L'Alambic Acide
Aucune clochette n'annonça la venue du nouveau client, seul le grincement de la porte résonna. Vec' releva son chapeau, prenant connaissance des lieux. Visiblement il devait être le premier visiteur de la journée, peut-être même du mois.
-Charmant.Précaire, la salle était minuscule et s'entassaient difficilement dans les coins pas plus de trois tables. Le comptoir orienté vers l'entrée occupait facilement le tiers de l'auberge, et aucun propriétaire ne donna signe de vie. La lumière traverserait difficilement les carreaux crasseux de deux fenêtre, à côté de le la porte. Le tout enveloppé d'un brouillard de poussière fit regretter à Vec' son choix. Amorçant un pas dans l'auberge, une odeur âcre désagréable vint combler le tout, agressant les narines plissées de l'encapé. Son appétit se tassa légèrement alors qu'il demandait, la manche sur le nez:
-Quelqu'un vie-t-il encore dans ce trou?S'avançant jusqu'au comptoir, faisant tourbillonner la poussière dans son sillage, il se pencha par dessus et découvrit un escalier descendant dans le recoin.
-Oh! Appela Vectelion en observant une vaisselle visiblement inutilisée.
Il eut comme réponse un bruit de pas approchant, ne se sentant pas rassuré plus que cela. S'accoudant un instant, il se questionna sur l'utilité d'un lieu pareil, situé dans un tel arrondissement de Darhàm. Vec' entendit le tavernier engager l'escalier qui menait à la salle à manger. Il était clair que dans une cage à lapin pareil, l'encapé ne s'attirerait aucun ennui, fut-ce même si la milice toute entière le recherchait.
C'était sans compter la venue du propriétaire, qui se dévoila sur les dernières marches des escaliers...
-Qui va là? Lança le propriétaire, laissant apparaître des les dernières marches une tignasse blanche en bataille.
-Euh...
En voyant monter un homme de la quarantaine, Vectelion eut le souffle coupé par une impression de déjà vue. Des yeux verts clairs aux paupières lourdes, le visage frappé de cicatrices, l'individu affichait un air fatigué... une robe mauve tombait sur ses épaules, couverte de poussière et usée par le temps. L'encapé aurait vraiment dit qu'il sortait d'une semaine de cachots.
A cette image, Vectelion fit tilt et se bloqua. Son interlocuteur eut visiblement la même réaction, ne finissant même pas de monter les escaliers. Passant un livre qu'il tenait d'une main à l'autre, il pointa lentement son visiteur du doigts, le regard perçant.
-Nous nous connaissons, murmura-t-il d'une voix grave.
Ne remettant pas son nom, Vectelion savait au moins où il l'avait rencontré: dans les cachots de Darhàm, alors que le Capitaine Valtor le séquestrait. Il habitait la même cellule que lui et avait été condamné à mort s'il se rappelait bien. Réalisant que les Kor Sand'Hor n'avaient jamais eut vent de sa connaissance, Vec' porta la main à l'intérieur de son manteau, prêt à dégainer son surin. Après plusieurs semaines d'absence, il ne devait faire confiance en personne.
Aussitôt, le propriétaire leva les mains dans un signe de paix:
-Vous ne me remettez visiblement pas, calmez-vous.-Vous étiez aux cachots il y a de cela trente-deux jours... vous étiez roué de coups par les gardes à mon départ.L'homme leva les sourcils, impressionné:
-Quelle précision, et qu'avez-vous tant attendu pour pouvoir me rendre un tel compte aujourd'hui?Vec' réfléchissait à toute vitesse. C'était la dernière personne au monde qu'il pensait revoir un jour. Et merde, comment s'appelait-il déjà?
-Ma liberté... tout comme vous, si je me souviens bien. -Ah cette heure là je ne rêvait pas de liberté mais d'une mort rapide et douce, rétorqua l'autre sans ciller.
-Et qui vous a "malheureusement" arraché de ce rêve? Lança l'encapé, se laissant un temps de réflexion.
-Certainement mon témoignage dans le procès de Valtor, le capitaine de l'époque, Vous avez dû le croiser.L'intérêt de Vectelion grandit un peu, il tendit l'oreille.
-J'ai été relaxé deux jours après votre départ des cachots, la veille de l'exécution de Valtor et d'une autre crapule liée à lui, lâcha l'homme sur un ton véridique
C'était donc vrai, Valtor avait réellement été exécuté. Ainsi que son frère Daguiero, la "crapule" dont parlait le propriétaire de
l'Alambic Acide. Vectelion tenta de décrypter le visage de son interlocuteur, ne décelant aucune fausse parole. Après tout, cet homme ne lui avait jamais causé de tord, seulement porté compagnie durant son court arrêt aux cachots.
Son ancien compagnon de cellule prit un air amusé en voyant Vectelion aussi tendu:
-Vous décidez-vous à me donner une mort rapide Monsieur Vectelion? Le coeur de Vec flancha devant son oeil malicieux: lui se souvenait de son nom. Il devait agir, prendre une décision. Serrant le pommeau de sa lame, il se voyait déjà bondir sur le comptoir et attraper le col de la robe mauve. C'était le moyen le plus sûr de garder son nom dans l'ombre...
Mais trop curieux, il éloigna les doigts de sa lame et fit comprendre au propriétaire qu'il n'en ferait rien. Ignorant toujours son prénom, il lâcha simplement:
-Mais qui êtes-vous réellement?L'homme eut un sourire:
-Il est vrai que nous n'avons pas beaucoup parlé dans ce trou.Finissant enfin de monter les marches, il joignit le comptoir face à son visiteur. Traçant un sillon dans la poussière, il se frotta les doigts contemplant les filament s'agiter dans un rayon de lumière:
-Je suis Laspher Forlegar, fit-il, levant le voile dans l'esprit de l'encapé.
Dernier descendant du clan Forlegar...
Il reporta son attention sur Vec':
-... que vous ne connaissez certainement pas, je me trompe?En effet, ce titre ne lui rappelait personne, encore moins le nom d'un clan. A Darhàm, s'il avait effectué bon nombre de besogne, il ne s'intéressait que très peu aux familles et autres associations.
Devant l'air interdit de l'encapé, il conclut prestement:
-Que puis-je pour vous?-Euh... Vectelion savait bizarrement d'avance qu'il ne trouverait ici aucun mets savoureux, aucune boisson rafraichissante. L'odeur ambiante en était déjà une preuve.
-Hé bien... commença-t-il moitié confus,
j'imaginais me tenir dans une auberge. Mais votre clan ne semble pas être spécialisé dans les arts culinaires.Jetant un regard à la porte d'entrée, Laspher cita le panneau qu'affichait son taudis:
-Ah, "Pour le choix des goûts". C'est accrocheur n'est-ce pas? Mais si vous êtes en quête de nourriture je ne pourrais vous satisfaire.Il approcha sa tête et murmura l'air malin:
-A moins que vous ne vous suffisiez de cigüe, d'acide xénocide, d'arsenic et autres venins mortels...Vec' tourna les yeux vers le livre à la reliure abîmée que tenait le Forlegar, l'air volontairement perplexe, attendant la suite:
-Le clan des Forlegar formait uniquement des alchimistes, expliqua l'homme.
L'odeur fétide trouva son explication, le rez-de-chaussez déserté aussi. Et puis...
-L'Alambic Acide, je n'ai pas besoin d'en savoir plus, constata-t-il.
-Hé oui, fit Laspher dans un sourire qui étira les cicatrices de son visage.
-Mais que faisiez-vous donc dans les cachots de Darhàm?Et surtout en quoi était-il inquiété dans la condamnation de Valtor?
-Une broutille, répondit l'alchimiste d'un geste impatient de la main.
Aujourd'hui j'ai gagné ma liberté, c'est tout ce qui importe. Vous devez ressentir le même sentiment si je ne m'abuse?Vectelion ne répondit pas. Devant cette réaction, Laspher pouffa de rire.
-Laissez-moi donc mettre mes talents à votre service, Monsieur Vectelion. Vous savez, nous retrouver ainsi alors que la mort nous pendaient au cou est quelque chose d'incroyable. Et à en voir votre allure ainsi que vos réflexes (il observa l'endroit du manteau qui cachait le surin),
vous n'êtes certainement pas un voyageur...-J'imagine, Répondit Vec', incertain.
-Alors... laissez-moi vous inviter! Cet endroit n'est pas plus une auberge que je ne suis cuisinier, mais je peux tout de même vous offrir ce service: nous trinquerons à notre rencontre dans cette vie!Et sans ajouter un mot, Laspher fit volte-face livre en main, incitant son invité à le suivre.
La confiance, l'ultime balance dans la tête de Vectelion qui oscillait encore. D'abord Ganéus, puis Vectelion, puis ce Laspher Forlegar... Vectelion hésita une seconde.
Mais comme l'avait si bien dit Alanaël à l'évocation de leur propre accord: "nous avons tous deux besoin d'une carte secrète." A la vue de l'Alambic Acide, Laspher avait tout d'une "carte secrète". Une carte bien à lui, car il fallait toujours couvrir ses arrières lors d'un pact, fut-ce avec Zewen lui-même.
Sans réfléchir plus, il emboîta le pas de l'alchimiste.