|
Son ami, tête en bas, remuait comme un beau démon pour se défaire de la poigne ferme du monstre horrible qui le tenait par le panard. En vain, hélas, la force de l’être des monts étant telle que même si les deux nains unissaient les leurs en criant très fort « Fusion » pour le frapper, ça ne rimerait à rien, et aurait au moins autant d’effet qu’un pet silencieux dans la face d’un enrhumé. Il n’aurait rien senti. De l’enrhumé, Gorog n’en avait que le nez, et le sien n’était pas bouché. Il restait là, regard hagard, bras ballants, bouche béante et paupière frétillante, à pointer d’un doigt tremblant la sinistre et immense apparition.
« Trololololololololololo… Trolololooooo. »
Il ressassait en boucle, sans pouvoir se ravoir, le nom de cette odieuse créature à laquelle il ne voyait comment réchapper, hormis en se faisant planter dans le sol avec force comme l’aurait fait un horticulteur zélé d’une patate germée.
C’était sans compter le nez.
Oui. En vrai, il pouvait sembler stupide de compter un nez. Ou de compter sur lui, son aide mathématique n’allant pas bien plus loin que le nombre deux, afin d’en compter les narines. Un nez, on n’en a qu’un. Qu’il soit vrai ou faux, laid ou beau, dur ou mou. Gros touffu ou petit joufflu, grand ridé ou mont pelé, on n’en a chacun qu’un. Ce fut pourtant la clé de la situation, car tout remuant qu’il était, la capillarité de bas de visage de Broginn s’en alla chatouiller la susceptibilité des naseaux du nez tordu du troll montagnard, qui n’en put vite plus, et éternua un grand coup sans demander gare. Le brasseur fut propulsé sur le mineur, et ils furent tous deux redécorés façon « art moderne » par la morve à la verve artistique du monstre bipède. Une sensibilité artistique qui ne les touchèrent guère, mais qui laissa pantois d’admiration le troll, dont ils n’apprirent jamais qu’il s’appelait Pollock, fils de Jack, célèbre lui-même pour ses haricots. Ainsi ému par son œuvre spontanée, régurgitée de ses narines en épais glaires verdâtres s’étalant dans les barbes conjointes des deux nains englués, il versa une larme qu’il écrasa sur sa joue d’un revers de sa main. Il admirait, ronronnant comme une chaudière naine son art primitif, dont les nains voulaient, à grands coups de mains, dépatouiller leur barbe maculée.
Ça collait, ça faisait des fils pire que du fromage fondu dans une soupe, et ça avait ce petit gout plutôt salé qui s’imposa à Gorog lorsqu’il s’aida de sa langue pour se débarrasser du flux vert qui lui cernait la bouche. Loin d’être répugné par la substance indélicate, elle lui permit surtout de retrouver ses esprits. Ils auraient bien le temps de récupérer de la morve d’une telle qualité plus tard pour en faire une bonne soupe aux grumeaux. Nul doute que le brasseur ivre en connaissait la recette exacte. Mais tout comme lui, il notait l’urgence de fuir cet ennemi à l’âme poétique dirigée par le chaos de ses créations. L’art éphémère, y’avait que ça de vrai, même si le gros truc gris ne semblait pas de cet avis. Aussi, quand ils furent débarrassés du plus gros des glaires, le troll se fâcha de nouveau, et son ami s’écria pour lui dire qu’il ne fallait pas rester plus longtemps dans les parages. Et à raison : le troll en avait désormais deux, de raisons, pour les attraper. Satisfaire son estomac grognant et récupérer son œuvre défaite pour l’encadrer dans son antre, sans doute proche.
Mais le duo des nains ne le laisserait pas faire. Ça non ! Par la Déesse Métal, ils fuiraient ce géant, et pas sans astuce. Les jambes du troll étaient trop longues pour qu’ils puissent penser à le distancer, fussent-ils d’excellents coureurs de fond. Ou de jupons, pour Gorog, qui dans sa prime jeunesse avait eu pas mal de succès avec les jolies naines trapues aux barbes légères et finement tressées. Non, la solution, elle était sous eux : la neige. Suffisamment tassée pour marcher dessus sans s’y enfoncer par-delà la taille, ou les genoux, si l’on prenait l’échelle du troll (et il en fallait bien une pour grimper jusqu’à lui), elle était pourtant faite d’une couche bien plus épaisse, qu’il suffisait d’un peu forcer pour s’y enfoncer plus profondément, tels d’adorables lapins des neiges. Espérant son compagnon suffisamment sagace pour comprendre la nature de son plan, il hurla à pleins poumons :
« On plonge ! »
Et aussitôt, d’un saut digne d’une nageuse de natation synchronisée, spécialité des elfes bleus de Lebher, il bondit tête la première dans la poudreuse, s’enfonçant entièrement dedans pour y creuser avidement une galerie grossière pour s’échapper, tel un ver. Après avoir parcouru quelques mètres sous la poudreuse, il refit surface pour voir où il était : il avait bien parcouru trois bons mètres. Le Troll, le voyant émerger de la sorte, grogna avec colère et tenta de le frapper de son poing fermé, comme un marteau géant. Gorog s’enfonça de plus belle, ne ressortant que deux mètres plus loin. Là encore, le troll le poursuivit en s’élançant pour tenter de l’assommer d’un coup de poing. En vain : le nain était rapide. Plus rapide qu’un troll, en tout cas. S’ensuivit un ballet improbable de deux nains qui sortaient leur tête de terre par des trous dans la neige, et un troll perdant patience qui tentait de les cogner dur. Ils venaient d’inventer un jeu qui, sans qu’ils en aient conscience, peuplerait encore longtemps les foires et salles de jeux.
Hélas, tout ne se termina pas par un joyeux tintinnabulement signalant victoire ou défaite. À force de frapper le sol de toutes ses forces, le troll avait fini par fragiliser la couche supérieure du glacier sur lequel ils étaient fourrés. Aussi, quand victorieux, il parvint à les attraper tous deux, les empoignant victorieusement dans ses poings fermés, prêt à les cogner l’un sur l’autre pour les assommer, la glace craqua et ils tombèrent.
Ils churent, ils churent, tombaient dans le vide, vide, tombaient dans le vide. La chute fut rapide, violente, mais profonde, et dans les entrailles des monts qui les avaient vus naître, ils finirent par atterrir, loin sous la surface, dans une sombre crevasse, grotte ancestrale oubliée de tous. Leur ennemi massif fut leur protection, lorsqu’il s’écrasa par terre de tout son long, torse percé de stalagmites acérées, amortit la chute des deux nabots barbus, qui n’en furent pas moins assommés sur le coup. En tout cas, Gorog le fut. Assommé, pas de bière, bien qu’il aurait préféré.
[HJ : Concupiscant.]
_________________ Gorog, nain.
Le nez, c'est l'idiot du visage.
|