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Auparavant~
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Chevauchant le cheval ailé, et après un dernier regard vers les renforts, je prononce ma destination. Le temps de fermer les yeux, et je suis arrivé. C'est du moins ce que je pensais. Un sentiment entre confusion et soupçon m'étreint. Je n'ai pas devant moi le Colosse d'Esprit comme souhaité. Ma monture m'a simplement élevé largement dans les airs, pratiquement à l'aplomb de ma position initiale. C'est incompréhensible. Pourquoi ? Si le lieu était trop vague, il n'aurait sans doute pas même décollé. Et si j'étais arrivé à destination, il aurait probablement disparu comme les fois précédentes.
Qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce que le Colosse va apparaitre ensuite ? Est-il déjà là, intangible et invisible tout autour de moi ? Ai-je été trop présomptueux en pensant pouvoir l'atteindre ? Il demeure l'équivalent d'une divinité sur ce monde, après tout.
En proie au doute, je tente de me concentrer sur ce que je vois à la place. Comme lorsque la Reine m'a pris dans ses serres, me retrouver à une telle hauteur élargit mon champ de vision. Et ce que je vois de là me laisse interdit. La forme du Dragon Mauve se déplace non loin des murailles, mais les défenseurs de la cité semblent le prendre pour cible de concert. Des... Choses... Lui choient dessus, depuis une sorte de passage. La magie le frappe aussi, et je devine des silhouettes tomber sur son dos. Un rugissement secoue la plaine. Jamais je n'ai entendu le reptile coloré émettre un tel son. Il n'est donc pas invincible, mais le voir choir au sol ne parvient pas à me réjouir. Ni même à m'amener le moindre sentiment positif. Il est censé être l'ennemi des miens, et s'est dressé plusieurs fois entre ma Patrie et moi.
Et pourtant, j'ai un doute.
Et la scène à laquelle j'assiste me jette encore davantage dans la confusion. D'immenses créatures de pierre, semblant faire partie des défenses de la cité, se retournent contre les parois. Un frisson glacé dévale mon échine. Les portes cèdent avec la facilité d'une brindille sèche, tout comme un pan de la muraille... Qui ne semblait guère plus résistante qu'une palissade.
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La... La première défense est à terre. Mais que sont ces choses ? Pourquoi ? )
Plus incompréhensible encore, des soldats non-ynoriens armés de piques se placent à ces béances, tournés pour moitié vers mes compatriotes, et pour l'autre vers les combattants ennemis. Tenus en respects, mais en poussant les miens vers l'intérieur de la cité. Je... Je suis perdu. On dirait une sorte de cordon de sécurité, empêchant une lutte entre les deux factions. Pourquoi ? Prendre Fan-Ming sans davantage de morts ? Ou...
Lentement, un lien se tisse entre ce que je vois et la conscience de la menace grondante. Est-ce que le Seigneur Vallel tente de forcer le passage pour placer ses troupes à l'abri ? Mon regard se porte donc immédiatement à l'opposé de la colonie, avisant le chef de cette gigantesque armée, entouré de géants noirs et dérangeants. Une armure argentée, au milieu d'un cercle sombre et immobile, parmi l'agitation de la plaine. De nouveau, un sentiment étrange me saisit, lorsque je constate que les gardes noirs se tournent comme une seule entité vers le lieutenant d'Oaxaca...
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Gaïa... )
Et le transpercent de leurs armes intégrées. Son armure plus claire n'a pas résisté à l'assaut simultané. Une trahison ? Oui, car la mort semble saisir le Seigneur sombre sur sa monture. Une étrange distance se crée entre ce dont je suis témoin et mon ressenti. Est-il si simple de mettre à mort l'une des plus puissantes menaces pesant sur Yuimen ? Un coup d'opportunité ? Cette traîtrise a du demander du temps, mais une chose est certaine : la tête de l'armée verte est tranchée. Le chaos risque fort de frapper les troupes restantes.
Mais je n'ai pas le temps de songer aux implications que le grondement cesse d'un coup. Rangeant mon arme contre mon épaule, je me penche un peu vers ce centre de plaine, avisant le monticule croissant. Mon coeur rate un battement, et mes mains se crispent sur la crinière de ma monture ailée. Les renforts... Je les vois encore proches, trop, mais moins que l'armée ennemie.
Et puis, toute ma pensée est accaparée par le spectacle de destruction qui s'ensuit.
Avec lenteur, inexorablement, une masse gigantesque émerge, déchirant la terre d'immenses tentacules. Le bruit est un hurlement du sol, criant à l'agonie, et semblant monter à ma rencontre. Le cheval ailé m'apparait s'en écarter ou peut-être est-ce le déplacement brutal d'air qui me le fait croire ? Yeux écarquillés, un sentiment d'impuissance me submerge, et je perçois ma bouche s'assécher. Une statue de roc aux pieds comme un lot de racines, une présence et une puissance indéniables. Quelque part, une inconcevable et fascinante beauté, semblable à une catastrophe naturelle dans toute sa violence, sa puissance et sa splendeur sauvage.
Souffle coupé, je demeure momentanément fasciné par ce que je vois, par cette entité vaguement humanoïde, dont l'apparition pousse les présents à fuir en désordre. Et par-delà ce chaos, une voix désormais familière résonne dans la plaine, accompagnant l'envol de Shaam. Il parle de la magie, celle qui éveille les Titans et qui vient de ramener leur maître. C'est donc lui qui a manigancé tout cela, poussant sa chance jusqu'à duper et faire choir le Seigneur Vallel. Je savais la salamandre mauve dotée d'une capacité de manipulation certaine, mais pas à ce point. Il poursuit, hurlant à l'avènement des Titans, et le retour à l'ordre sur Aliaénon, en jetant à bas le traître les dominant.
L'espace d'un instant, ce que Shaam crie me laisse perplexe. Il n'est pas avec les ynoriens, mais pas non plus avec Oaxaca. Et il veut ramener les Titans sur Aliaénon, alors que leur retour est la destruction assurée de ce monde ! C'est un monstre ! Un simple...
Non... Bien sûr que non... Nos rencontres ont été brèves mais suffisantes. Inutile de me voiler la face.
C'est Naral Shaam. J'ai du mal à cerner à ses capacités exactes, mais il ne semble pas du genre à agir simplement pour semer le chaos. Prenant du recul, je tente de comprendre. Il fait préserver les vies des ynoriens et des omyriens en les empêchant de se battre, en les laissant capables d'atteindre le fluide. Et les Titans... Ce que m'a conté Dame Talia me revient. De plusieurs éléments, perpétuellement en guerre, mais jamais capables de totalement se vaincre les uns les autres. S'affaiblissant d'un côté pour revenir plus fort une fois leur opposé épuisé. Une sorte... D'équilibre des forces... Que le Colosse d'Esprit a rompu, en forçant au repos ses frères destructeurs, et dominant de fait ce monde.
Est-ce là la Raison des actes de Shaam ? Revenir à ce chaotique équilibre ? Mais pourquoi ? Aliaénon n'est pas son monde. Pour qui se prend-il pour juger de ce qui doit être fait à une telle échelle ? Non... Là encore, j'ai un doute. Il n'a aucune obédience envers les ynoriens, et s'est vexé d'être traité d'omyrien. Peut-être est-il affilié à quelqu'un d'autre ? Quelqu'un œuvrant dans l'ombre à travers lui ? Quelqu'un... Voulant restaurer ce puissant équilibre... Mais... C'est grandement dérangeant... Car un bouleversement à cette échelle sonne presque comme... Une volonté supérieure... C'est impensable, juste... Impossible... N'est-ce pas ?
Shaam pourrait en rester là, mais il propose d'aider à la survie de tous, si nous aidons. Mais à quoi ? Écarter ou vaincre ce Titan ? Cet être sans visage ?
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Sans-Visage ? )
Un lien empli de doutes me fait fermer la bouche et déglutir. Est-ce la raison pour laquelle ma monture magique se tient là, au-dessus de la créature ? Ma demande était de m'amener là où le colosse d'Esprit se trouvait... Celui qui vient d'émerger de terre... Est-il possible... Que ce soit le Titan de Magie sous sa véritable forme ? La dernière carte de Shaam, pour faire achever sa besogne ? Savait-il que ce titan se trouvait ici, et a laissé la guerre y être menée exprès ?
Si c'est le cas, qu'il s'agit bien du Titan de Magie, et que nous parvenons à le neutraliser... Son emprise sur les autres disparaitra. Et tous les Destructeurs s'éveilleront de concert, réduisant ce monde à l'état d'un champ de bataille perpétuel. Comme à ses débuts. Mais... S'il demeure libre, la magie qu'il dégagera ne risque-t-elle pas d'avoir le même effet ? Où la conscience de ce Titan, celle qui a voulu faire cesser la destruction, est-elle ? Ne peut-il pas faire usage d'avatars, comme il l'a fait pour nous faire parvenir les sifflets ? Serait-il devenu trop faible ?
Quid des habitants d'Aliaénon ? Trouvent-ils si peu grâce aux yeux de Shaam qu'il est prêt à tous les sacrifier ?
Je suis tiré de mes sombres pensées par des grognements. Arrivant de la haute falaise, au-delà de la colonie, des dizaines de créatures font leur apparition. Des Dragons. Des... Créatures mythiques, censées ne plus exister qu'en de rares spécimens en Yuimen. Ont-ils trouvé refuge ici ? Sont-ils originaires d'Aliaénon ? Mais plus intriguant encore... Suivent-ils aussi la Voie de Shaam ? Je tremble un instant en les voyant se saisir de silhouettes sur les remparts, redoutant un renouveau du conflit, mais les prises sont déposées sur d'autres reptiles volants. Majestueux, laissant une impression de puissance, ils se rapprochent du Colosse.
De moi.
Pris entre deux sentiments contradictoires et presque paralysants, je ferme les yeux. D'un côté, ma Patrie est menacée par les fuyards verts et le Titan. Je ne peux pas laisser les miens subir sa colère sans rien faire. D'autant plus que je suis aussi responsable de son éveil que tous les autres manieurs de magie. La logique indique qu'il doit être neutralisé. D'un autre côté, si j'ai deviné juste, c'est Aliaénon qui souffrira aussi bien de la chute que de la présence persistante de ce Colosse. Mais quelle que soit l'issue vers laquelle ce monde se dirige, je n'accepterai pas de laisser faire sans réagir.
Alors, je perçois en moi comme une étrange chaleur. Non, pas tant que cela en vérité. C'est mon fluide de lumière. Ma magie qui pulse en moi, comme soudainement prise d'une vie propre. Elle m'emplit, chaleureuse, à l'image d'un proche tentant de me rassurer, de me soutenir, de me rappeler à l'ordre également. Elle me pousse à retrouver mon calme, et surtout fait dominer mon tumulte intérieur par une volonté de plus en plus impérieuse.
Protéger. Sauver ce qui peut l'être.
Je peux le faire, je le sais. Je ne suis plus le jeune gamin facilement impressionnable de mes jeunes années. L'Ynorie m'a tant donné. C'est à moi de lui rendre la pareille, de faire la preuve de ma loyauté et de ma dévotion envers ma Patrie. Et à présent, le temps des paroles n'est plus. Nul dirigeant avec lequel parlementer pour mettre un terme à la guerre. Nul adversaire à raisonner. Cette fois-ci, je ne dois plus songer à moi, ni en tant qu'individu dénué du moindre impact, ni comme une vie plus précieuse que les autres. Même le plus valeureux guerrier possède l'instinct de se préserver au combat, quand bien même il pense à son devoir. Là, cette simple pensée peut faire hésiter, faire écarter de possibles pistes ou de solutions risquées.
Et je ne peux plus me le permettre.
Je ferme les yeux sur ce spectacle, me concentrant pour diriger chaque pensée et bribe d'attention vers ma magie. Vers sa chaleur qui m'a toujours aiguillé et soutenu. Vers sa promesse de Protection. Au fond de moi, j'ai la certitude de posséder la capacité de faire quelque chose de grand, d'utile. J'ai juste un frein. Ce même lien qui m'unit aux miens et à mes proches, si important pour moi, se fait résistante entrave. Je le sais. Je dois en faire fi. Protéger l'Ynorie dans son intégralité, pas juste les nombreux visages que j'y connais. Oublier qui je suis, pour n'avoir plus la moindre limite. Une pointe douloureuse se fiche dans ma poitrine à l'idée de renoncer à ce qui me donne du courage. À ces relations qui prouvent que j'existe. À ces souvenirs qui guident mes pas et mes pensées. À ce qui a fait de moi Kiyoheiki D'Esh Elvohk.
Mais il le faut.
Des bribes de mon passé jouent dans mon crâne, distincts ou flous, joyeux ou pas. Des choses dont je veux me rappeler et d'autres pas, amenant une petite boule au creux de ma gorge. J'y porte lentement les mains, chérissant ces souvenirs qui me représentent et me construisent. Qui j'ai été. Qui je suis. Qui je pourrais être. Ma magie de lumière enveloppe puissamment mes doigts, alors que je cherche à placer ce trésor à l'abri de toute source de danger. Un écrin d'or, d'une beauté certaine, mais scellant tristement ce qui doit devenir superflu. Yeux clos, je me détache de ce qui fait mon identité, créant une perle dorée croissant à mesure que mes souvenirs y trouvent refuge.
Alors que de moins en moins d'attaches demeurent, une sérénité et une clairvoyance nouvelles s'offrent à moi. Plus de peur, plus d'angoisse, plus de pensées égoïstes. Seules ma puissance magique et ma volonté inébranlable s'ancrent, comme une autre identité. Défini par mon but, par mes moyens, par cette force destinée à sauver le peuple ynorien.
Ce corps chétif m'a bien servi, mais à présent, il s'avère trop limité, trop fragile, trop... Humanoïde. Une image, un symbole d'une grande clarté m'apparait. La pensée se fait évidente, comme si je l'avais toujours su. Comme si j'avais toujours effleuré cette essence d'existence, sans pouvoir l'atteindre. Mon esprit et ma magie s'accordent, vibrent au diapason l'un de l'autre. Je sais ce que je dois faire. Où diriger cette force. Comment la faire pleinement mienne.
Je rouvre lentement les yeux, apercevant non pas les zébrures dorées sur mes mains, mais un tout autre motif. Je laisse la lumière m'envelopper, chasser ce coloris sombre et familier, comme pour purifier mon enveloppe. La luminosité m'étreint sans agressivité, destinée à me changer, à me donner ce dont j'ai besoin pour accomplir ce pourquoi j'existe. Mes pensées la guident dans cette voie. Je ne la redoute pas. Je ne la crains pas. Je ne me précipite pas non plus, impassible, comme doté d'une noblesse naturelle.
Mon corps commence à se modifier, gagnant progressivement en taille. Sans douleur ni inconfort, sans me faire ressentir quoi que ce soit de gênant ou de perturbant. Sans pouvoir le définir, je suis parfaitement conscient de ce qui m'arrive, ainsi que d'une évidence. Je ne pourrai plus rester en selle bien longtemps. Avec dignité, je me redresse sur ma monture, avisant l'immense entité se dressant face à moi. Sérénité, me sentant comme entier, et dénué de ce qui pourrait obscurcir mon jugement. Aucun sentiment négatif. Aucun
a priori. Aucune colère en moi alors que je contemple l'incarnation de la potentielle destruction de tout un monde.
À l'image des autres créatures qui s'en approchent, je sais pouvoir l'atteindre, et par mes propres moyens. Je ferai ce qui doit être fait.
Mû par cette image mentale de plus en plus claire s'unissant à mes fluides lumineux, ma silhouette en pleine métamorphose enveloppée dans son halo doré, je m'élance dans le vide. Mes mains de plus en plus allongées se posant avec tendresse autour de ma perle d'or rivée à mon cou.
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Il est temps.)
L'air glisse sur moi alors que je relâche mon étreinte, mais je ne le perçois déjà plus. Empli d'un calme et d'une certitude apaisants, tout mon corps scintille alors que je me replie sur moi-même. L'heure est venue. Sans restrictions ni rien pour m'entraver, je m'unis avec ma magie dorée, rendue plus puissante encore sur Aliaénon. Elle donne corps à cette volonté protectrice, prête à disparaitre tant que son but est atteint. L'oiseau sortant de l’œuf. Le nouvel être se dégageant de son cocon. Une sensation indescriptible, comme un renouveau tant attendu. Une entité de lumière, émergeant dans la réalité, et reprenant un aspect tangible pour y œuvrer.
Une première bouffée d'air au son sourd et caverneux. L'étendue de mains longues. Un mouvement assuré qui stabilise la silhouette entre deux courants aériens. Ma chute s'arrête finalement, et mes yeux violets, reptiliens, se dirigent vers le cheval ailé, resté plus haut. Lentement, mon corps devenu longiligne, écailleux, et d'une blancheur dorée sur sa douzaine de mètres remonte dans les airs, serpentant en prenant appui sur les vagues d'air frais. Les longues moustaches flottent au gré d'un rythme doux et égal, à la mesure des mouvements du reste du corps. La créature ailée ne bouge pas tandis que ma forme décrit un lent cercle horizontal autour d'elle. Serpentin, je vole en ondulant, sans violence, sans m'épuiser. Point de griffes sur mes mains encore vaguement humaines, point de crocs acérés comme me représentent les statues de ce peuple sur lequel mon devoir est de veiller. Mon long museau, faisant à présent la taille de la tête du cheval ailé, se rive à la joue de ce dernier.
D'une digne voix sage et gutturale, et dans un ynorien traditionnel, je lui adresse quelques mots.
"
Ici s'achève ton devoir, Cheval ailé. Va."
Glissant dans les airs, mon corps de reptile volant luit, reflétant la lumière ambiante. Au gré de mes mouvements flotte ma crinière dorée, présente entre mon crâne à droites cornes semblables à des bois, et l'extrémité de ma queue. Ondulant, vrillant sur moi-même, je vole dans la direction des autres dragons, la perle dorée pendue à mon cou.
Mon but : aller à la rencontre du Dragon Mauve, frère d'écailles aux intentions nébuleuses. Les connaître. S'il est un danger pour le peuple que je protège, me présenter comme le plus gênant de ses obstacles. Mais dans le cas contraire, comme son plus fidèle soutien face à la menace.
Mes quatre pattes serrées contre mon corps, je pousse ma forme à filer dans les airs, gagnant en vitesse à mesure que je ressens les particularités de cet autre aspect. Point d'ailes pour m'y aider tandis que je me déplace à la rencontre de ces confrères reptiliens, car nul ynorien ne le représenterait ainsi.
Le Dragon-Serpent d'Ynorie.~Suite~
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