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Auparavant~
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Plusieurs jours s'écoulent sur ce même rythme. Le matin, Hidate me fait pratiquer l'équitation avec sérieux et application. Je le découvre d'ailleurs sous un jour particulier. Il est passionné, chose que contredit presque totalement son air impassible, et il est visiblement ravi de pouvoir me servir de professeur. Toutefois, son avarice en paroles rend quelques exercices un peu difficiles. Il me faut mettre à profit ma compréhension de ce grand humain pour interpréter son attitude, et surtout le rassurer. Il n'en a pas l'air au premier abord, mais il est comme moi : il craint l'échec. Dans son cas, ce serait plutôt la perspective de me rendre réticent à monter à cheval qu'il redoute, parce qu'il se montre exigeant.
Les fins de matinées se déroulent selon le même rituel. Je me rends dans le champ où Ganko évolue librement, et passe du temps à marcher près de lui ou à m'asseoir sous un arbre. Aussi simple que cela puisse sembler, le fait de le côtoyer me donne l'impression de mieux le connaitre. J'ai, par exemple, remarqué qu'il a tendance à s'appuyer davantage sur ses membres droits au repos. De son côté, il doit commencer à me faire confiance puisqu'il choisit généralement de brouter non loin de moi. Il m'amuse d'ailleurs quand il se met à me suivre docilement quand je me déplace, mais s'immobilise immédiatement si je montre que je le vois faire.
Le milicien a pris l'habitude de déjeuner à la boutique avec Ayame et moi, puis de passer quelques temps dans le jeune jardin. J'ai beau être reconnaissant envers lui, je m'inquiète tout de même de sa situation financière. Pendant qu'il joue les enseignants, il ne gagne pas un yû. Pourtant, il n'a pas l'air de s'en préoccuper.
L'après-midi est consacré à l'encadrement de la future mère. Lentement, mais visiblement, je parviens à l'intéresser à l'étude des plantes médicinales. La veille, elle me posait d'elle-même des questions concernant des végétaux que l'on croise au quotidien. Je m'assure cependant de ne pas la laisser trop fatiguer. C'est étrange, mais je la sens un peu plus détendue ces derniers temps. Si cela se trouve, c'est le travail exigeant au sein de la milice qui l'a poussé dans ses derniers retranchements.
Cette matinée-ci a quelque chose de bien particulier. Aujourd'hui, je vais chevaucher mon propre étalon.
"
Nerveux ?"
J'adresse un regard direct à mon camarade, lui-même orientant alternativement ses yeux rieurs de Rei à moi. Je ne parviens pas à réprimer un bref sourire.
"
Un peu. Impatient surtout."
Je pousse un souffle amusé en constatant que le phrasé de l'humain a tendance à déteindre sur moi. Ensellé, Ganko dresse les oreilles dans ma direction. Je pense qu'il a su ce que je comptais faire dès l'instant où j'ai resserré la sangle de cette selle si particulière. Grand comme il l'est, je n'ai pas d'autre choix pour me mettre en selle que d'escalader la barrière. Celle-ci, heureusement large, s'avère plus pratique qu'un simple marchepied. L'étalon bouge, me faisant immédiatement faire une comparaison avec le calme Rei.
Flattant l'encolure de ma monture, j'agrippe les rênes fermement, et place mon pied dans l'étrier. Hidate reste derrière moi, de l'autre côté, prêt à me réceptionner si quelque chose tourne mal. J'inspire longuement, souffle de la même façon pour m'obliger à rester calme. Je sens mon coeur frapper rudement dans ma poitrine, mais ce n'est nullement de la crainte que je ressens. Maintenant habitué à l'exercice, je me surprends presque à parvenir à monter en selle avec beaucoup moins de difficulté.
À peine suis-je installé que l'étalon fait un pas. Vivement, j'effectue une traction sur les rênes tout en me redressant complètement, lui donnant l'instruction de s'arrêter. Je suis surpris et heureux d'une façon presque infantile lorsqu'il répond à mon ordre. Ganko n'est pas Rei, et le harnachement me donne une sensation différente. Un peu tendu, je veille à ne pas mettre trop de pression dans mes jambes. Le milicien m'a bien fait comprendre que ce geste aurait les effets inverses de ceux attendus. Autrement dit, mettre trop de force reviendrait à lui dire d'accélérer, chose que je ne veux pas pour le moment.
Bientôt, l'humain nous rejoint, juché sur le dos de son hongre. Il me fait un bref signe, m'enjoignant à lui emboiter le pas. Tranquillement, Rei avance dans le champ. D'un mouvement longuement répété, j'incite ma monture à suivre. Ganko secoue d'abord vigoureusement la tête, me causant une appréhension soudaine, mais il finit par obtempérer. Perché là-haut, je suis encore plus émerveillé qu'avec la monture du milicien. Je sens la musculature puissante de l'étalon rouler sous le harnachement. Attentif, je me positionne pour que mon poids l'importune le moins possible, tout en restant assez présent pour l'aiguiller.
Je profite de chaque instant qui passe, ayant encore du mal à réaliser ce que je suis en train de faire. Petit à petit, tout en s'assurant que je le suis bien, Hidate augmente l'allure. Je le ressens. Une tension se construit progressivement chez ma monture. Je dois faire pression pour le contraindre à rester derrière Rei. Ganko tire sur les rênes, mais je m'efforce de le retenir. Il doit comprendre et apprendre à se montrer patient. C'est en me faisant mentalement la remarque que je constate être aussi tendu que ma monture. Si cela se trouve, c'est parce que son cavalier est impatient que l'étalon l'est aussi.
D'un coup, Hidate jette un regard par-dessus son épaule, puis il fait un geste court.
"
En avant !"
Sur ce, il lance son hongre dans le champ, partant sur une course simple, puis de plus en plus rapide. Que ce soit dans les rênes ou sous la selle, je sens la tension de l'étalon. Nul besoin de donner un coup dans les flancs de l'équidé. Lorsqu'il sent la pression de mes jambes, Ganko allonge de lui-même les foulées. Je l'accompagne, adaptant ma posture au rythme recherché. La vitesse croissante renvoie ma chevelure en arrière, mais je tente d'en faire abstraction.
Notre duo remonte au niveau de Rei et Hidate. Ce dernier me fait un signe de tête, me mimant de me tenir un peu plus fermement. J'obéis. Pendant quelques dizaines de mètres, les chevaux battent le sol, décrivant un cercle large rapidement parcouru. Lorsque nous revenons sur une ligne plus droite, l'envie irrépressible de laisser le champ libre à ma monture prend le dessus. J'échange un dernier regard avec le milicien, puis remonte un peu les genoux tout en me penchant un peu en avant.
"
Montre-moi qui tu es, Ganko."
L'étalon agite la tête brièvement, puis ses foulées s'allongent soudain. J'entends résonner le choc de ses sabots sur la terre, perçois les vibrations de cette course à travers la selle. Je ne suis pas secoué, la monture gardant un dos quasiment droit pendant sa pointe de vitesse. Tenant fermement les rênes, je tends les bras pour lui laisser étendre le cou, lorsqu'il se réceptionne sur ses antérieurs. Je ressens pleinement dans mon être ce que je suis en train de vivre. Le cheval se déplace d'une façon telle que je suis presque persuadé qu'il vole régulièrement au-dessus du sol herbeux.
Fasciné. Sans voix. Mon coeur bat la chamade tandis que je ressens le souffle vivifiant de Rana sur mon visage. Ganko est à pleine vitesse, son galop puissant me provoquant des sensations inconnues. J'ai l'impression d'être libre, vivant, et presque de ne faire plus qu'un avec ma monture. Je n'ai pas de crainte, et l'étalon se dirige exactement où je le souhaite. Tout en lui faisant comprendre que je suis toujours là, je le laisse galoper droit devant lui. Il ne se fait pas prier, fendant l'air malgré sa taille. Ces secondes écoulées sont presque emplies de magie, et je devine, plus que n'en suis conscient, avoir un large sourire sur le visage.
J'aime l'équitation, quand bien même je suis encore loin d'être le cavalier parfait. J'adorerais que cette course ne finisse jamais tant j'apprécie ce moment. Je finis cependant par me redresser peu à peu, et raccourcir les rênes. Ce harnachement rend le contrôle de l'équidé presque instinctif. Il suffit que je change de position pour qu'il comprenne et obéisse. Certes, il garde une allure rapide plus longtemps que je ne le voudrais, mais il ne cherche pas à m'évincer de la selle, ni ignorer ma présence. Lorsqu'il se met à marcher tranquillement, je tapote son encolure à plusieurs reprises.
Le milicien parvient bientôt à ma droite, son regard sondant mon expression.
"
Une terreur de corral, hum ?"
Un léger rire m'échappe, qui me fait comprendre que je suis moi-même à bout de souffle. Ai-je retenu ma respiration ? Et pourquoi mon propre coeur pulse avec une telle vivacité ? Ma tête décrit un petit mouvement négatif tandis que nos montures respectives avancent côte à côte. Ganko tente toutefois de toujours garder un ou deux pas d'avance sur Rei, malgré mes directives. Son attitude semble amuser Hidate, envers qui je suis empli de gratitude. Je vais avoir encore quelques heures de travail à faire avec ou sans lui maintenant que je connais les bases. Néanmoins, je suis ravi, comblé par la tournure des événements.
Cela tombe à point nommé. Rien de tel que d'avoir le moral au beau fixe vu le projet que j'ai pour le lendemain : retourner prendre du service à la milice. Mais d'abord, il va me falloir prendre soin de l'honorable Ganko. Après un tel effort, il mérite bien que je m'occupe personnellement de lui.