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Effectivement, en Ynorie, les feux d'artifices avaient une grande notoriété. Même avec son âge avancé, Goont continuait d'apprécier grandement ces spectacles pyrotechniques. Mais il savait aussi, bien entendu, que les composants des feux d'artifices pouvaient faire de formidables explosifs s'ils étaient utilisés comme tel. Lui-même avait déjà pensé à exploiter ces propriétés et créer quelques petits instruments... Mais la République Ynorienne était bien stricte là-dessus.
"Les feux d'artifices ne sont pas faits pour tuer" dit-il, sans avoir l'air pour autant convaincu.
"Leur usage initial ne signifie qu'on ne peut pas les en détourner. Vous devriez comprendre ça. Vous avez bien transformé des poisons et des parchemins mortels en tout un tas de Yus."
Le Grand Lamin avait un air terriblement supérieur en disant cela. Un air qui avait le don de mettre Goont sur les nerfs. Mais cet homme là avait malheureusement raison. Un petit mercenaire réussissant à tenir aussi facilement tête à un mage qui, fut un temps, avait été le meilleur de sa République. Malgré tout, il n'allait pas lui tenir tête sur le plan de "ce qu'il avait fait de mal auparavant".
"Je ne parle pas seulement d'éthique. Vous avez dit vous-même que les feux d'artifices étaient une spécialité Ynorienne. Combien d'Ynoriens connaissez vous à Dahràm, vraiment? Je ne sais pas ce que vous comptez faire sauter, mais il est évident qu'une fois que l'explosion aura retenti, les troupes d'Oaxaca s'en prendront à ma famille!"
"C'est plus ou moins une des raisons pour lesquelles je vous ai convié."
"J'ose espérer que ces mots ne constituent pas une menace. Vous le regretteriez."
Ser Goont avait serré le poing alors que sa fille le rejoignait pour poser une main rassurante sur son épaule. Le Grand Lamin, lui, riait à gorge déployée. Le plus humiliant était surtout d'entendre toute sa troupe derrière lui, l'accompagnant dans son hilarité. Le mage n'avait cependant pas retiré son sourire habituel, même s'il bouillonnait de l'intérieur. Si l'on commençait à le voir énervé et perdre son calme, il perdrait surtout sa notoriété. Petit à petit, le Grand Lamin cessa de rire, puis il reprit sa marche, faisant encore le tour de la cour.
"Bien sûr que non, ce ne sont pas des menaces, Ser Goont. J'entends autre chose par là. Je sais que vous voulez quitter Dahràm. Et vous êtes Ynorien. Vous pourriez réceptionner les feux d'artifices, les installer, peut-être même les déclencher... Et une fois ce travail fait, je vous promets deux choses: Beaucoup d'argent pour votre fuite. Et une protection."
Hivann avait du mal à croire cet homme. En fait, il pensait qu'il devait y avoir nécessairement anguille sous roche. Mais d'un autre côté, il faisait pleinement confiance à sa fille et ne l'imaginait pas être manipulée aussi facilement. En tout cas il n'était pas dupe: cela lui apporterait suffisamment pour s'éloigner de cette ville de malheur, mais l'acte n'allait pas servir uniquement à démontrer la présence croissante des résistants.
"Ainsi, en m'éloignant, j'attirerais une partie des troupes d'Oaxaca et vous aurez le champ libre pour vous imposer un peu plus. Malin. Mais vous n'espérez tout de même pas que j'accepte de servir d'appât, n'est-ce pas?"
"C'est là que Tôhko intervient", répliqua le mercenaire, plein d'assurance.
La belle Ynorienne sortit une carte de son gros paquetage. Le temps qu'elle réussisse son entreprise, les deux personnages, tels des hommes d'affaires, s'affalèrent sur des chaises autour d'une petite table. On leur apportât même une gourde de vin chacun. Gourde que Goont refusa poliment: le vin de Dahràm était d'une qualité déplorable. Tôhko déploya donc la carte qui recouvrit les trois quarts de la table. Dessus, une belle représentation du continent. Une araignée violette était tracée au de la ville de Dahràm, ainsi que sur Omyre. Puis la jeune femme pointa du doigt la ville pour suivre un traçage en pointillés, jusqu'au centre même du continent.
"En fuyant, nous partirons immédiatement vers les Duchés des Montagnes. Nous constituerons un groupe assez conséquent. Puis au milieu des montagnes, nous nous séparerons. Taé, Sujima, Lùthian et toi partirez vers Mertar. Sire Wjran fait partie des rares personnes qui connaissent le chemin jusque là-bas. Le reste du groupe tracera sa route jusqu'à Kendra Kâr pour brouiller les pistes. Tu devras séjourner peut-être quelques mois dans la capitale des nains, et une fois que tu te seras fait oublier, nous te déplacerons dans une autre ville. Je pense à Kendra Kâr, mais ça pourrait être aussi bien Bouhen ou Cuilnen. Je crois que ça dépendra surtout de toi."
Le plan prenait une consistance qui ressemblait bien à ses propres stratégies. Goont reconnaissait bien là sa fille et commençait à tanguer vers l'acceptation de cette mission. Mais malgré toute la sécurité qu'on lui garantissait, il restait un détail qu'il ne pouvait omettre.
"Et toi, Tôhko?"
"Tôhko restera avec nous, Ser Goont, enchaîna le Grand Lamin sans l'ombre d'une pitié. Du moins, elle va rester avec nous et continuera les transactions depuis la République Ynorienne pour entretenir la résistance."
La réponse ne convint pas à Goont, qui abandonna son sourire pour adopter un regard à la fois grave et comportant une petite pointe de colère. Pourtant, il savait bien qu'ils étaient loin de pouvoir la manipuler. Si elle restait dans la résistance, c'était par conviction. Et cette idée des feux d'artifices ne pouvait venir que d'elle, pas de petits aventuriers, quand bien même auraient-ils pu assister à quelques spectacles lors d'un passage en Ynorie. Hivann poussa un soupir et regarda la carte plus attentivement. Il n'avait pas besoin de rester dans une longue réflexion pour en conclure qu'il s'agissait d'un excellent plan. Bien sûr, il n'aurait pas à risquer sa vie s'il se contentait de vivre de manière honnête, mais il n'avait pas envie d'attendre des années pour changer d'air. Il lui fallait partir vite, avec beaucoup d'argent, et dans un endroit qui lui permette de gagner de nouveau suffisamment pour se refaire une vie. Il avait toutes les précisions concernant une partie de sa récompense. Mais il lui manquait encore une information.
"Combien?"
Le Grand Lamin prit un sourire encore plus large qu'auparavant, comme s'il était persuadé que Goont ne pourrait refuser cette offre. Et dans une voix lente, presque suave, il énonça le chiffre.
"Sept mille cinq cents Yus."
C'était une forte somme, même pour une famille.
"Chacun."
Effectivement, l'offre ne pouvait pas se refuser. Goont fit un sourire incontrôlable en entendant ce chiffre. Ce total de trente mille yus était bien proche d'un capital qu'il savait atteindre à l'époque où il travaillait comme consultant. Mais il fallait le dire, la manière dont ces pauvres mercenaires pouvaient récupérer autant d'argent lui échappait.
"Et comment pouvez-vous me garantir vous possédez cet argent? Les feux d'artifices sont déjà coûteux."
"Nous sommes des aventuriers, Ser Goont. Nous voyageons, nous trouvons des trésors, nous les vendons, et nous recommençons. Chacun ne possède pas nécessairement un capital très élevé. Mais en constituant la résistance, nous avons largement ce qu'il faut, d'autant plus que contrairement à vous, Ynoriens, nous savons nous contenter du minimum, et pas du superflus coûteux. Et puis Tôhko vous a garanti un bel arrangement en effectuant toutes ces transactions. Contre ses potions et toutes sortes d'outils, elle nous a fait promettre de vous protéger. C'est aussi elle qui va louer la maison que vous aurez à Mertar."
"Tu vas te ruiner pour moi, ma fille..."
"Ne t'inquiète pas pour moi. Avec la mort de mon mari, j'ai eu bien assez pour organiser tout cela," assura Tôhko en souriant timidement.
C'était peut-être trop beau pour être vrai. Mais c'était la meilleure opportunité que Goont pouvait avoir depuis au moins trois mois. Cela ne restait toujours pas honnête, mais il ne pouvait pas offrir un train de vie aussi misérable au reste de sa famille. Surtout pas à Dahràm, où il pouvait risquer sa peau rien qu'en sortant un peu trop bien habillé. Dans tous les cas, même s'il acceptait, il gardait une bonne dose de méfiance en lui. Il savait que si l'on jouait avec lui, il retournerait la tendance. Et à ce moment-là, ses propres jouets, il n'hésiterait pas à les casser.
"Vous savez que si vous me décevez, vous le regretterez. N'est-ce pas?"
"J'aurais pris vos menaces bien plus au sérieux il y a quelques mois, "Monsieur" Goont. Je vous fais une offre alléchante. Ne me faites pas changer d'avis."
Ces paroles, pleines d'une condescendance insupportable, décidèrent immédiatement Goont dans l'idée que ce Grand Lamin le regretterait à un moment. Il ne venait pas seulement de se moquer d'un homme qui fut puissant, il venait d'insulter son titre ainsi que sa famille. Personne ne contraignait un Goont. Cela dit, il avait bien raison sur un certain point: sans la magie qu'il exerçait autrefois, Hivann était impuissant. Mais ce n'était pas un frein pour autant. Il ne tressaillit pas, face à cette emprise inévitable, qui fit pouffer de rire les mercenaires autour de lui. Il savait qu'au fond, la vengeance était un plat qui se mange froid. Et il aurait l'occasion d'en savourer chaque bouchée à un moment ou un autre. Un silence se fit. Il fut si lourd que les mercenaires comprirent vite qu'il y avait quelque chose de dangereux qui se jouait entre les deux personnages. Il n'y en eut qu'un, assez idiot, pour hausser la voix et devenir immédiatement un ennemi aux yeux de Goont. C'était "l'homme au visage d'ange". Celui qui avait de belles dents et ne possédait aucune cicatrice. Il n'avait rien dit de plus que quelques injures, mais il énerva immédiatement tout le monde. Suffisamment que pour le mage connaisse son nom.
"Lenny, ta gueule!" avait crié l'un mercenaires, clouant de suite le bec du jeune malotru.
Le silence dura encore un peu plus longtemps, et enfin, Goont répondit. Car il n'avait pas encore la possibilité de plier celui qu'il y avait en face de lui.
"Très bien. J'accepte. Que dois-je faire?"
Encore une fois, le Grand Lamin étira ses lèvres pour montrer son sourire toujours aussi condescendant et énervant.
"Je savais que vous feriez le bon choix! Vous commencerez demain, Ser Goont. Les hommes que votre fille vous a confiés vous accompagneront et vous donneront la plupart des indications."
Hivann s'en contenta. Puis il s'éloigna, doucement, tandis que sa fille affichait clairement un certain malaise en le suivant. Les trois mercenaires qui l'avaient escortés accompagnèrent sa démarche, et enfin, il tourna le dos à ses "employeurs". Mais au moment même où il s'apprêta à passer la porte qui les avait menés dans cette cour si isolée, la jeune voix impétueuse du gamin retentit de nouveau.
"Eh Goont!"
Encore un silence, mais cette fois-ci, il sembla bien qu'aucun des mercenaires présents n'approuvait la témérité inconsciente du garçon. Malgré tout, il continua.
"J'adore ta robe!" fit-il en pouffant bêtement de rire.
L'idiotie de cette plaisanterie ne fit rire personne. Pas même les ennemis du mage. En revanche, elle avait alimenté la haine de ce dernier. Ce garçon avait déjà un comportement insupportable. Et c'était maintenant la deuxième fois qu'il lui avait fait outrage. La troisième fois, Hivann ne le louperait pas. Il passa la porte, dans un silence mortuaire.
_________________ Multi de Ziresh et Jôs.
Ser Hivann Goont, Archer-Mage niveau 10.
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