comment je vais sortir d'ici. Je récupère et nettoie mes lames avant toute chose, non sans dégoût lorsque je dois extirper ma dague profondément plantée au fond de la gorge du serpent, puis je me mets en demeure de trouver une sortie. La prêtresse m'a dit que la rivière devrait se remettre à couler à la mort du monstre et que cela me fournirait un moyen de quitter ce lieu, mais je ne vois aucun changement dans la glace qui m'entoure, pas le moindre signe de fonte en tout cas.
Songeur, je rengaine ma lame ardente afin de plonger le lieu dans l'obscurité, s'il y a une sortie quelque part la lumière du jour pourrait franchir une bonne épaisseur de glace et m'indiquer la voie à suivre. Mais de lueur je n'en vois aucune, il fait si totalement nuit que je ne distingue simplement plus rien malgré ma nyctalopie. Je demande à ma Faëra de faire luire le pendentif dans lequel elle aime à se lover et, grâce à la pâle lueur lunaire ainsi produite, je décide d'aller voir ces autres pièces dont Alayä m'a parlé. Je franchis le mur de glace explosé par le Naga et pénètre dans un étroit couloir percé de trois portes de bois défoncées par le monstre, une de chaque côté et la dernière au fond de la galerie. Les deux premières pièces sont envahies d'un chaos d'objets brisés et de vêtements ou de tissus déchirés et souillés, leurs murs de pierre nue m'apprennent sans le moindre doute qu'il n'y a aucune sortie par là, à moins qu'il ne s'agisse d'un passage secret soigneusement dissimulé. Je distingue bien quelques objets encore intacts, quelques bijoux entre autres, mais je ne m'y intéresse pas, n'étant pas venu en ce sanctuaire pour le piller. La troisième pièce n'est qu'une toute petite chambre circulaire de quelques quatre mètres de diamètre mais, détail intéressant, une partie de la paroi a été soigneusement maçonnée à l'aide de gros blocs de pierre et une espèce de levier en métal jaillit d'une encoche dans le mur. Je m'en approche et tente de voir s'il pourrait ouvrir un passage, mais je ne vois rien qui pourrait le laisser penser. Comme je n'ai aucune envie de rester enfermé plus longtemps dans ce sanctuaire et que je n'ai pas découvert la moindre esquisse de sortie, je me risque à peser sur le levier afin de découvrir à quoi il sert. Il n'a visiblement pas été utilisé depuis bien longtemps car il ne bouge pas d'un iota, mais quelques rudes coups de pied finissent par le débloquer et je parviens à l'abaisser. A mon grand dam, rien ne se passe. Je finis par soupirer et retourner dans la salle principale, il doit bien y avoir un passage bon sang!
Un inquiétant craquement retentit soudain, mes lames jaillissent de leurs fourreaux et je me mets instinctivement en position défensive en jetant des coups d'oeil nerveux alentour. Rien, si ce n'est un autre craquement qui semble provenir d'une paroi de glace située entre deux des statues de Moura. Je m'en approche et l'ausculte attentivement lorsque, subitement, la paroi explose littéralement! Il en jaillit une masse d'eau conséquente qui m'emporte comme une vague de fond et m'entraîne sens dessus-dessous jusqu'à l'extrémité opposée de la longue salle! Toussant et crachant, je parviens à me relever et constate avec inquiétude que l'eau monte à toute allure dans la salle, bons dieux j'espère qu'il y a une échappatoire pour toute cette flotte parce que sinon je suis mal! Nager en armure dans de l'eau glaciale est un exercice auquel je ne suis pas pressé de me livrer...Mais les dieux sont sourds à mes prières et le niveau de l'eau ne cesse d'augmenter, m'arrivant bientôt à la taille! Inquiet, je me dirige vivement vers l'une des statues de Moura et, pardonne-moi Déesse, l'escalade fébrilement afin de me mettre hors de portée des flots, provisoirement au moins. Inexorable, la montée de l'eau se poursuit, remplissant peu à peu la salle. Je grimpe le plus haut possible mais le liquide ne tarde guère à me rejoindre, je commence sérieusement à craindre de finir noyé dans cette caverne sans issue! Il arrive un moment où je n'ai plus que la tête qui dépasse de l'eau, je suis à moitié congelé et je rage de ce destin funeste qui m'attend, agrippé que je suis à une effigie de la Déesse marine!
Mais soudain un autre craquement retentissant se fait entendre et la masse liquide paisible se fait subitement torrent furieux, m'arrachant à mon perchoir en m'entraînant brutalement dans les profondeurs! Je me cogne durement à plusieurs reprises contre le rocher tandis que le flot m'emporte, je bois une bonne tasse et m'étouffe sans pouvoir reprendre mon souffle alors que tout devient obscurité et chaos aqueux autour de moi puis, aussi soudainement que cela a commencé, je me sens déposé au sol et tout se calme. Je rampe en crachant mes poumons pour m'éloigner de l'eau qui coule maintenant lentement sous moi, profonde de quelques mains seulement, et sens avec étonnement un vent froid me parcourir le visage. Relevant la tête, je constate avec stupeur que je suis sorti! Il fait nuit noire, les étoiles brillent dans les cieux et, au centre du cirque rocheux, un petit lac commence à se former, alimenté par une modeste rivière qui sort d'une grotte qui n'existait pas la dernière fois que je me suis trouvé ici! Une vanne...le levier que j'ai actionné n'était rien d'autre qu'une vanne et la pression de l'eau libérée a brisé le bouchon de glace qui obturait la source et l'entrée du sanctuaire! Néanmoins je ferais bien de me remuer si je ne veux pas finir congelé, trempé jusqu'aux os je tremble déjà de tous mes membres et un dangereux engourdissement me gagne.
Quelques minutes plus tard, je suis assis devant un bon feu et emmitouflé dans une épaisse fourrure prêtée par Alayä, qui m'a contraint à me dévêtir entièrement sans la moindre pudeur et a vigoureusement frictionné mon corps à l'aide d'un baume aux herbes odorant. Elle me glisse une tasse de thé brûlant entre les doigts, breuvage que j'avale avec reconnaissance tout en réprimant sévèrement les douleurs issues d'une féroce débattue alors que je me réchauffe lentement. L'Elfe bleue me dévisage avec intensité, un respect nouveau brille dans son regard et elle finit par murmurer:
"Je ne pensais pas que tu survivrais, guerrier de Sithi. Au nom de Moura et de tous mes compagnons disparus, je te remercie."
"Je t'en prie, Alayä. Me diras-tu maintenant comment je peux trouver les Thithilarthëa?"
"Oui, demain je te montrerai le chemin qui mène à eux si c'est ce que tu souhaites. Mais n'oublie pas ce que je t'ai dit: un Gardien veille sur eux. Il n'a jamais laissé passé personne pour ce que j'en sais."
"Eh bien, il y a un début à tout. Une fin, aussi, mais peu importe, je verrai bien."
"Repose-toi maintenant, je vais aller prier dans le sanctuaire, cela fait si longtemps..."
J'acquiesce simplement et finis mon thé avant de m'enrouler dans la fourrure pour dormir un moment, je me sens effectivement épuisé jusqu'à la moelle des os et la chaleur me plonge dans une douce torpeur à laquelle je n'ai pas la moindre volonté de résister.
Le lendemain matin, après un repas roboratif constitué d'une espèce de gruau enrichi de miel, l'Elfe me tend une chevalière de ce métal étrange nommé Ondrya dans lequel est enchâssé un petit morceau de corail taillé en forme d'étoile:
"Accepte ceci en gage de reconnaissance, guerrier de Sithi. Ce n'est pas grand chose mais, selon la légende, cet objet aurait été béni par Moura il y a fort longtemps. Il montrera aux prêtres de notre ordre que tu as rendu un grand service à notre cause et te protégera."
Je la remercie chaleureusement et passe la chevalière à l'annulaire de ma main droite, puis à l'invitation de la prêtresse je récupère mon équipement et la suis à l'extérieur. Elle m'entraîne dans le cirque rocheux, jusqu'aux abords du lac où elle s'arrête pour me faire face:
"Tu m'as dit être un Danseur d'Opale, alors j'ai encore une chose à t'offrir, une Danse que seuls connaissent ceux qui honorent Moura. Regarde."
Alayä se concentre et entame une gestuelle souple et puissante évoquant irrésistiblement le mouvement des vagues et des marées, tour à tour paisibles et colériques. Elle ondule, se dérobe, attaque et se replie vivement d'une manière qui me semble totalement imprévisible. Je reconnais dans sa technique l'usage du Ki, mais d'une manière que je ne connais pas bien qu'elle me semble assez proche de certaines danses que je maîtrise. Elle m'explique que cette danse magnifique emprunte sa force à l'océan et repose entièrement sur la fluidité de l'eau, mais qu'elle nécessite aussi que je prie Moura de m'accorder sa force pour parvenir à l'accomplir. Elle m'apprend ensuite que Moura n'est pas seulement la Déesse de l'Océan, mais aussi celle des torrents, des gouttes de pluie et même des larmes qui coulent de nos yeux, de la sueur qui coule et de l'eau que nous buvons. Elle me rend aussi attentif au lien qui existe entre les marées et la lune, me révèle que certains de mon peuple connaissent ce lien et l'honorent, bien qu'ils soient rares. Lorsqu'elle m'engage à prier sa Déesse avant d'essayer de mettre en pratique ce qu'elle vient de me montrer, je commence par demander pardon pour avoir brisé sa statue, un détail que je n'ai pas jugé utile de révéler à l'Earionne. Je la remercie pour la pluie qui fait pousser notre nourriture, pour l'eau qui nous abreuve et nous donne vie, puis je tente de reproduire cette danse superbe qu'elle m'a montré.
J'ai toujours visualisé mon Ki comme des rivières argentées parcourant mon corps, si bien que l'aspect fluide m'est familier. Je le rassemble donc sous cette forme et tente une première approche de cette technique en le modelant de manière à accroître la souplesse et la vivacité de mes gestes. Attaque, parade, esquive, mes gestes s'enchaînent parfaitement mais au sourire amusé qui ourle les lèvres d'Alayä je réalise vite que je viens de retomber dans une danse que je viens d'apprendre, celle de l'éclipse. La prêtresse m'explique alors:
"Tu te bats comme un courant d'air, Tanaëth. Tes coups sont des bourrasques vives et brusques, ils ont de la puissance mais c'est celle du vent. Tu tournoies, tu fouettes, mais tu n'ondules pas. La force de l'océan est profonde, sombre et patiente. Elle peut aussi paraître limpide et impulsive, mais sa puissance provient de son immensité, elle va puiser profondément et rien ne peut l'arrêter s'il est en colère. Visualise l'océan, guerrier de Sithi, laisse-toi emporter par sa houle..."
Je ferme les yeux et imagine la mer près de Nessima, les vagues qui s'échouent sur les plages, celles qui se fracassent sur les rocs, flux et reflux éternel qui, peu à peu se répand dans mes veines, dans mes muscles. Les prunelles toujours closes, je me laisse porter par ces sensations et effectue quelques gestes lents, rythmés par les ondulations de l'océan. Je tente de modifier légèrement la forme de mon énergie interne pour la faire correspondre à cette sensation et mes coups changent peu à peu de nature, deviennent plus souples. Pourtant je sens qu'il manque quelque chose, mes gestes ne sont que petites vaguelettes...
Je m'immobilise et, plutôt que de me concentrer sur les vagues, je plonge plus profondément en quête de leur source. Je sens mon coeur qui bat, qui propulse mon fluide vitale jusqu'aux extrémités de mon être, lentes et puissantes pulsations qui rythme ma vie. Je modèle mon Ki sur ce schéma, le rassemblant aux tréfonds de moi pour le projeter en vagues souples dans mes membres au gré de mes gestes, que je sens devenir plus puissants, plus profonds. Mais cette fois je m'enferre vite dans un rythme trop régulier, prévisible, ce qui n'est certes pas le cas de l'océan.
"C'est mieux, mais toutes les vagues ne se ressemblent pas. Paix, soudaine colère, lente marée, lame de fond furieuse qui emporte tout...deviens la mer, guerrier de Sithi...sens la force du vent qui lève la houle, celle de la lune qui engendre les marées...sens l'écueil sur lequel les vagues se brisent, les hauts-fonds sur lesquels elles s'élèvent soudainement...plonge dans leurs creux, élève-toi sur leurs crêtes, sois l'océan!"
Je commence cette fois par donner à mon Ki la forme d'une mer étale, sereine, qui me berce calmement des pieds à la tête. Puis je "souffle" mentalement dessus, faisant naître quelques vagues qui l'agitent et auxquelles je fais correspondre mes mouvements, allant toujours chercher leur source au plus profond de mon âme et de mon coeur. Lorsque je pense avoir trouvé un rythme suffisamment porteur, j'accentue l'amplitude de mes gestes soutenus par les puissantes ondulations de mon Ki, parvenant peu à peu à avoir l'intense impression d'être littéralement soutenu par une mer fortement agitée. Je sens la houle parcourir mes muscles, dicter mes mouvements, mais là encore je reste dans un schéma rapidement définissable, qui manque cruellement d'imprévu. Néanmoins j'ai l'impression d'avoir cerné une première base de cette danse et je l'entraîne longuement, habituant mon corps et mon esprit à cette perception nouvelle sous le regard attentif de la prêtresse.
Peu à peu j'insère dans ma danse des éléments nouveaux, un récif, un haut-fond, j'alterne gestes tempétueux et mouvements paisibles, avec plus ou moins de succès selon les cas. Mon énergie spirituelle parcourt maintenant mes muscles non plus comme des rivières mais comme des vagues irrégulières, de plus en plus imprévisible à mesure que je parviens à varier son intensité et sa fougue. Flux et reflux, je me laisse porter par mon instinct, avançant et reculant au gré de marées intérieures, attaquant furieusement comme une vague qui percute une falaise puis me repliant alors qu'elle s'effondre sur elle-même. Je me dresse sur les sommets de vagues géantes issues d'immensités sans le moindre obstacle, je plonge dans les creux abyssaux qui les séparent, me fracassant violemment sur une côte imaginaire avant de me replier comme marée descendante. Souvent ma concentration vacille et je reviens involontairement à des gestes aériens mais, au fil des heures, cela devient de moins en moins fréquent. L'après-midi est déjà bien entamée lorsque Alayä finit par hocher la tête en disant d'un air satisfait:
"Tu as renoué avec l'Océan, c'est bien. Moura a trouvé ton coeur, Sindel, sa force coule maintenant en toi. N'oublie pas de la remercier pour ses dons."
En nage, j'opine gravement et m'incline pour la remercier avant d'adresser une brève mais fervente prière à la Déesse de l'Eau, puis je m'essuie à l'aide d'un bout de tissu afin de ne pas attraper la mort et demande:
"Merci pour tout, Alayä. Peux-tu maintenant me montrer ce chemin vers les Silnogures? Je pense qu'il est temps que je me mette en route."
La prêtresse me désigne une faille à peine visible qui pourfend verticalement la falaise du cirque rocheux et s'incline à son tour en me répondant:
"C'est moi qui te remercie, guerrier de Sithi. Tu seras toujours le bienvenu ici. Il y a des prises taillées dans la paroi, discrètes mais suffisantes. Tu ne devrais pas avoir trop de mal à grimper. Sois prudent, je prierai Moura de veiller sur toi."
"Puisse Sithi éclairer tes pas, Alayä. A un jour prochain, j'espère."
Je lui souris une dernière fois et je me mets en route sans un regard en arrière, brûlant maintenant de découvrir ce lieu où, d'après elle, demeurent encore quelques Thithilarthëa.
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