Mes yeux sombres ne parviennent pas à se détacher de la silhouette du brun. Je l'ai enfin retrouvé, mais dans quel état est-il au juste ? L'ynorien le pousse encore du bout du doigt et j'aperçois la main pâle tenter de repousser l'intrus. Ma haine prend le dessus. Je vais les tuer ces humains, tous les deux ! Mais alors que je me suis résolu à le faire et vise le vieillard, je sursaute en entendant un son de cloche. Le plus jeune se précipite vers le mur de gauche et attrape un cordon pendant près du meuble couvert. Il tire dessus deux fois et annonce jovialement l'heure du repas.
La nouvelle me fait pousser un souffle contrarié. Les tuer maintenant signifierait alerter leurs sous-fifres. Et ils sont apparemment nombreux et bien équipés. Mon instinct me hurle d'en faire fi, mais mon esprit m'indique que c'est là l'opportunité parfaite pour sortir mon congénère de ce guêpier. Tout mon corps tremble de cette lutte entre ma violence et mon esprit, mais je parviens à me contenir et mieux, à trouver un brin de calme. La corruption qui avait atteint ma mâchoire est repoussée légèrement tandis que le côté scintillant de mon autre main grimpe sur mon poignet. Les deux humains, après avoir examiné le corps elfique sous tous les angles, comme pour ne pas rater un détail, ôtent une lourde cale de pierre, et poussent la table vers un angle de la pièce. Une large trappe est ouverte, amenant une odeur fétide dans la salle. Les restes sanglants y sont déversés comme de vulgaires ordures.
Mes spirales écoutent. Il faut bien quatre ou cinq secondes avant que la masse de chair n'atteigne une surface liquide. Ma peau se hérisse. Avant que le panneau de bois soit rabattu, je suis certain d'avoir entendu des mouvements frappant la surface liquide. La main ensanglantée du vieillard tapote la souricière, promettant de descendre quelque chose pour le prisonnier. La voix qui lui répond est faible, mais familière. Mon cœur bondit dans ma poitrine en entendant ce son dont je suis à la recherche depuis des jours.
"
Inutile.", siffle le brun d'une façon étranglée.
Le boucher émet un rire puis rabat violemment le tissu et tend le bras, demandant implicitement à être soutenu par son complice. Immobile sur ma tête de cerf, le visage sous casque masqué par ma manche trempée, je reste attentif. J'attends de ne plus percevoir les échos de leurs pas sur les marches de pierre avant de voler sur l'établi. La souricière est encore plus petite que je le pensais, m'arrivant à peine à la hanche. J'en retire prestement le tissu et mets un genou à terre.
D'abord, ce sont les ailes du protecteur qui me font face alors qu'il se tient le flanc d'une main. Il pousse un souffle peiné mais demeure immobile.
"
Dae'ron ?", lance-je sans brusquerie.
Aucune réaction de sa part, puis il se retourne, le regard acéré. Mais quand il me voit, son visage change subitement d'expression. Il se pare d'incrédulité, de soulagement, d'émotion. Le protecteur secoue négativement la tête, bouche ouverte, puis bascule sur ses genoux pour me faire face. Je souffre de le voir faire. Dans cet espace étroit, il peut à peine se tenir à quatre pattes sans que ses ailes heurtent le sommet de sa prison.
"
Ne... Nessandro ?", demande-t-il en détaillant mon visage, le regard embué.
Sa main sort de la cage, se tendant vers moi. Elle tremble, m'envoyant un frisson certain entre les ailes. Avant d'en avoir conscience, j'ai agrippé entre les deux miennes ces doigts un peu froids. Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête, mais je ne veux pas lâcher prise. Moi qui n'aime pas les contacts, me voici en train d'enserrer sa paume comme un objet fragile.
"
C'est toi ? C'est bien toi ?", s'enquiert-il faiblement, la voix brisée par les larmes qu'il retient fièrement. Son autre main vient rejoindre les nôtres, comme pour se convaincre de quelque chose. Mes yeux sont sondés en attente d'une réponse, de certitudes.
"
Eh ! ", me moque-je. "
Tu connais d'autres aldrydes capables de se pointer dans l'antre d'un boucher humain ?", ironise-je, en particulier pour masquer mon trouble à son insistance.
Le protecteur émet un rire faible, encore empli de doutes quant à ma présence et son visage se crispe, comme pour contenir son émotion. Mais c'est bientôt une grimace qui le fait souffler, et je finis par remarquer une large trace entre gris et bleu partant du milieu de ses côtes droites à sa hanche. Mon propre visage affiche ma colère à cette vision. Je me redresse, gardant contact avec lui jusqu'à être debout, puis je repousse le reste du tissu. Un hoquet d'angoisse lui échappe, mais quand je sens son regard sur moi alors que j'examine sa prison, il se calme.
Cette souricière est basique. Une fois la proie entrée, elle ne peut plus ressortir car la trappe en biais est maintenue par un puissant ressort. Ce dernier peut être manipulé de l'extérieur pour faire se mouvoir le piège. Sans attendre, je me pose rudement dessus, range ma sarbacane et fais jouer le mécanisme. Dae'ron rampe et s'extrait enfin de sa prison. À peine est-il debout que je m'élance à ses côtés, examinant sa silhouette. Il est plus pâle que dans mon souvenir et a perdu quelques bons grammes. Sa blessure m'inquiète. Quand est-ce arrivé ? À cause de qui ? Ma colère reprend le dessus. J'ai des envies de meurtre et sens mon visage s'assombrir. Quand je me redresse, sur le point de l'interroger à ce sujet, il fait quelque chose qui me prend de court.
"
Uwa ?", laisse-je échapper honteusement, alors que le brun me dépassant d'une tête se jette à mon cou.
Yeux écarquillés, je le sens trembler contre moi et enlacer mes épaules comme avec désespoir. Mon muscle cardiaque émet un battement sourd à son attitude. Mon regard passe de gauche à droite tant je me sens pris au dépourvu. Qu'est-ce qu'il fait ? Qu'est-ce qui lui prend ? Est-ce qu'il va plus mal que je le pensais ? Mon rythme cardiaque me met mal à l'aise et je focalise mon champ de vision devant moi. J'aperçois alors la collection horrible accrochée au mur. Le brun a été témoin de tout cela. Lui qui n'aime pas les conflits ni la violence gratuite, il a assisté au meurtre de victimes incapables de se défendre. Il a déjà participé à de nombreux combats, il n'est pas aussi sensible qu'un bleu en la matière. Mais là, voir des êtres pensants traités comme des morceaux de viande a du grandement meurtrir son cœur de protecteur.
Mon front se plisse et j'hésite longuement à le toucher. Si je suis parti, c'est justement pour ne pas m'attacher davantage à lui, et là, tout est à refaire. Mais en y réfléchissant, ma relation avec lui est devenue complexe depuis le jour où j'ai décidé de l'épauler dans sa quête. Je ne peux plus défaire ce qui a été fait, et j'ai un tas de questions à lui poser. Un soupir m'échappe. Je lève mon poing lié à l'orbe lumineux, hésite et serre les dents. Finalement, yeux mi-clos, j'obéis à cette pulsion que j'ai combattu à Bouh-Chêne. Lentement, j'appose ma main contre son épaule tremblante, la frottant de manière rassurante. Je ne sais vraiment pas quoi dire ou faire dans ces circonstances. Soutenir moralement quelqu'un m'est aussi étranger que de me montrer sympathique.
"
Ils peuvent revenir.", annonce-je distraitement. "
Tes ailes ?"
Sans un mot, le brun étend ses membres de plumes et vole un peu au-dessus de l'établi. Il est affaibli et cela se voit. Yeux plissés, je passe sous son bras gauche et le soutiens, mais j'hésite à enserrer sa taille car ce serait appuyer sur sa blessure.
"
Brrr... Ta manche est froide... Vas-y.", me rassure-t-il. "
Ma magie minable a soigné le plus grave. Ce n'est plus qu'un bleu impressionnant maintenant.", me fait-il en tentant un sourire distant. Ses paroles de dénigrement envers lui-même m'amènent à penser qu'il a du tenter quelque chose ici, pour aider une victime. Mais que cela n'a servi à rien.
"
Tes affaires ?"
"
Un sac, là.", fait-il en désignant une sacoche rebondie pendant à un fil métallique de la souricière. Un simple geste et il l'a enfilé autour de lui. "
Mais... Plume d'Argent...", commence-t-il tristement.
"
T'attend, arrimée au bagage de Lyïl.", coupe-je avant qu'il n'ait terminé. Je le sens me regarder avec stupéfaction. "
Je t'expliquerai. "
Je déploie mes ailes, mais avant d'avoir pu décoller, Dae'ron enserre ma main.
"
Non, attends !", m'arrête-t-il. "
Il y a d'autres prisonniers dans la pièce voisine. On ne peut pas les laisser là."
"
Hé ! C'est pour toi que j'ai risqué mes plumes, moi, personne d'autre.", gronde-je, en scrutant la porte.
"
Je... Je t'en suis reconnaissant. Mais...", commence-t-il en se mordant la lèvre. "
Tu as vu ce qui s'est passé. Tu sais ce qu'il va leur faire. On ne peut pas... Je ne peux pas..."
Tout le corps du protecteur se raidit et il me scrute avec une expression désespérée, sondant mes yeux sombres des magnifiques siens. Il a beau être affaibli, il est toujours le même. Sa force de caractère se lit encore dans son regard.
"
Je t'en prie.", ajoute-t-il sans me quitter des yeux.
Ma mâchoire se serre en une grimace désapprobatrice. Je pousse un grondement agacé, assailli d'injures par mon instinct me disant de rapidement fuir cet endroit malodorant. Et puis, c'est un souffle résigné qui m'échappe quand je suis frappé par son expression blessée. Il semble aussi ne pas espérer de réponse positive de ma part. Il commence à me connaître.
Et pourtant...
"
Alors toi... Tu m'en auras fait faire des choses...", grommelle-je, peu avant de deviner de la surprise puis de la joie sur le faciès du protecteur.
Pris au dépourvu par son expression, j'ai du mal à masquer un air boudeur et un léger bleuissement. Je suis conscient que je ne réagis pas comme avant, et cela m'agace. Il y a encore quelques semaines, j'aurais fais fi de son avis et l'aurais tiré de là, quitte à l'assommer moi-même. Mais même si voler des vies et avoir recours à la torture pour le retrouver ne m'a pas gêné, lui faire sciemment du mal semble bel et bien au-dessus de mes forces.
Il faut croire que j'ai vraiment changé. Par sa faute.