Soirée décevante.
L’Agonie Silencieuse fit son office ténébreuse en arrachant l’âme de ce pédant guerrier à l’instant même où elle pénétrait la chair rendre de sa tempe, faisant exploser son cartilage et pénétrant dans sa cervelle pour en réduire une bonne partie en bouillie inutilisable. Si l’homme n’avait pas déjà été mort, sans doute aurait-il pris du plaisir à se sentir ainsi pénétré par une lame légendaire, au sein du siège de toutes ses pensées. Quelles capacités, s’il avait survécu, auraient pu lui être ôtées ? La faculté de parler, celle de marcher. Celle de se souvenir, peut-être, ou de s’imaginer. Son libre-arbitre aurait-il été mis à mal ? Ou n’aurait-il plus pu penser, tout simplement ? Durant une seconde, alors que la lame sortait de la plaie, libérant tant du sang que du liquide céphalo-rachidien en une gerbe rouge-transparente, l’Ogre imagina tout ça, et se posa toutes ces questions. Mais lorsque le corps, parcouru d’un ultime soubresaut de fierté, de vie, tomba sur le sol, inerte et défunt, tout ça lui était déjà passé, et il se contenta de lécher sa lame pour en absorber la substance, boire l’âme symbolique de ce macchabée nouveau-né.
Il n’avait cure des passants, qui semblaient ne pas prendre outrage de ce crime aux portes de leur cité, et qui marchaient sans exprimer la moindre émotion. Avaient-ils peur, pour qu’ils aient à ce point le besoin de le cacher, ou était-ce du pur désintérêt pour la vie d’autrui ? Les kendrans n’étaient pas connus pour être les moins altruistes, et leur courage sonnait faux dans toutes les légendes. Ils n’étaient que pleutres et pédants se jouant de leurs ennemis puissants en se cachant plutôt qu’en combattant. Les soldats de leur puissante armée n’étaient que des pantins sans âme, tout comme ceux, morts, qu’animait désormais Gurth. Voyant ce désintérêt, il n’en pensa que de la haine. Et il cracha sur le sol sa colère, alors que l’aldryde du barbare raillait une fois de plus des propos provocateurs. Il n’en avait cure. Il était juste pleinement satisfait qu’elle dut être à ses ordres contre sa volonté, et que le dénommé Isaac, son héro, ployait l’échine devant l’obèse.
Celui-ci, d’ailleurs, coupa court aux moqueries de sa comparse miniature, et affirma que le travail pour lequel ils avaient été envoyés commencerait le lendemain à l’aube, sur la place du marché. Gurth opina gravement de sa tête chauve et barbue. En effet, il serait là demain, en qualité de volontaire. Mais pas forcément pout servir de nobles desseins…
Sans un mot, prononcé d’aucune partie, le trio se dirigea vers l’auberge où Isaac affirmait qu’ils avaient des quartiers réservés. Gurth, entendant ça, ne pensait plus qu’à une chose : la nourriture qui leur y serait servie. Il doutait qu’elle fut aussi bonne que les petits plats de Talic, du Pied Levé, mais avança tout de même vers le restaurant avec entrain, de ses lourdes enjambées faisant frémir les passants…
Hélas, lorsqu’il arriva sur les lieux, et même si l’établissement avait l’air de bonne facture, il déchanta terriblement. Le tenancier, un jeune humain aux yeux émeraude, leur apprit que toutes ses réserves de nourritures avaient été grappillées jusqu’à la dernière miette pour servir la cité et sa famine grandissante. Il lui apprit aussi que nulle livraison n’arriverait avant que le problème qui pourrissait les récoltes ne soit résolu. Mais Gurth n’en avait que faire : il fut tellement contrit et encoléré d’apprendre que ce soir il ne dinerait pas, qu’il grogna contre le tenancier et cracha sa haine sur le sol de l’auberge, bousculant le kendran pour disparaitre dans ses appartements, à l’étage. Il n’avait pas dit un mot à Isaac et sa compagne, qui le lui avaient bien rendu. Il se dispenserait de leurs services ce soir. Il n’aurait pas besoin d’eux, dans la solitude de sa chambre.
Chambre dont il claqua la porte avec ferveur en y pénétrant, sans prêter la moindre attention aux autres locataires de l’établissement. Il alla s’assoir, grommelant, sur le lit étriqué qui lui servirait de reposoir pour la nuit. Il marmonnait de sombres paroles dans sa barbe noire, et ses pensées n’étaient en rien plus clémentes.
Au bout d’un moment, il décida de profiter de ce jeûne forcé pour communier une fois de plus avec les divins dont il suivait la trace. Et quoi de mieux, pour ça, que de se baigner de magie noire. Il tira de sa besace deux fioles noirâtres. Les deux qui lui restaient de ses achats du marché de Tulorim, et qui contenaient la puissance des deux Frères divins. L’un représenterait Thimoros, et la haine qu’il incarnait, et l’autre Phaïtos, et le domaine de la mort, de l’éther, de l’invisible présent. Il tendit les bras devant lui, chacune de ses main tenant fermement une fiole. Si fermement, même, que les deux, alors qu’il se concentrait, se brisèrent et écorchèrent ses mains. Les bris de verre tombèrent par terre, et les fluides s’échappèrent, flottant devant lui. L’un pris la forme d’un corbeau, et l’autre d’un scorpion. Et les deux animaux firent face à l’ogre, qui les regardait sans rien dire, se soumettant à leur pouvoir. Alors, ils changèrent une nouvelle fois de forme. Le corbeau devint une mare rampante et inerte, glauque, alors que le scorpion s’anima de soubresauts violents et chaotiques. La masse chaotique cerna la mare paisible pour créer une forme ovoïde. Comme un œil qui le regardait, dans les ténèbres de sa chambre. Et puis, alors qu’il fermait les siens pour exhaler un soupir, le fluide pénétra en lui par sa bouche. Et lui traversa l’âme brutalement. Tout son corps massif se raidit en une fois, et puis se laissa aller à plus de souplesse, de mollesse. La magie envahissait ses sens, endormait sa conscience. Il se laissa emporter par le pouvoir des fluides, et s’endormit presque aussitôt, sur sa couche, alors que de sombres pensées de mort et de haine s’emparaient de ses rêves…
Il ne se réveilla que lorsque l’élément aqueux vint le tirer de ses sombres songes. Louanah, la petite peste peureuse, était à l’origine de cet éveil brutal, qui valut un sursaut graisseux de la part de Gurth. Dès le matin, provoquer sa colère n’était pas une bonne chose, vraiment pas. Il se promit de combler Thimoros en ce jour de devoir. Et de le combler jusqu’à ce qu’il soit gavé de haine et de violence. Il commença d’ailleurs tout de suite, en s’emparant d’une chaise de la chambre pour la balancer sans la moindre considération sur la petite aldryde, qui s’en était allée se cacher derrière son maître Isaac. Malheureusement, la précision du lancer de Gurth au réveil fut telle que la chaise alla simplement exploser contre le mur de la chambre, sans inquiéter son duo protecteur. Isaac, sans un mot pour l’incident, précisa qu’il dirigerait l’ogre vers le marché. Il n’accueillit pour toute réponse qu’un grognement rauque. Gurth assembla ses affaires, et suivit le barbare jusqu’au marché…
De la déconvenue d'une famine Etait née la communion divine...
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Gurth Von Lasch - l'Ogre de TulorimJe hais les testaments et je hais les tombeaux ; Plutôt que d'implorer une larme du monde, Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. (Baudelaire - Le mort joyeux)
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