L'odeur de fumée réveille Noroeb ; les rayons du soleil qui va vers la fin sa course n'ont pu lui faire ouvrir l'oeil, protégé qu'il était par l'épaisse frondaison du chêne lui ayant offert un refuge une bonne partie du jour. Précautionneusement, il défait les noeuds qui ont prévenu une chute durant son sommeil, et ramène lentement la corde à lui. Son sac est encore solidement suspendu à la fourche où il l'a accroché, aussi se couche-t-il à geste lent sur la branche afin de déterminer l'origine de l'odeur qui lui chatouille les narines. Un homme chauve à la barbe blanche, portant une robe de bure marron, est assis en tailleur devant un feu, faisant tourner par le biais d'une broche en somme toute sommaire un animal au dessus des flammes. Non loin de lui, entre les racines qui émergent du sol, reposent un sac et un instrument familier à Noroeb : l'homme à l'orée du bois en portait un pareil. Ce doit être lui, sans son bonnet, sans son cache-barbe, mais indéniablement le même fâcheux. Le Wotongoh ne souhaite pas être découvert une fois de plus par ce voyageur, aussi ne bougera-t-il pas tant que l'autre n'aura pas levé le camp ; mais combien de temps durera son attente ?
(Je meure de soif... il faut que j'aille me soulager ou ma vessie va exploser... Pourvu qu'il s'en aille sitôt son repas fini... il me met l'eau à la bouche, et je ne peux même pas prendre les provisions dans mon sac, il risque de m'entendre. Quoi que... c'est un vieillard, il doit être sourd comme un pot. Enfin, je peux encore attendre un peu...)
« Eh Gamin ! descend donc de ton perchoir ! Pour peu que tu perdes l'équilibre, c'est un os que tu vas te casser. Le repas est prêt, ne le faisons pas attendre ! »
(Il n'a pas pu m'entendre ! je suis presque certain de n'avoir fait aucun bruit ! Ou si peu qu'il aurait pu croire à un oiseau, à une bête, que sais-je... Il devait savoir que j'étais là dès le départ. Dois-je descendre et confirmer la présence ? S'il bluffait ? Vu son âge, on peut appeler tout le monde 'gamin'. C'est probablement une tactique comme une autre pour obliger celui que l'on soupçonne être cachée à se dévoiler.)
« Aller, pend ton sac, ta corde et descend. Je n'ai pas toute la nuit, j'ai monté la garde pendant que tu te reposais, maintenant j'aimerais dormir à mon tour. On mange et tu prends la relève. »
(À moins de m'avoir vu, il ne peut pas savoir pour la corde et le sac. Je suis donc découvert. Je n'ai pas beaucoup de choix : il est en bonne position pour attendre que je tombe comme un fruit trop mûr, ou pour me déloger. Mais je peux attendre qu'il s'endorme, et m'enfuir une fois assuré qu'il ne me suivra pas. Je peux aussi descendre... Pourquoi pas ? S'il avait été hostile, il aurait pu me tuer avant de pénétrer dans la forêt.)
Au prix de quelques acrobaties, Noroeb gagne l'autre côté du tronc pour amorcer sa descente, son sac et son rouleau de corde en bandoulière ; lorsqu'il n'a plus de prises, il déroule la longue tresse, la passe par dessus la branche la plus solide qu'il apperçoit et s'en sert pour glisser le long du tronc. Au bout des cinq mètres, il lâche une des deux extrémités et se laisse tomber ; sa réception est assez lourde, et il manque de se fouler la cheville sur une racine. Du mieux qu''il peut, il reprend contenance et se dirige prudemment vers le vieillard, les yeux posés sur les mains de celui-ci, veillant à ce qu'elles ne s'emparent de rien qui ressemble de près mais surtout de loin à une arme.
« Aller Gamin, approche et assied-toi ! Tu n'as rien à craindre de moi, j'ai déjà eu trois fois l'occasion de te tuer ou de te nuire, et je n'en ai rien fait. Alors tu peux bien partager un morceau de cet excellent lapin avec moi je suppose. Il n'est ni trop cuit, ni pas assez ; tu as le ventre précis, tu t'es levé juste à temps. On va pouvoir commencer ! »
(Il aurait pu me tuer près du camp des boucaniers... il aurait pu me tuer alors que je dormais... et la troisième fois ? Sûrement dans la forêt, lorsque j'ai recherché un abri. Sinon pourquoi aurait-il fait halte ici ? Le bois doit-être bien assez vaste pour que nous n'ayons pas à nous croiser.)
« Qui vous êtes ? Et pourquoi vous m'suivez ? » demande Noroeb en prenant place sous l'arbre, près du feu, mais toujours à bonne distance du second personnage, et le sac contre son torse.
« Bah, je t'ai apperçu, quittant prestement la belle ville de Dahràm. À ton attitude, j'ai remarqué que tu ne voulais pas être repéré par qui que ce soit ; ne me sentant pas l'âme à prendre des risques, je t'ai suivi, espérant, avec raison semble-t-il, que tu ferais un bon éclaireur et que tu me trouverais un chemin pour quitter la plaine sans faire de mauvaise rencontre. Et j'ai eu raison. D'un naturel curieux, j'ai voulu en savoir plus à ton sujet, et pour cela t'ai emboîté le pas à ton insu, sans quoi tu n'aurais eu de cesse de tenter de me semer. J'aurais pu te retrouver, mais je n'avais pas de temps à perdre, et tu pouvais aussi bien décider de t'en prendre à moi, ce qui je dois l'avouer ne m'arrangeait pas du tout. Pour te remercier de l'aide que tu m'as fourni involontairement, j'ai pensé t'offrir un repas chaud. N'est-ce pas honnête ? »
« Vous n'répondez pas à ma première question. Qui vous êtes ? »
« Je suis un humble musicien, errant de ville en village, d'étable en auberge, cherchant à gagner quelques pièces pour subvenir à mes besoins les plus élémentaires, et pour me constituer un léger pécule en prévision des jours où mes doigts ne pourront plus courir le long des cordes de mon instrument, où je ne pourrai plus tirer de ma gorge qu'un grincement déplaisant. Mon nom est Eni Solnivdrog, né en la cité de Kendra Kâr, il y a de cela bien des décennies. Et toi ? »
« Noroeb. »
« Mais encore ? »
« Je viens de Nosvéris. J'ai débarqué hier à Dahràm un peu par hasard, et je ne tenais pas à y rester. »
« Je peux le comprendre. Moi même je n'y demeure pas plus que nécessaire... Trop de concurrence et de pirates, pas moyen d'exercer son métier convenablement » grogne le troubadour, plus pour lui même que pour Noroeb.
« Y' a tant d'musicien qu'ça à Dahràm ? »
« Des musiciens ? ... Oh ! Ah ! Oui ! À ne plus savoir quoi en faire. Les brigands sont des hommes comme les autres, ils aiment après leur dur labeur oublier les contraintes de leur métier dans une auberge confortable, en compagnie de jolies femmes, avec un air léger pour égayer la soirée lorsque l'envie leur prend d'esquisser quelques pas avec leurs cavalières. »
(Il se moque de moi. Il ne peut pas être un simple barde, et puisqu'il vient de Dahràm... il faut que je me méfie.) L'attitude du vieil homme a changé légèrement ; il prend conscience de son erreur et ne poursuit pas plus loin la conversation ; son attention se reporte sur le lapin qu'il découpe habilement avec un couteau à manche d'os, laissant à Noroeb l'occasion de l'observer à loisir. Il a en face de lui l'exemple même du vieillard au vénérable crâne nu et taché par la vieillesse, avec quelques touffes de cheveux blancs qui demeurent de manière incongrue à proximité des oreilles ; dénuement capillaire que vient compenser une barbe digne d'un nain et soigneusement entretenue. Le nez est long et fin, et donne aux traits ridés une certaine majesté que relève un regard bleu vif à peine ombragé par des sourcils broussailleux, aussi clairs que les premières neiges de l'hiver ; cependant, ses gestes dénotent encore une grande habileté, et son maintien une certaine fermeté. Il y a chez l'homme une force dissimulée, une vigueur anormale que l'on n'acquiert pas en chantant ou en arpentant les chemins, même si cette activité peut se révéler pour le moins rude ; cet étranger constitue pour Noroeb une énigme, aussi sa méfiance s'en trouve-t-elle renforcée.
De son sac, Eni tire une large planchette sur laquelle il empile les morceau de viande détaché du lapin avec une dextérité qui dénote l'habitude d'une telle activité, puis dépose le plateau improvisé sur l'herbe à côté du feu, à mi distance entre lui et Noroeb, et retire quelques pommes de terre de la cendre à l'aide d'un bâton ferré dont Noroeb n'a pas remarqué la présence dans un premier temps ; plus curieux encore, il ne lui semble pas que Solnivdrog l'avait en main la veille.
(Puis-je manger sans crainte ? Aurait-il pu empoisonner la chair qu'il me sert ? Probablement, et s'il possède un contre-poison, il peut sans aucune gêne manger comme moi, et me regarder mourir avec le sourire. D'un autre côté, s'il peut m'empoisonner, il aurait certainement pu me tuer depuis longtemps, comme il me l'a fait si justement remarquer... Et s'il aimerait me voir souffrir ? Il est peut-être comme ces hommes qui apprécient de torturer les animaux plutôt que de leur planter une flèche en plein coeur et abréger leurs souffrances. Maintenant qu'il m'a repéré, il est trop tard pour lui échapper. Il a pu me pister jusqu'ici, il pourra le faire plus loin encore, et m'attirer des ennuis. Je ne peux pas me méfier de tout le monde tout le temps, il faut que je fasse un choix.)
« Bon, Gamin, je pense que je peux te parler d'homme à un homme. Si je t'ai suivi, ce n'est pas par simple curiosité, tu dois t'en douter, à moins d'être complètement naïf. Je l'ai fait parce qu'un vieillard comme moi ne peut pas, et ne veut pas, traîner seul sur les chemins, c'est trop risqué et trop épuisant. Je ne sais pas ce qui t'a fait quitter Nosvéris, et je ne compte pas te poser de question. En échange, tu ne me poses pas non plus de questions. Mon chemin va me mener jusqu'à Kendra Kâr, accepterais-tu de m'accompagner ? » Tout comme il prononçait ces paroles, il a cessé de manger, pour déchirer à nouveau à pleine dent la portion qu'il a abandonné ; le ton est celui de la confidence, et il s'est légèrement penché vers Noroeb, comme pour prévenir toute écoute par des oreilles indiscrètes. Geste inutile aux yeux du Wotongoh, mais qui ne le choque pas.
« J'dois réfléchir. »
« Alors mangeons, on réfléchit mal le ventre vide ! »
Noroeb tente de saisir la patate qu'Eni a fait rouler vers lui, mais se brûle le bout des doigts et prend le parti de la laisser refroidir ; au lieu de jeter son dévolu sur le légume, il se rabat sur la viande que le vieillard ingurgite déjà goulûment. Après les salaisons de la traversée de l'océan, la viande séchée, les quelques bouchées de pain, il savoure le goût délicat du gibier tué il y a de ça quelques heures seulement, la saveur du jus qui coule le long de ses lèvres alors qu'il croque à pleine dents une cuisse, le craquant des morceaux de surface grillés par les braises. Ni sel ni herbes ne viennent assaisonner la viande, mais cela importe peu : la sensation de retour à la vie s'empare doucement de Noroeb, et comme il mange, des souvenirs lui reviennent, ceux de ses marches dans les forêts sous d'autres latitudes, l'odeur délicate des résineux, le léger froid qui ne rendait que plus agréable la danse des flammes à l'entrée de la grotte qui parfois lui servait de refuge. Et ces souvenirs se confrontent à la réalité : ces lieux ne ressemblent en rien à ceux qu'il a connu ailleurs, ils n'ont pas la sombre majesté des bois du nord, il y a tant d'arbres plus touffus, plus clair, bruissant dans le vent, plein de vie.
(J'ai eu tort de croire que je me retrouverais dans mon élément ici... je ne peux pas tout réapprendre, je n'ai pas le temps, je n'ai aucun refuge, aucun lieu où demeurer en sécurité jusqu'à ce que mon savoir soit à même d'assurer ma survie. Je me suis condamné en montant sur ce navire. Enfin non. J'ai été condamné le jour où j'ai accepté de partir à la chasse avec mon frère, peut-être même dès ma naissance. Condamné pour condamné... peut-être la meilleure des solutions serait-elle de suivre cet homme, Eni Solnivdrog. Un nom bien curieux. Et si ce n'est pas la meilleure, c'est la moins pire, la seule qui s'offre à moi. Errer n'est pas une solution, j'aurais dû y penser plus tôt, j'aurais dû réfléchir et non pas agir comme un animal. Si je pars avec lui, je l'aurai à l'oeil, ce qui est préférable à le voir me pister comme un gibier.)
Eni Solnivdrog achève son repas, tire de son sac une gourde qu'il vide en quelques gorgées avant de la ranger. Avec une touffe d'herbe, il essuie sommairement son couteau, le glisse dans un étui de cuir qui va rejoindre la gourde ; après s'être levé et étiré, il fait quelques pas, et paraît chercher quelque chose au pied de l'arbre et finalement, laissant échapper un « ah » de satisfaction, s'installe entre deux racines sorties de terre qui forment une cuvette couverte de mousse, ce qui s'approche sans doute le plus d'un lit aux alentours. Son bagage comme oreiller, il ne tarde pas à fermer les yeux, sans se soucier d'adresser la moindre parole à Noroeb. Sans l'assurance que le jeune homme ne le tuera pas dans son sommeil, ou simplement qu'il sera là à son réveil. Ce dernier ignore quoi faire, et hésite à s'en aller à pas de loup lorsque la respiration du vieillard se fait plus lente et plus régulière. Quelque chose le retient, et il n'en fait rien ; au lieu de cela, il s'avise de la nuit approchant à grands pas et emportant, pour prévenir tout mauvais tour, ses affaires, il s'éloigne, l'oreille aux aguets, en quête de bois mort pour entretenir le feu jusqu'au matin. Mais son premier acte est de se soulager contre un arbre, craignant de ne pouvoir maîtriser plus longtemps sa vessie. Cela fait, il reprend son chemin, veillant à le marquer pour ne pas prendre le risque de se perdre. Assez rapidement, il regroupe un fagot de taille suffisante pour tenir jusqu'au matin puisqu'il ne songe pas à faire monter les flammes jusqu'aux étoiles ; liant les branches avec sa corde, il jette le fardeau sur son épaule ; tandis que les derniers rayons du jour caressent la cime des arbres, au sol la nuit est bien plus proche. Pressant le pas, Noroeb suit les marques qu'il a laissé sur le sol pour retrouver le chemin du camp, les effaçant à mesure, et retrouve sans peine le chêne. Le vieil homme dort toujours entre ses deux racines, le feu jette quelques lueurs contre l'écorce, révélant des tracés étranges, comme des créatures maléfiques fondues dans le bois, prêtes à jaillir ; d'ici peu, les braises ne suffiront plus à repousser d'eventuels prédateurs, aussi Noroeb ajoute-t-il quelques branches, les plus sèches de sa récolte afin de ne produire aucune fumée, et place celles dont il est moins sûr à proximité de la chaleur pour qu'elles sèchent et soient utilisables tard dans la nuit. Si une bête une bête vient à s'approcher, Noroeb n'a aucun moyen de la repousser : en établissant ce triste constat, il se souvient du bâton ferré qui l'avait tant intrigué ; il repose encore dans l'herbe, là où Eni l'a laissé lorsqu'il est allé dormir. Mystérieux bâton. Le Wotongoh le ramasse et en apprécie la tenue et l'équilibre : si la pointe est de bon acier, la poignée à l'opposé est constituée d'une lanière de cuir enroulée autour du bois, mais cette extrémité doit aussi être lestée, car assez lourde pour fendre un crâne si l'on venait à s'en servir comme massue. Un verni dur et lisse recouvre le fût qui va en s'affinant jusqu'à la pointe avec une étrange régularité. Rien ne permet à Noroeb de percer le mystère de la soudaine apparition de cet artefact aux côtés du vieillard : dans une logique purement pratique, il lui servira bien pour passer la nuit.
Une longue veille débute.
_________________ Noroeb / Wotongoh / Voleur
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