Il y avait les rires, et les danses, et les chants. Il y avait l’amère pluie, mais elle n’était pas là pour leur causer des larmes – plutôt une caresse tendre, sous laquelle elles jouaient. Dans le jardin de Calice, où s’épaississent les ombres, il y avait l’herbe fraîche, il y avait l’herbe humide. Dans le jardin de Calice, où s’épaississent les ombres, il y avait les jeux d’enfants, plongés dans l’insouciance. Dans le jardin de Calice, où s’épaississent les ombres, il y avait les rêves, et les espoirs d’un Rêve.
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Les yeux noirs de Satin étaient dans ceux, ombragés par la bourrasque infernale de cils longs et noirs, de la jeune Courtisane. Quiconque s’y serait plongé aurait vu, à n’en pas douter, à travers les brumes opalescentes de ses grises prunelles, l’œil impérieux de la belle Eugénie. Une chatte à vrai dire : monstre ô combien sensuel, elle avait le sens de ce qui était beau, de ce qui lui allait, et jamais ne quittait les atours qui lui seyaient le mieux. Même, et cela se vérifiait toujours, pour s’ébattre dans le jardin de la Maison avec celle qui était son enfant, ou sa sœur. On lui voyait le fard sur la joue et l’ombre sur les yeux, ainsi que la dentelle sur la gorge déclose ; on sentait son parfum à des lieues alentours, les bouquets de violettes rehaussées de musc ; on la voyait, la taille prise dans les baleines altières et les rubans satinés, la nuit sur la robe aux velours moirés. Et certes, dans cette cage dorée l’oiseau de tempête courait après une petite, aussi blonde qu’elle-même était brune, en riant, en chantant, oublieuse un instant des fastes d’un monde où elle n’était qu’illusion.
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Le regard de Rêve essayait d’accrocher celui du nouveau venu. Pour
savoir. Dans les ténèbres où son épuisement l’entraînait, elle ne pouvait se résoudre à s’en remettre aux mains d’un homme dont elle ignorait tout.
Tandis que Rêve observait l’homme au teint sombre, l’esprit s’interrogeant toujours quant à la voix si étrange qu’elle avait naguère entendue, une autre personne s’était approché. Grand et altier, il avait dans la stature ce que les rois passent à leurs fils : le jeu de son corps révélait une force assurée, que trahissait pourtant ses traits. En effet, rien dans son visage ne disait la nonchalance, mais plutôt l’embarras de celui qui hésite. D’un coup d’œil, Rêve avisa son allure : ses longs cheveux bruns s’emmêlaient un peu devant ses beaux yeux verts, de ceux-là émanant une lumière amène, un éclat, une étoile à peine visible. La jeune femme s’en émut et s’amusa :
(Il est charmant, beau même, peut-être, et cela lui vient du dedans. Et que dire de ces haillons qui le vêtent ?) Oh, certes pas haillons, c’eût été médire, mais enfin… La tunique en lambeaux, une cuirasse qui laisserait jusqu'à voir la peau de celui qui la portait tant elle était fatiguée par endroit, et partout un firmament de taches brunes et rouges – l’apanage de ceux qui ont par trop souffert.
Non, c’est vrai : rien n’étonnait vraiment Rêve, surtout dans cette ville qui lui en avait pourtant donné tant d’occasions depuis son arrivée… Les êtres, ici bas, étaient tous plus singuliers les uns que les autres. Celui-là balançait entre le valeureux héros et le barde sans toit, avec juste dans l’âme des songes évanescents ; et Rêve, sans avoir dit un mot et sans l’avoir entendu, lui prêtait déjà bon cœur.
C’était ça, de
savoir. Elle jaugeait, c’était son métier, et elle y excellait. Il lui demandait juste, à l’instar du précédent, si tout allait au mieux. Elle leur répondrait donc :
-
Karz est votre nom, et le mien Madeline. Léandre ? ajouta-t-elle lorsque que l’homme ténébreux lui eut également fait connaître son identité.
Vous n’êtes que trop aimable, cet homme-là m’ennuyait fort. Même accablée de fatigue et d’angoisse – la vision de Satin l’assaillit soudain, et la voix retentit à nouveau dans un souvenir – elle savait jouer le rôle qui était le sien : tenter comme faire se peut d’apaiser ces hommes-là, les flatter, et partir. Bien sûr, seule elle eût réussi à se libérer de l’étreinte du noble qui la tourmentait, mais enfin, une caresse à l’ego était pour eux bonne à prendre, pour elle bonne à donner, et ne coûtait certes rien. S’ils avaient un instant perçu dans son iris une fugace frayeur, ce n’eût été qu’à cause du nom de Satin prononcé haut et fort là où tout un chacun vaquait sans connaître rien de leur sort, à Rêve et elle.
Mais enfin… Désormais, c’était une once de trouble qui s’insinuait en elle. Oh, des hommes elle en avait vus – cent, ou mille ! Pourtant, jamais l’instinct chevaleresque comme ces deux-là l’avaient eu. Tant de sollicitude, et pour cela n’engager aucune contrepartie ? Cela restait à voir, mais elle n’avait pas le temps. Elle devait retrouver, pour le bien de Satin, ces Gens de la Rose qu’il semblait si ardu d’approcher.
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Messieurs, je vous…Mais soudain le ciel de Kendra-Kâr s’ouvrit, et le tintement de l’averse résonna sur le pavé.