Les rues séparant la zone d’embarquement des machines volantes des sindeldi au Temple des Plaisirs ne sont pas nombreuses. Il n’y en a qu’une, en vérité : la rue principale de Kendra Kâr, l’artère la plus large et la plus bondée, à toutes heures du jour. Et même la nuit, on ne s’y sent guère seul, avec les marchands de nuit qui proposent, avec plus de tranquillité que les crieurs du jour, une autre gamme de marchandises. À l’heure de mon passage, se joue un étrange manège, entre les diurnes rassemblant leur affaires et rangeant leur stands, et les nocturnes, émergeant petit à petit des bicoques à pierres blanches pour étaler leurs marchandises. Les travailleurs rejoignent leur masure, ou la taverne la plus proche, où ils iront rejoindre leur famille, ou dépenser seul tout leur solde du jour, dans l’espoir que le lendemain sera moins rude…
Je ne connais pas cela, la dureté d’un labeur quotidien. Quotidien est d’ailleurs un mot que je ne connais pas. Car chaque jour est différent, pour moi. Pas comme un ouvrier tentant de s’en persuader. Non. Chaque jour est réellement et fondamentalement différent, pour moi. Le matin-même, j’étais à Oranan. La veille à Omyre, à rencontrer Oaxaca en personne. L’avant-veille, j’échouais avec fracas sur un port Oaxien, dévastant celui-ci. Et avant encore, sur cette île piégée… Et ça, c’est le pied. Je mets certes ma vie en jeu à chaque pas que je fais, mais… c’est ma vie. L’aventure. Le danger, le changement. Et je n’en changerais pour rien au monde. Nul ne saurait m’en dissuader. D’autant qu’à force d’aventure, j’ai acquis richesses et notoriété. Bien loin reste l’enfant sauvage sortant de ses bois pour affronter la dure réalité citadine à l’aide d’un simple couteau de chasse. Aujourd’hui, c’est Cromax, Seigneur de l’Ombre, Chevalier de la Rose, Héro kendran, instructeur milicien de Tulorim, séducteur légendaire, sauveur de la progéniture du désert, pourfendeur des mers et rescapé de Caïx, de Verloa, et de maints autres guet-apens ayant parsemé ma vie, qui marche fièrement au cœur de cette artère.
Et cela se sent, cela se ressent. Je ne peux faire un pas sans entendre dans mon dos un murmure étonné et ravi, voire empreint de jalousie. Une patrouille de garde s’arrête même pour me demander si je n’ai pas besoin d’être escorté pour mon parcours à travers la ville. Je me contente de leur sourire en leur répondant aimablement :
« Je n’en ai jamais eu besoin. Ce n’est pas aujourd’hui que ça va commencer. »
Ces gardes, pleins de bonne volonté, j’en tuerais vingt avant que l’un ne parvienne à me blesser. Et là encore je terminerais tous ceux qui oseraient m’attaquer tout en restant vivant. Leur protection ne m’est réellement d’aucune utilité. Mais bon… Il serait malvenu de l’affirmer trop fort. Passer ouvertement pour quelqu’un de dédaigneux et vantard ne donne pas une bonne image et… donner une bonne image, c’est le but que je me suis fixé. Autant ne pas salir tout le travail déjà effectué.
À mesure que j’approche du temple, mes pensées vont néanmoins vers quelque chose de moins trivial. La dernière fois que j’arpentais ces rues, rien ne me prédestinait à un départ imminent. Pour Pulinn, pour les Amants, je dois être disparu… Je dois avoir créé l’inquiétude dans leur cœur et dans leur esprit. Qui sait ce que la Dame Blanche a mis en œuvre pour me retrouver ? Et moi, j’arrive seul, comme si de rien n’était. Je dois me presser de lui narrer toute l’histoire. Ou… En tout cas suffisamment pour qu’elle ait de quoi satisfaire sa légendaire curiosité. Savoir que je suis en vie, l’un de ses minions lui a sans doute déjà révélé. Je ne passe pas inaperçu. Et quand bien même aurais-je voulu me cacher d’elle, elle en aurait été mise au courant. Ainsi cela fonctionne, avec Pulinn, gardienne du Temple des Plaisirs. Citadine dans l’âme, elle contrôle chaque mot, chaque passage, chaque rumeur qui lui flatte l’oreille. Maîtresse des secrets et des informations, il y en a une que je dois cependant lui cacher… Et que je suis le seul à connaître.
(Pas le seul, non…)
Non… Pas le seul, effectivement. Mais d’aucun qui le savent, que ce soit Lysis, Aerq, ou Oaxaca elle-même, n’a d’intérêt de le révéler. Au contraire.
(Ton secret est bien gardé. Ta langue en est le seul accès.)
Alors, autant la contrôler le plus possible, pour qu’elle ne fourche pas. Quitte à endormir par des paroles enjolivées le récit de mes périples insulaires…
Arrivé dans le quartier central de la ville, le quartier Royal, j’approche rapidement du Temple, afin d’y pénétrer…
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