A l'instant où Hivann fit sa remarque, la porte de la maison s'ouvrit. Ce furent alors les deux filles du mage qui déboulèrent dans le salon, pour son plus grand malheur. Pour tout dire, il avait espéré passer un peu plus de temps avec les mercenaires, d'une part pour discuter plus sérieusement des démarches à suivre, mais aussi pour se préparer, justement, aux dialogues avec ses enfants. Et cela l'enchantant d'autant moins en voyant que Sujima semblait tout à fait furieuse. Elle ne parla cependant pas. Elle se tint simplement devant la table où s'était rassemblé le groupe. Derrière elle, sa grande sœur Taé restait immobile, regardant le sol, comme si elle avait honte. Goont se leva de la table en gardant ses mains dessus. Avec un air presque ostentatoire, il prit la parole à l'attention de ceux qu'il avait guidé à l'instant.
"Excusez-moi messieurs, mais j'aimerais m'entretenir avec mes filles."
Il n'y eut aucun échange. Karl, Lür et Porick s'en allèrent simplement en silence. Ne restait plus que Rawf, encore endormi près du feu. Même Porick ne s'était pas permis de faire quelques réflexions. En revanche, il avait emporté sa chope avec lui, après avoir fini son repas d'une bouchée. Dès qu'ils furent tous partis, au moment où la porte claqua derrière eux, Sujima commença enfin à parler, de la manière la plus véhémente qui soit.
"Tu as envoyé Taé dehors ? demanda-t-elle, de façon manifestement rhétorique. Tu disparais pendant une semaine, elle s'inquiète, ON s'inquiète, et au moment d'en parler tu envoies Taé dehors ?"
Mais Hivann ne se sentit pas aussi gêné que lors de sa première confrontation avec Taé. Cette fois-ci, il répondit directement, sans retenue.
"Taé, fit-il tout d'abord simplement pour attirer son regard. Puis quand elle eu levé les yeux, il y plongea les siens. J'étais parti dans les ruines de Mertar pour récupérer une relique. Je n'aurai peut-être jamais tous mes pouvoirs, alors j'ai besoin d'une arme qui puisse m'aider à les exalter. Voilà pourquoi j'étais en expédition pendant tout ce temps.
Sujima resta figée. Cette histoire n'était censé être qu'un secret en elle, son père et Umordîl. Le mage s'adressa alors à la jeune garçonne.
"Voilà, maintenant tu n'as plus à jouer l'outrée. Elle sait, et maintenant elle sait aussi que tu m'as toi-même guidée dans cette recherche en me faisant rencontrer Umordîl."
"Tu crois que c'est seulement de cela qu'il s'agit ?"
Taé regarda les deux interlocuteurs d'un air déconfit, sans rien dire. Mais Sujima ne lui apporta pourtant pas plus d'explications. Elle frappa du poing sur la table, bravant l'autorité de son père.
"Que tu veuilles devenir fort, c'est une chose et je ferai tout pour t'y aider. Mais ne t'étonne pas que l'on se fasse du soucis pour toi. Ne t'étonne pas non plus que l'on au moins irrité après une semaine entière d'absence. Maintenant, Taé sait, d'accord. Mais tu n'avais aucun droit de la jeter de chez nous. Surtout maintenant."
Sujima avait raison et Hivann le savait. Et pour tout dire, même si elle était plus jeune que Taé, elle avait un don de la parole qui faisait honneur à sa famille. Le vieux mage baissa les yeux alors que la plus âgée des filles restait encore silencieuse, mais affichant tout de même un visage qui aurait pu devenir une véritable allégorie de la surprise. Ou de l'outrance, peut-être... Sujima s'assit ensuite à la table, ce que firent aussi son père et sa sœur. Elle poursuivit alors.
"Umordîl est mort, je le sais, sinon il serait remonté avec toi... Qu'est-il passé ?"
"L'Exilé n'était pas un génie, c'était un fou. Et Umordîl a baissé sa garde, voilà tout. Je suis désolé Sujima. Umordîl était certainement le nain le plus honorable que je connaisse."
"Pas autant que moi... Il me manquera... Je sais que tu n'abandonneras pas le Fusil, alors je me doute -puisque tu t'es absenté aujourd'hui- que tu as rencontré Amaury."
"Oui."
Sujima s'exaspéra. Elle secoua la tête en expirant lourdement, signifiant clairement la bêtise de son père.
"Il peut peut-être te guider, mais c'est un homme dangereux, instable. Il faut que tu fasses attention, parce que s'il ne te fait pas confiance, il s'en prendra à nous tous."
"Tu me connais, Sujima."
"Justement, avec un peu plus d'attention on pourrait peut-être ne pas avoir à quitter encore cette ville."
"Quoiqu'il en soit, il est trop tard. Je suis allé le voir et j'ai pu constater quel genre de personne il est. Au moins je sais où trouver les trois dernières pièces."
Sujima se leva et traversa la salle pour rejoindre son père. Elle lui attrapa le visage et le tourna vers elle, presque violemment.
"Papa... Tu me jures que l'on est bien en sécurité ?"
Contre toute attente, Goont hésita. Il avait confiance en lui, et il pensait avoir fait les bons choix pour permettre à tout le monde d'être en sécurité. Mais son absence qui allait probablement durer au moins un mois, vus tous ses voyages à venir, il craignait de ne pouvoir en savoir davantage. Sa bienveillance l'aurait bien poussé à revenir à Mertar pour s'assurer que tout se passe comme il le souhaite, mais la quête du pouvoir le rattrapait bien vite. Il se concentrerait sur ce Fusil. Et après seulement, il pourrait prétendre à être plus présent. Il lui fallait récupérer ses pouvoirs avant.
"Vous êtes en sécurité, tout va bien."
Sujima maintint son regard pendant un long moment. Puis elle conclut en l'enlaçant.
"Je te crois."
Mais au fond, Hivann le savait en la regardant, il était certain qu'elle mentait. Sujima était sa petite dernière mais elle était probablement la plus maligne de tous ses enfants en comptant Tôhko. Mais elle, il ne la reverrait plus avant des mois. Au final, elles étaient un peu comme Inoka. Elles étaient les femmes de sa vie, qui lui permettait de rester dans le droit chemin. Mais, bien qu'il s'en cachait, l'égoïsme prenait le dessus quand il s'agissait de pouvoir.
"Et... qui est-ce ?"
Taé ne semblait pas savoir quoi ajouter, aussi, elle avait posée cette question vis à vis de l'énorme loup qui ronflait devant la cheminée. Il était déjà bien étonnant que les enfants n'aient pas réagi en le voyant.
"C'est Rawf, je l'ai rencontré dans les ruines. Il partira avec moi, mais comptez-le désormais comme un membre de notre famille, car il m'a sauvé la vie."
"Comme Karl, Lür et Porick... C'est à croire que te mettre en danger va nous forcer à acheter un véritable manoir."
"Après tout... Pourquoi pas ?"
Il adressa un sourire malicieux aux filles, ce qui eut finalement pour effet d'alléger tout le ton dramatique de la conversation. Elles rirent discrètement, puis aussitôt, Sujima reprit la parole.
"Puisque tu vas partir, je dois te donner quelque chose. Je sais que ça va t'aider."
L'adolescente plongea sa main dans la petite sacoche accrochée à sa ceinture et en sortit un cuir qui, même de loin, témoignait d'une qualité exceptionnelle. Quand elle jeta cela sur la table, Hivann vit alors qu'il s'agissait de gants. Mais pas n'importe quels gants. Des gants en cuir de narvan, donc la carapace normalement en dessous des poils de la créature était encore visible sur le dos de la main. Mais outre ces carapaces, il y avait un ouvrage artistique extrêmement beau. Les gravures dans le cuir étaient simplement ornementales mais sur la paume, on pouvait voir que la gravure représentait une montagne. Et d'ailleurs, le cuir donnait une sensation différente lorsqu'on le touchait ici. La même sensation sablée que donnait l'encens que Tôhko lui avait offert avec l'encensoir et qui alimentait sa magie.
"Ce sont des gants de géomancien. Les mieux que j'ai pu trouver pour ainsi dire."
"C'est un cadeau magnifique Sujima, tu me connais bien... Mais comment les as-tu eus ?"
Sujima resta silencieuse mais tira un immense sourire. De la même manière que lorsqu'elle lui avait offert sa broche élémentaire.
"Tu ne les as pas volés ?"
"...Non ?" dit-elle sur un air taquin et interrogatif.
Goont ria franchement, même si au fond, évidemment, ce genre d'agissement le dérangeait. Cela l'aurait davantage atteint s'ils étaient encore en Ynorie, mais après tout, ici, ils en étaient un peu plus dans une question de survie. Mais l'ambiance amusante de la situation changea à quand Taé reprit la parole.
"Arrêtez de plaisanter. Papa va partir, d'accord, mais que fait-on en attendant ?"
"Que fait-on ?"
"Je pense surtout à Lùthian."
"Je comptais lui parler. Où est-il ?"
Taé rougit alors de colère. Elle sembla prête à exploser, mais après avoir soufflé longuement, montrant clairement qu'elle se retenait, elle dit les choses plus calmement, sans pour autant ôter l'effet véhément de ses paroles.
"Tu t'es réveillé ici, tu m'as jetée hors de la maison et tu es parti conclure un marché avec un homme dangereux... Sans même te rendre compte que ton fils était ici-même... Et qu'il n'a pas bougé de sa chambre depuis trois jours."
Hivann se figea. Lùthian avait un caractère de chien fou et le fait qu'il soit allé confronter des criminels ne l'étonnait guère. Mais qu'il reste dans sa chambre pendant trois jours était plus qu'inquiétant. Il s'en voulu profondément, car en plus de remarquer qu'il n'avait effectivement pas saisi que son fils n'était qu'à un étage de lui, il réalisait qu'il ne lui avait pas reparlé depuis leur fuite de Darhàm. Depuis donc presque un mois, il ne lui avait pas adressé la parole. Sujima baissa les yeux. Son rôle de protectrice était nul désormais, et en entendant Taé rappeler l'inertie de leur frère, il sembla que ses yeux se troublèrent.
"Umordîl va tellement me manquer..." dit-elle comme si elle se rappelait tout le mal qui était arrivé durant cette semaine d'absence.
Le mage ne dit rien. Il monta simplement les escaliers et réalisa qu'en plus, même si sa famille était désormais placée ici, il n'avait jamais pris le temps de visiter cette maison. A chaque fois, il s'était réveillé sur le canapé du salon, devant la cheminée. L'étage était sombre, seulement éclairé par de petits supports à bougies. Il y avait cinq salles, toutes des chambres et seulement une qui soit fermée. Il ne s'attarda cependant pas sur les autres : il comprit vite que Lùthian s'était isolé en s'enfermant.
"Lùthian ?" dit-il doucement, dans l'ombre.
Il poussa la porte. La chambre n'était pas éclairée. Seules les torches derrière lui créait une ombre gigantesque sur le lit où était allongé le jeune ynorien. Il était seulement tourné sur le côté, faisant dos à la porte et à son père. L'air était froid et l'odeur même de la chambre était nauséabonde, probablement à cause du renfermé. Pendant un instant, Hivann fut terrorisé. Il reconnaissait si peu son enfant, dans cet état d'apathie, qu'il crut que la vie l'avait quitté. Mais en entendant sa faible respiration, il expira d'un soulagement ostensible. Toutefois il n'osa pas parler. Il s'assit seulement au bord du lit en regardant l'enfant.
"Tu sais ce que ça fait, d'être presque battu à mort ?"
Sa voix n'avait rien à voir avec ce qu'Hivann connaissait de lui. Elle était sombre, triste. Pourtant, le vieux mage avait un souvenir bien précis de Lùthian. Un jeune chien fou, immature, mais extrêmement vivant. Plus vivant que n'importe qui dans cette famille. Il était stupide, c'était triste à dire. Quand il était plus jeune, et même plus récemment, il ne pouvait pas s'empêcher de courir partout où ils allaient. Mais pour autant, c'est un bon garçon. C'était le seul fils qui lui restait, qui ne lui avait pas tourné le dos.
"C'est humiliant au début. J'ai voulu répliquer, mais au bout d'un moment, on sent qu'on ne peut pas et j'ai abandonné. Et je me suis senti en paix. Je ne sentais plus rien, plus de douleur. Seulement... Comme s'il y avait juste quelque chose qui m'arrivait."
"Le Grand Lamin a eu ce qu'il méritait, Lùthian."
"Ce n'est pas ça... Je me fiche de ce qu'il a eu. J'espérais seulement être un peu plus fort."
Hivann n'avait pas tué le Grand Lamin, ce chef de clan abominable qui avait tabassé son fils seulement pour prévenir Goont de son pouvoir. Il l'avait brûlé, mutilé, mais laissé en vie pour qu'il puisse être crucifié sur Darhàm. Il avait fait les choses comme il fallait. Il avait rendu justice à son enfant en infligeant cela à son tortionnaire. Mais à voir comment son fils réagissait maintenant, il se demandait s'il n'aurait pas dû le laisser en vie pour se venger plus efficacement plus tard. Il ne l'aurait jamais imaginé, mais il regrettait de l'avoir tué aussi vite pour cela.
"J'étais persuadé d'être fort, et à la place, j'ai été battu. J'ai flotté l'espace d'un instant, et puis j'ai cessé d'être en paix... La réalité m'est retombée dessus. Et ça a été pire quand je t'ai cherché."
Le père ne savait quoi ajouter pour réconforter son fils. Il restait seulement silencieux, là.
"Je ne me suis pas battu, non pas parce que j'ai dû fuir ou parce que j'ai pu convaincre qui que ce soit d'aller dans mon sens. Ils n'ont simplement pas trouvé la peine de me battre. Comme si je n'étais rien... Je n'ai plus rien. Je ne peux même pas devenir un véritable combattant."
"Ce n'est pas le moment de combattre, Lùthian. Lorsque l'on aura une meilleure vie, que l'on vivra dans un endroit qui en vaut la peine, tu auras l'occasion de faire ce que tu souhaites. Il y a des milices qui vaudront la peine de t'y engager. Mais pour l'instant, c'est seulement compliqué. Il faut que l'on se batte pour notre famille, tu comprends?"
Lùthian resta longuement silencieux. Puis il se tourna vers son père. Son visage était encore légèrement boursouflé du moment où il avait été battu, trois semaines plus tôt. Mais il s'en remettrait vite. Ses longs cheveux se rabattirent ensuite sur ses yeux, le cachant de la faible lueur du couloir qui l'éclairait.
"Je... Je ne sais pas si je vais y arriver." dit-il faiblement.
"Ça va aller, fils. Les ynoriens sont forts et les Goont encore plus. Je vais avoir besoin de toi pour veiller sur tes sœurs. D'accord ?"
Le jeune homme ne regarda pas son père. Il se contenta d'acquiescer en hochant doucement la tête. D'une certaine manière, cela eut le don de soulager Hivann qui y vit là une raison de quitter cette chambre. En quelques minutes, il n'avait plus supporté d'y être et pour tout dire, il ne savait absolument pas comment réagir à la détresse de son fils. Mais cette inertie n'était que passagère selon lui. Les ynoriens n'ont pas cette tendance excentrique à montrer leurs sentiments. Lùthian n'était encore que trop peu mature pour le comprendre.
"Je dois partir. Je vais m'en aller pour très longtemps. Alors je compte sur toi pour te ressaisir. Sors de ce lit, lave-toi et fait quelque chose."
Hivann attendit un léger moment, puis il sortit simplement de la chambre, sans attendre une réponse de son fils. Cela dit, Lùthian éleva doucement la voix alors que son père s'en allait.
"Merci encore, pour ce que tu as fait à Darhàm."
Il s'était arrêté. A l'instant, il n'avait aucune idée de ce qu'il pouvait répondre, si ce n'était qu'il ne fallait pas qu'il prenne exemple sur cette tendance à corriger physiquement ceux qui font un affront à ses enfants. Ce remerciement le toucha, mais au lieu de cela, il se contenta de descendre les escaliers. Il allait partir très vite à la recherche de ce Fusil. Peut-être qu'à son retour, seulement, il se pencherait sur l'état de Lùthian.
_________________ Multi de Ziresh et Jôs.
Ser Hivann Goont, Archer-Mage niveau 10.
|