La jeune fille était adossée au tronc de l'arbre, abritée du vent et des regards par la cape que lui avait offert Lydia. Elle avait fait attention à la façon dont elle avait posé sa jambe blessée, pour être sûre que le sang ne coulerait pas sur le sol, ce qui n'aurait pas manquer de donner sa position. L'arc prêt, le carquois suspendu sur une autre branche, juste à portée de la main, elle attendait.
Il fallut encore une bonne demi heure pour que le son des chevaux ne se fasse entendre: un son étouffé, les cavaliers ayant pris soin d'entouré de tissu les sabots de leurs montures. Ce n'étaient probablement pas des incapables. Victoire, silencieuse comme la mort, encocha une flèche et plaça lentement son arme en position. Cinq hommes à cheval apparurent bientôt, visiblement pressés.
Ils s'arrêtèrent à l'endroit où Victoire avait quitté le chemin pour s'enfoncer dans les bois. Ils auraient pu continuer, mais non, il ne leur avait fallu qu'un instant pour repérer le changement de direction de la jeune fille. Heureusement qu'elle ne s'était pas faite rattraper en pleine nuit, ce qui l'aurait mise en bien délicate position.
Les hommes se dirigèrent vers elle, deux d'entre eux passant d'abord, puis un troisième et enfin les deux derniers. Elle avait du mal à voir les armes qu'ils portaient, ni leurs visages. Ceci dit, elle avait tout l'espace nécessaire pour armer un tir. Les arbres nuiraient à la précision mais l'aideraient grandement à reste dissimulée, à l'abri d'une quelconque réplique. Elle devrait juste s'assurer qu'aucun ne pourrait rebrousser chemin, sans quoi elle perdrait son avantage et risquerait de voir venir des renforts.
Elle garda sa position, respirant doucement, ne faisant qu'un avec le bois de son arme. Elle observa les hommes, leurs gestes, perceptibles malgré la distance. L'un d'entre eux semblait faire des signes à ses compagnons, concentré sur le sol et les fourrées, alors que les autres semblaient surtout regarder autour d'eux. Cela trahit le rôle de l'homme, probablement pisteur ou chasseur, quelqu'un sachant lire le terrain. Si elle voyait juste, c'était lui qui avait permis aux autres de les traquer aussi aisément, malgré les précautions de feu le messager.
Ce fut donc lui qu'elle mit en joue, le regard entre la flèche et son corps, le suivant à chaque pas. Il lui faudrait être précise, le tuer net, pour être sûre que les autres soient déstabilisés. Si elle ratait, c'était celui qui avait le plus de chance de la repérer. Si elle avait vu juste bien entendu.
La corde se tendit, faisant subrepticement crisser l'if. Elle prit son temps, respirant lentement, suivant sa cible des yeux, concentrée sur la trajectoire de la flèche. Il n'était plus question de tuer des poursuivants, ni de fuir pour aller rejoindre le roi. Non, c'était elle qui tenait l'arc et qui chassait, sa proie étant droit devant elle, à cent pas. Elle repéra une ouverture, entre deux arbres. Elle n'aurait qu'une fraction de seconde, le temps que l'homme soit à découvert, mais il serait impossible de la repérer.
Elle visa, attendant que le pisteur soit dans sa ligne de tir, avant de finalement lâcher la corde. Le projectile siffla dans les airs, frôlant les branches d'un chêne, se faufilant entre des feuilles avant de passer dans un petit interstice entre les deux arbres. L'homme poussa un cri bref, avant de tomber de cheval dans un bruit de feuilles écrasées. Son cheval hennit, des oiseaux s'envolèrent et les quatre autres soldats se mirent à couvert.
Victoire ne savait pas si l'homme était mort, ayant à peine observé l'impact. Une autre flèche s'encocha à son arc, alors qu'elle reprenait l'exercice de visée. Elle avait tiré pour tuer, pour la troisième fois en quelques jours, pour la troisième fois en toute une vie. Tuer quelqu'un d'une flèche était moins personnel qu'à l'épée cependant, ne déchainant en elle presque aucune émotion. L'homme, tout comme le brigand qui s'était fait piétiner par Caelia, en voulait à sa vie. Ce n'était pas comme la triste exécution de son frère, à qui elle avait à moitié tranché la tête. Non, là c'était à la guerre qu'ils étaient tombés.
Un des hommes tenta de partir, lançant son cheval au galop pour quitter les bois, très certainement pour aller chercher de l'aide ou prévenir de la situation. Victoire le suivit du regard, visant et tirant une nouvelle fois. Toucher l'homme aurait été impossible, aussi se concentra t-elle sur le cheval qui chuta à l'impact, entrainant avec lui le cavalier. Ni l'homme ni la monture ne se relevèrent.
Elle reporta son attention sur les trois derniers. Ceux-ci étaient descendus de selle, se dirigeant vaguement dans sa direction, se cachant d'arbres en arbres, un par un. Ils étaient organisés, preuve que ce n'étaient pas là de simples brigands, mais bien des soldats ou des mercenaires.
Victoire n'avait probablement pas été repérée, les hommes ne se plaçant pas toujours hors de sa portée. Elle arma de nouveau un tir, prenant pour cible celui qui était le plus éloigné des deux autres, caché à présent derrière un hêtre. Lorsqu'il quitta l'abri, la jeune fille anticipa son mouvement, tirant un nouveau projectile. La flèche fut déviée dans les derniers mètres par des branchages qu'elle n'avait pas vus, manquant de beaucoup sa cible. L'homme en question s'accroupit, continuant sa course en se protégeant mieux des tirs potentiels.
Le manège recommença, mais elle changea de cible, tirant sur l'homme du milieu alors que celui-ci n'était pas suffisamment dissimulé. La flèche le planta dans la jambe, le faisant tomber sur le sol. Victoire l'acheva d'un second projectile, le clouant sur place. Elle entendit alors un sifflement, un trait manquant de peu son arbre. L'un des ennemis, celui qu'elle avait raté, l'avait repérée, indiquant à son comparse où elle se trouvait.
Les guerriers cessèrent d'avancer, ayant bien compris que dans leur position, ils avaient un désavantage. Ils allaient probablement attendre là que la jeune fille ne vide son carquois ou n'ait besoin de rations ou tombe de sommeil. C'est en tout cas ce qu'elle aurait fait dans pareille situation. Si elle essayait de descendre, ils n'auraient qu'à gentiment l'abattre depuis leur cachette.
Il lui restait sept flèches, ce qui était bien suffisant s'ils se montraient, mais ce n'était pas beaucoup pour autant. Par précaution, elle garda l'arme devant elle, prête à tirer si l'un d'entre eux commettait une erreur. Un peu plus loin elle aperçut leurs chevaux s'éloigner quelque peu, probablement effrayés par les combats.
La suite fut une longue et pénible attente. Elle, contre son chênes, toujours dissimulée. Eux, derrière leurs arbres, n'osant sortir de peur de se faire flécher. Elle n'aurait su dire si une heure avait passé, ou même deux, son dos commençant à lui faire mal. La maille n'était pas adaptée à ce genre de jeux et sa jambe la faisait souffrir de plus en plus. A ce rythme là elle perdrait, il lui faudrait une stratégie adaptée.
Lentement elle posa son arc puis se défit de sa cape, avec une langueur calculée, bien appuyée sur la branche pour être sûre qu'aucun projectile ne puisse l'atteindre. Elle dégagea ensuite le fourreau de son épée, enroulant celui-ci dans le tissu sombre, avant de reprendre son arc en main. Elle n'aurait qu'une seule chance pour mettre en action son idée, mais cela avait toutes ses chances de fonctionner. Si elle était suffisamment efficace.
Elle lança son arme vers un arbre voisin, le poids de l'objet cassant de petites branches de bois mort. Elle poussa alors un cri, le plus proche possible de celui qu'elle aurait pu émettre si elle était tombée de l'arbre, tout en encochant une flèche. Elle tira avant que la cape n'atteigne le sol, fixant cette dernière au tronc de l'arbre, la laissant pendre mollement.
De là où elle était elle apercevait seulement le tissu, qui bougeait sous le grée du vent léger. Elle encocha un autre trait, reprenant la position qu'elle avait depuis le début, totalement immobile. Elle était beaucoup moins discrète sans sa cape, mais on ne la repérerait pas à cinquante pas pour autant, pas sans mouvement brusque.
Il ne lui fallut pas attendre longtemps pour que l'un des soldats ne regarde dans la direction de l'appât. Il sortit doucement de son abri, accroupi, l'autre gaillard restant derrière son arbre pour le moment. Il se rapprocha de la même manière que précédemment. Victoire n'eut guère le choix, il remarquerait bientôt la supercherie et elle aurait deux ennemis contre elle. Elle arma son tir, prit son temps, avant de lâcher la corde de son arc.
L'homme fut touché à l'aine, tombant sur le côté en hurlant. Elle arma un deuxième tir, mais retint celui-ci au dernier moment. Le soldat criait toujours, se tortillant sur le sol. Si elle le laissait ainsi, agonisant de manière cruelle, l'autre homme finirait soit par regarder, soit par être terrorisé. Elle le laissa donc se vider lentement de son sang, rampant tel un animal blessé, s'égosillant de moins en moins fort.
Le son était abominable, Victoire voulant se boucher les oreilles, mais c'était le seul moyen qu'elle avait pour faire sortir le dernier homme de sa cachette. Elle ne fut pas déçue, voyant finalement un linge blanc s'agiter derrière l'arbre, avant que le soldat ne se mette à découvert, jetant son arme au sol. Il écarta les mains, en signe de reddition.
La duchesse s'était attendu à beaucoup de choses, mais pas à cela. Elle ne pouvait hélas pas prendre de prisonnier, pas en étant seule. Si elle laissait l'homme partir, il pourrait se remettre en chasse dès qu'elle aurait le dos tourné. Même si elle l'attachait dans les bois, ce serait un risque pour elle. L'homme blessé continuait de gémir, perturbant sa réflexion difficile de sa terrible agonie
Le soldat désarmé se rapprocha, les mains toujours écartées, la cherchant des yeux. Il ne mettrait plus longtemps à la repérer. Pourrait-elle l'abattre lorsque l'homme serait devant elle, sans arme, la regardant et la suppliant? Sa mâchoire se crispa, tandis que des doutes l'assaillaient. Non, elle ne pouvait pas le laisser en vie. Elle devait rejoindre la cité blanche au plus vite, elle devait sauver son duché de la menace de Tristan. Est-ce qu'on avait fait des quartiers pour les hommes de son père?
Retenant son souffle, elle arma son arc et tira, la flèche fendant le crâne de l'homme dans un craquement sinistre. Il n'aura jamais su ce qu'il s'était passé. Une autre flèche acheva le blessé, les cris de celui-ci laissant place à un silence de plomb. Victoire était seule, sur son arbre, cinq morts sur la conscience. Cinq vies qu'elle avait arrachées pendant ce douloureux combat. Les cris de l'homme agonisant résonnaient toujours à ses oreilles, un sentiment de malaise et de honte la saisissant.
Le cœur et les épaules lourds, elle descendit de son perchoir, récupéra cape et épée puis se dirigea vers l'une des montures des hommes qui n'était pas parti trop loin. Elle ne prit pas la peine de chercher ses flèches fichées dans les cadavres encore frais.
L'animal la regarda de ses grands yeux, sans tenter de s'enfuir. Victoire saisit les rênes, flattant l'encolure du hongre, calmant le cheval du mieux qu'elle le put. Il n'était en effet pas question de monter Caelia qui était blessée, ni de continuer le chemin à pied, ce qui aurait rallongé le trajet d'au moins une journée.
Elle monta en selle, se dirigeant ensuite vers sa propre jument qu'elle détacha, accrochant les rênes à la selle du hongre. Après avoir jeté un dernier regard aux corps des hommes, destinés à pourrir là sans la moindre sépulture, elle prit le chemin de la cité blanche, au rythme de Caelia qui ne pouvait avancer qu'au pas.
Le soir tomba assez vite, l'obligeant à trouver un abri pour la nuit. Elle ne fit pas de feu, se contentant de manger de la viande séchée qu'elle avait trouvée dans les sacoches du hongre. Elle parfit aussi son pansement, avant de s'accorder un somme de quelques heures, comptant sur les chevaux pour réagir s'il y avait du danger.
Elle repensa à ce même cheminement, lorsqu'elle avait du rejoindre cette même ville, là encore par des chemins perdus. A l'époque Lydia avait été avec elle. A l'époque elle était faible. C'eut été deux mois auparavant, elle n'aurait jamais trouvé le sommeil, seule dans le sous-bois, offerte à la nuit forestière. Elle soupira en se remémorant l'événement du serpent, contemplant la cicatrice à son avant-bras, qu'elle parvenait tout juste à deviner sous les rayons de la lune.
Au fond la vie était plus simple loin du château, loin des documents à parapher et des inventaires à tenir. Elle finit par s'endormir, le sommeil dérangé par des rêves douloureux, le cri de l'homme qu'elle avait laissé agoniser la hantant une bonne partie de la nuit.
Victoire finit par se lever bien avant le lever du soleil, les yeux encore engourdis par la nuit trop courte. Caelia boitait moins, ce qui était bon signe, aussi put-elle presser le pas. C'est avant midi qu'elle rejoignit la cité blanche, la beauté de la ville lui échappant cette fois-ci, seul comptant le besoin de se dépêcher pour rejoindre le quartier général de la milice, l'endroit où le rendez-vous avait été donné.
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