L’attente fut longue. Par plusieurs fois, les deux fils du baron tentèrent de forcer le passage en usant de l’autorité de leur statut de naissance. Mais plusieurs, en réponse, les agents de la garde répondirent à leurs menaces par l’autorité de leurs lames effilées. Plusieurs fois, la situation manque de dégénérer en affrontement et seule l’attitude tempérée mais ferme du Capitaine Victorin repoussa l’inéluctable moment où la coercition ne serait plus suffisante. Ce fragile équilibre se rompit au moment où le baron émergea de sa demeure. Victorin retint un instant son souffle jusqu’à voir Calimène émerger du manoir à sa suite. Porteuse d’une mallette de bois, renforcée de contreforts et de clous métalliques ; Calimène ne semblait pas peiner à déplacer l’ustensile, signe d’un artefact aux propriétés remarquables, alliant légèreté et durabilité. Les mains du propriétaire des lieux étaient occupées par une lame longue, gainée dans un fourreau de cuir aux ornements patinés par le temps.
Les pas du baron martelaient le gravier du talon de ses bottes et sa résolution transparaissait sur ses traits. Sa fureur et son indignation apparaissaient clairement maintenant qu’il s’était rapproché. La garde recula de plusieurs pas, ne sachant pas encore vers lequel d’entre eux se tournerait la vindicte du baron. Devant son attitude même ses fils reculèrent vivement et ce n’est que lorsqu’il leva son poing dans leur direction que Victorin relâcha son souffle.
« Des empoisonneurs, hein ? Sous mon propre toit et de mon propre sang ! » S’emporta Tristan de Lume, au comble de la colère. Ses fils tentèrent en vain de s’exprimer mais leur géniteur ne les écoutait plus. D’une voix autoritaire qui n’appelait à aucune contestation il ordonna que l’on ouvre grand le portail marquant l’entrée de son domaine. D’un signe de tête, Victorin obtempéra silencieusement. Deux des hommes de la garde repoussèrent les ventaux et dégagèrent l’accès au domaine.
« Entrez ! Tous ! » Commanda le baron, ce à quoi personne n’osa rétorquer. Tous s’exécutèrent et mirent les pieds dans le domaine de Lume avec précaution, comme si le gravier pouvait bruler ou si derrière chaque massif de fleurs pouvait se tenir un homme de main embusqué. Lorsqu’ils furent tous entrés, il tonna pour ordonner la fermeture du portail et le silence se fait durant de longs instants.
« Calimène, ouvrez cette mallette pour nous » demanda-t-il d’un ton à peine plus courtois.
L’écuyer déposa le coffret au sol et en souleva le couvercle. A l’intérieur, plusieurs fioles contenant toute le même liquide ambré étaient apparentes.
« Il s’agit là des mêmes fioles que celles que j’ai pu voir dans la cave de la ferme brulée, Capitaine. Mon témoignage en sera complété devant la justice. De plus, nous avons trouvé dans ce coffret deux lettres émises par un donneur d’ordre, visiblement originaire d’Oranan. » Commenta Calimène en se relevant, lettres en main.
« Impossible » jura Ergoran.
« Faisons venir un juge qu’il délie ces preuves » lui glissa son frère.
« Certainement pas » trancha le baron. « A défaut d’être encore mes fils, vous êtes encore des nobles, jusqu’à ce que le roi en juge autrement ou que vous ne rendiez gorge » dit-il en tirant son arme hors de son fourreau. « Ce qui ne devrait désormais plus réellement tarder. Capitaine, reculez, il s’agit d’un duel sur un territoire privé et la garde n’aura aucun mot à y redire jusqu’à demain matin » précisa-t-il.
Les deux fils furent atterrés par cette dernière réplique. Machinalement, ils tentèrent de se défendre mais toutes paroles se révélèrent vaines, la décision de leur père étant prise. Ce dernier pointa son arme sur son ainé et le défia en combat singulier. Victorin tiqua visiblement. Bien souvent, un duel entendait que le conflit était vidé de sa substance par la mort de l’un des participants et durant de longs instants, il eut la crainte de voir le baron se sacrifier au profit de son fils. L’un de ses hommes remit sa lame à Ergoran et n’eut que le temps de se reculer que le baron, déjà sur son adversaire, pressait son avantage. Les lames choquèrent l’une contre l’autre, produisant le tintement caractéristique du métal rencontrant le métal. Ergoran se replia immédiatement en défense, peinant à croire que son père irait jusqu’à commettre l’irréparable et ne dut se rendre compte de son erreur que lorsque la lame de son géniteur lui traversa le corps de part en part. Il signifia son étonnement par une longue toux, gorgée de sang et s’effondra sur le côté, sans mot dire.
Sans perdre un instant, le baron jeta son arme aux pieds de son second fils.
« Tu sais quoi en faire maintenant » annonça-t-il d’une voix claquante.
Ecker de Lume, second fils du baron de Lume, empoigna l’arme. Plusieurs des gardes tirèrent la leur et se préparèrent à intervenir au signal de leur Capitaine. Mais ce dernier, ayant visiblement percé les intentions de son homologue, resta muet, quoique la mine soudainement soucieuse. Il pointa son arme vers Calimène et la prit pour cible, sans toutefois amorcer le moindre mouvement.
« Calimène, puisque vous êtes notre principale accusatrice, me voilà au plaisir de vous défier » confia-t-il comme à regrets.
Victorin intervint immédiatement.
« Refusez Calimène, vous n’êtes pas née de noblesse et n’avez pas à vous contraindre à de telles coutumes » précisa-t-il.
L’écuyer sans chevalier se redressa lentement, mallette refermée en main. Actionnant précautionneusement le couvercle sur les fioles, elle remit le colis au Capitaine de la garde.
« Prenez-en soin, il s’agit probablement du remède à la maladie » dit-elle en remettant la mallette à Victorin. Elle constata que son futur adversaire observait le coffret de bois d’un air particulièrement avide, ce qu’elle jugea encourageant et allant dans le sens d’un possible traitement pour la maladie. Revenant sur ses pas, elle tira sa lame hors de son fourreau d’un geste lent et maitrisé. Testant ses appuis sur le gravier, elle adopta une garde basse, suffisamment pour laisser une légère ouverture dans sa défense.
Instantanément, son adversaire s’y engouffra de pointe mais Calimène, ayant elle-même sollicité ce mouvement, le para aisément. Les deux opposants se séparèrent de quelques pas et de cette incartade dans sa défense, Calimène jugea son adversaire comme étant formé et bien préparé à ce type d’affrontement ; ce qui devait être assez répandu chez les enfants de familles nobles. Par ailleurs, bien que le second fils ait été plus nerveux que son ainé, il fallait posséder un caractère bien trempé pour se lancer dans une conspiration visant à empoisonner la cité dans laquelle on habitait, ainsi que ses voisins, ses concitoyens, ses confesseurs et ses proches. A n’en pas douter, il ne se laisserait pas cerner par les doutes au moment de frapper.
Adoptant une trajectoire circulaire, Calimène engagea un mouvement latéral. Son arme dressée devant elle fermant toute ligne d’attaque, elle laissa son adversaire revenir sur elle. Bien qu’il ait tenu un long moment, son envie d’en découdre et de reprendre la main sur le seul évènement où il avait désormais une part active le fit attaquer le premier. De nouveau, les lames se rencontrèrent et chantèrent l’une contre l’autre. Reculant pas à pas, en bon ordre, l’écuyer sans chevalier se replia en une défense méthodique et imperméable. Placée latéralement envers son opposant, elle réduisait à presque rien l’ampleur de ses mouvements d’armes en défense, là où le jeune noble redoublait d’efforts. Lorsque la lame ennemie tentait de la trouver le pointe, elle s’esquivait d’un pas. Et lorsqu’elle tentait de la sectionner d’estoc, l’épée de l’écuyer se contentait de la dévier et de l’accompagner loin d’elle. Réduisant sa zone de défense à peau de chagrin, elle s’économisait là où son adversaire consumait ses forces peu à peu. Peu à peu, constatant le manque d’efficacité de sa méthode, le jeune noble mesura son investissement offensif et réduisit la voilure. Mais il était trop tard. Le souffle court, il laissait la pointe de son arme un brin trop basse, l’épée désormais légèrement trop lourde pour ce qui lui restait de force. Sentant le vent du combat changer de direction, il tenta de se replier à son tour en défense mais trop tard car Calimène, soudainement vindicative, poussa son avantage en le poursuivant. De pointe, elle lança plusieurs assauts destinés à tester la garde de son opposant puis, de quelques mouvements rapides, chercha une faille sur les flancs. Le noble, peinant à retrouver son souffle, marquait un temps d’arrêt à chaque fois que son arme retenait celle qui cherchait ses chairs. L’un et l’autre le savaient désormais, le dénouement du combat n’allait plus tarder. Cherchant dans la force ce que la rapidité ne pouvait plus lui donner comme échappatoire, le fils du baron réunit ses deux mains sur la garde de son arme et la hissa à deux mains en direction de Calimène. La garde ouverte, elle ficha la pointe de sa lame droit dans le plexus de son ennemi, sans hésitation aucune, son entrainement l’ayant préparée à ne pas douter au moment culminant de la mise à mort. Vindicatif, le noble tenta d’abattre sa lame sur elle et de plusieurs bons en arrière, elle dut se mettre hors de portée. Son attaque ratée, le corps déséquilibré, son adversaire chuta en avant, l’épée du chevalier toujours fichée en son sein. Il gémit quelques instants et lorsque ses plaintes finirent par se dissiper, son âme fut enfin libérée.
Le visage neutre, Calimène retira son arme du corps du défunt, regrettant qu’il n’ait pu être jugé pour ses crimes ou forcé à avouer ce qu’il savait d’éventuels autres empoisonneurs. Elle remisa son arme au fourreau et posa son regard sur le baron. Ce dernier, extrêmement pale, commenta d’une voix d’outre-tombe.
« Pour mes fils, justice fut rendue. Ils n’auront à affronter ni procès, ni torture. Le nom de ma maison sera épargné par mon propre crime de sang, peut-être même encensé. » Dit-il avant de tousser, probablement d’écœurement. « Maintenant, partez, mes gens vont venir les prendre et moi, porter le deuil, pour une durée indéterminée » conclut-il.
Calimène souffla et récupéra la mallette où se trouvait le potentiel remède à la maladie, ainsi que deux lettres dont elle avait mémorisé le contenu. Tout d’abord hésitante, elle finit par se retourner et remonter l’allée de gravier conduisant à la sortie de la propriété, entrainant à sa suite le Capitaine Victorin et ses hommes.
Elle pressa la mallette contre sa poitrine, fermement. Dans cette nuit noire, et malgré la présence de ses protecteurs de la garde, elle se sentit soudainement faible et esseulée. Les menaces du baron finirent enfin par porter et Calimène, soudainement épuisée, n’eût que la force de murmurer un « Victorin, raccompagnez-moi, je vous prie » auquel il n’eut le cœur de se défiler.