Après quelques hésitations rocambolesques du petit mage de feu, la reconnaissance de l’elfe blanche, la révélation de Duncan sonne pour moi comme une douche froide. Des motivations personnelles envers Rewolf Grantier, qui a visiblement été son bourreau, et qui ne sont pas sa mort. Juste lui poser quelques questions, pour en apprendre plus sur lui. Cet humain était étrange, à n’en pas douter. Mais ce qui me choque le plus dans son discours est la manière dont il a de présenter son engagement. Un lien irrémédiable, ne pouvant prendre fin qu’à sa propre mort, ou à l’accomplissement de mon sanglant objectif. Je réponds un peu légèrement à sa remarque :
« Je saurai m’en souvenir ! »
J’arbore un grand sourire en lui citant cette phrase badine et taquine. J’ose espérer qu’il la prendra sur le ton de l’humour. N’en étant pas sûr, je précise tout de même :
« Mais je n’ai aucune crainte sur ta fidélité. Et je te laisserai le loisir de l’interroger à l’envi avant de m’occuper de la tâche qui m’incombe. »
Cette dernière partie de phrase est énoncée avec une maigre aigreur. Tuer froidement un homme qui ne m’a rien fait directement – sans compter les tentatives d’assassinat - ne me ressemble pas. Je me console dans le fait que cet être est une ordure finie, et que le continent se porterait mieux sans sa présence, mais ça ne me suffit pas pleinement. Je n’en remets pas pour autant le bienfondé de ma mission. Juste… l’écart que ça fait par rapport à mon caractère, à mes habitudes…
(Peut-être est-il temps de les changer, ces habitudes. Pour qu’elles collent mieux à ton caractère libre et insouciant.)
Insouciant. Qui ne se soucie de rien. Suis-je réellement comme ça ? Je l’ignore, même si je m’en gausse quelques fois. Et si Lysis en est convaincue.
Mais l’heure, une fois de plus, n’est pas à de telles considérations métaphysiques sur mon existence. Comme je l’ai fait par le passé pour la milice de Tulorim, je me contenterai de respecter mes ordres, mes objectifs, donnés par le Temple. Même si cette fois, je suis entièrement en jeu dans cette histoire. Il s’agit de mon avenir. Cet homme détient le grade que je convoite. Que l’on convoite pour moi. Et il ne peut y avoir que trois Grands Gardiens du Désir. Trois maîtres des Amants, trois coordinateurs de leurs actions. Et je dois en être, si j’en crois Pulinn.
Je me mets donc en selle sur Lune, et donne un coup de talon sur le flanc de mon fougueux étalon pour le lancer au petit trop dans la pente douce et graveleuse qui nous mènera vers la forêt au sud des Dûchés.
La journée avance, semblable à l’allez, malgré la présence de nouveaux compagnons. Aucun ne souhaite longuement parler, si j’en crois leur silence. Moi-même y suis quelque peu réticent, sentant le stress et l’excitation d’une nouvelle grande aventure en perspective. Je chevauche en tête du petit groupe, sans le regarder, tirant les rênes du cheval où Oryash est juchée, inconsciente.
Lorsque la journée se ternit, et que tombe le soir, je décrète l’arrêt pour une pause nocturne. Nous avons parcouru une bonne partie du chemin, et c’est sous le couvert de la forêt que nous campons donc pour la nuit. Étant l’un des deux seuls elfes du groupe, je me propose pour veiller sur leur sommeil. Je suis trop excité pour pouvoir dormir. Dans les heures les plus sombres de la nuit, je me permets juste deux longues heures de somnolence concentrée, assis sur une vieille souche, les jambes croisées. Une méditation suffisante à ma nature elfique, que j’humanise peut-être trop, souvent, en dormant des nuits complètes, et en profitant d’un sommeil qui n’est guère caractéristique de mon peuple.
Alors que l’aube pointe, à l’horizon, j’observe en détail chacun des aventuriers qui m’accompagne désormais. Chacun d’entre eux s’est lié à moi pour ma quête personnelle. Au nom de quoi ? Je l’ignore. L’attrait de l’aventure, la soumission au Temple, la générosité. Pas l’amitié, c’est certain, puisque je ne connais aucun d’entre eux avec précision. À peine en connais-je le nom, pour certains, qui ne m’ont fait part que de leur nom de code.
Je regarde d’abord Salymïa, l’elfe blanche. Sa peau immaculée n’est pas sans me rappeler les traits de Pulinn, même si elle est dotée d’une beauté plus fraiche et simple que la divine créature qui m’a accueilli au temple. Elle a revêtu la robe pourpre que je lui ai offerte pour m’avoir par deux fois sauvé la vie. Les paupières closes, je ne sais si elle dort réellement, ou si comme moi, elle n’a fait que somnoler, perdue dans ses songes, pendant la nuit. Mon regard sombre s’attarde sur le diadème argenté qu’elle porte autour de la tête. Les symboles floraux indiquent clairement sa provenance. Il s’agit d’un cadeau de Pulinn… un des objets de sa collection personnelle, qu’elle aime léguer à ceux qui, selon elle, les méritent. Je repère aussi ces mêmes motifs sur les bottes de l’elfe. Elle a visiblement déjà été gâtée par la maîtresse du Temple.
Puis, je m’abandonne à la contemplation d’Oryash, cette vaillante guerrière des montagnes de Nosvéris. Une Phalange de Fenris. Inconsciente, fragile, elle qui s’est pourtant toujours montrée forte et brave, jusqu’ici. Jusqu’à ce fameux événement de la salle à manger, où l’obscurité a pris une part de son âme pour la dévorer, se l’approprier, et ne plus la rendre que complètement modifiée. Ainsi allongée sur l’humus forestier, elle semble dormir. Sa poitrine opulente, mise en évidence par la présence d’un corset blanc, se soulève doucement au rythme de sa respiration. Je devine aussi chez elle la présence de deux reliques du temple : une de ses deux griffes, et la cape qui lui ceint les épaules. J’espère la voir revenir à elle au plus vite… Afin qu’elle puisse m’aider. Car je la sais d’une grande utilité.
Puis, je suis attiré par la respiration hachée et grommelante du petit mage de feu, qui semble perdu dans ses songes, dans une position de sommeil assez originale. Son équipement est assez sommaire. Il n’est paré que d’habits larges et entièrement rouges, de la tête aux pieds. Des mèches folles et rousses dépassent de son bandeau carmin, rappelant son appartenance évidente au monde du feu.
Puis, juste à côté, le dernier arrivé, ce grand humain aux membres allongés. Ses cheveux blonds et longs reposent à côté de son visage paisible. Un érudit-guerrier, voilà comment il s’est décrit. J’attends impatiemment de le voir à l’œuvre, dans l’aventure qui s’offrira bientôt à nous.
Mais le soleil s’est levé, et perdu dans ma contemplation, je ne me rends compte que tard qu’il est temps de reprendre la route. Chacun s’installe sur son destrier pour reprendre le chemin vers Kendra Kâr. Une fois encore, je prends la tête de cette petite armée à cheval, entraînant dans mon sillage le cheval d’Oryash, que je maintiens toujours avec précaution.
Nous voyageons ainsi toute la matinée, jusqu’au début de l’après-midi. Et plus rapidement que je ne l’aurais cru, les remparts blancs de Kendra Kâr se dressent à l’horizon. Ce voyage n’aura pas été une mine de renseignements sur mes compagnons de route. Je ne leur en veux pas, n’ayant moi-même pas été très loquace.
Lorsque Salymïa annonce qu’elle nous rejoindrait au soir, au temple, j’acquiesce d’un signe de tête et me tourne à mon tour vers les autres Amants.
« Rejoignons-nous en effet ce soir au Temple, dans la salle à manger. Nous y préparerons notre voyage à venir. Vous êtes libres de faire ce que bon vous semble d’ici là : repos, achats divers pour l’aventure qui nous attend, au revoir à vos proches… Bref, faites ce que vous voulez, mais si vous voulez m’accompagner, soyez là au Temple des Plaisirs, ce soir. »
Et ce disant, je me lance au galop vers la ville, emportant toujours Oryash et son canasson avec moi. Je me dirige aussitôt vers le Temple, afin de remettre la Phalange sous la garde de Pulinn…
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