Les équipements qu'avait reçu Alistair de la part de la forge de Fan-Ming étaient de bien meilleure qualité que les quelques protections qu'il portait jusque là. Il fallait dire qu'il était difficile de trouver du matériel digne de ce nom lorsque l'on voulait pouvoir rester discret en toutes circonstances. Mais l'armure qu'on venait de lui donner était parfaite. Confortable, résistante, elle le protégerait avec efficacité des coups adverses sans gêner ses mouvements lorsqu'il devrait se faufiler.
Arrivé aux portes de la cité, Alistair put enfin voir l'étendu des dégâts qu'avait causé l'humoran dont parlait les gardes. La brèche devait mesurer plus de cinq mètres de longueur, laissant la possibilité à des lignes de près d'une dizaine de soldats de s'y engouffrer. Il fallait à tout prix éviter une bataille à Fan-Ming, car la faille ne serait certainement pas colmatée d'ici là, et il serait alors impossible d'endiguer le flot d'ennemis s'infiltrant dans la cité, causant chaos et destruction sur une Fan-Ming qui se verrait dans l'incapacité de garder ses rangs.
D'autant que, s'ils ne revenaient pas vivants de leur expédition à Andel'Ys, alors ils devraient composer avec une bonne partie de leur armée en moins, car la compagnie Oméga était là, prête à partir, devant les portes de la cité.
Une monture de guerre fut confiée à Alistair, ainsi qu'à Heartless et à un Hobbit qui les avait apparemment rejoint. C'était l'idiot qui s'était immiscé dans leur conversation lorsqu'il avait tenté d'assassiner Tsukiko. A l'idée de devoir chevaucher deux jours entiers, l'assassin eut la soudaine envie de souffler dans son sifflet équestre. Et s'il n'avait pas craint de se retrouver sur place trop loin dans le futur, il l'aurait fait ; il n'avait rien contre les randonnées équestres, mais l'équitation n'était pas forcément son pécher mignon, et la perspective de ne faire que ça de deux journées entières ne l'enchantait guère.
« C'est pas mon dada, si je puis dire, » se murmura-t-il pour lui-même alors qu'il passait le pied à l'étrier, s'arrachant par la même un léger sourire. « Merde, je crois que Junskar a une mauvaise influence sur moi, » ajouta-t-il après coup, se remémorant l'humour plus que douteux du lieutenant provisoire de son équipe de bras cassés, à Tulorim.
Mais outre la sensation désagréable aux fesses, ce qu'il appréhendait dans ce voyage de deux jours, c'était la fatigue. Il n'avait aucune idée de ce qu'ils trouveraient une fois arrivés à Andel'Ys, mais une chose était sûre : il serait probablement trop épuisé pour réfléchir ou agir avec toutes ses facultés. Heureusement, il venait de dormir plusieurs jours entiers. Mais le sommeil, malheureusement, n'était pas quelque chose que l'on pouvait stocker en cas de coup dur comme les graisses.
Alors qu'il prenait confortablement place sur son cheval, il aperçu près de lui la Princesse Honoka, qui pour l'occasion avait revêtu un long manteau de fourrure blanche par-dessus une armure de mailles et de plates. Alistair l'avait déjà remarqué dans la chambre du conseiller, mais n'avait pas vraiment eu le temps d'y penser, mais elle était une femme d'une beauté rare, et toute la noblesse de ses traits et de sa posture exultait dans cette tenue à la fois militaire et d’apparat. Elle proposait au Hobbit de partager sa monture, provoquant une subite pointe de jalousie chez le truand.
( Et moi, tu ne me demandes pas si je veux te monter derrière ? ) songea-t-il en réprimant un sourire à la pensée de son jeu de mots. ( De toute façon, depuis que j'ai essayé de tuer quelqu'un sous ses yeux il est plutôt clair que je n'ai aucune chance de jouer au jockey avec elle, ) se lamenta-t-il. ( Bon, les nobles prudes de ce genre ont tendance à penser que leur corps est un genre de sanctuaire impénétrable, de toute manière, alors il y a fort à parier pour que mes chances aient été maigres quoiqu'il arrive. )
Le regard, maintenant quelque peu lubrique, du voleur se posa alors sur la garde du corps de la princesse, qu'il avait également remarquée un peu plus tôt pour ses atouts esthétiques indéniables. Au vu de la relation qu'elle semblait entretenir avec sa protégée, ses chances étaient probablement très maigres également, quand bien même auraient-ils disposés d'un moment d'intimité, mais il se plaisait à rêver. Depuis combien de temps n'avait-il pas goûter au corps d'une femme ? Au moins... quatre jours. Bon, il avait passé trois d'entre eux inconscient, mais il avait tout de même l'impression de ne pas avoir consommé une relation charnelle depuis des lustres. Et puis, il n'avait touché que deux femmes différentes lors de ces derniers mois, et Alistair était un homme prompt à la lassitude. Autant dire que la proximité successive de Calimène, de Loona, de Honoka et de sa garde du corps ne le laissait pas de marbre.
( C'est pour ça que je hais la guerre. On y est occupé à tuer, comploter, chevaucher, quand on pourrait dormir, boire et se vautrer dans le lit d'une courtisane. )
Après quelques longues minutes d'organisation, et quand tout le monde fut fin prêt, l'expédition de plus de cinq cents individus se mit finalement en marche pour Andel'Ys. Alistair chevauchait en tête avec Honoka et Heartless. La présence de ce dernier dérangeait quelque peu l'assassin, compte tenu du fait qu'il l'avait honteusement trahi, sans qu'il ait en plus pu comprendre le sens de son action, mais il se tut ; ces deux journées allaient s'avérer assez pénible comme ça, il se refusait d'en rajouter en rendant l'ambiance médiocre, en sus.
Et pénible, le voyage le fut. Dans les plaines enneigées, les paysages se ressemblaient tous, faisant paraître les minutes, déjà interminables, comme des heures, et les heures comme des semaines. Alistair s'octroyait régulièrement de courts moments de repos en laissant son cheval suivre docilement le reste de la troupe alors qu'il fermait brièvement les yeux, tentant tant bien que mal de garder des forces pour leur arrivée à Andel'Ys.
La tâche s'avéra d'autant plus être une bonne idée lorsqu'ils croisèrent sur leur route le Capitaine Hirotoshi, figure militaire de Fan-Ming qui était également le chef régulier de la troupe Oméga. Celui-ci leur confirma alors l'arrivée très imminente de l'armée Oaxienne sur les lieux de leur destination, où se mettait actuellement en place un plan pour tromper l'ennemi, dirigé par un certain Naral Shaam, qui se révéla être le Dragon Mauve qu'Alistair avait pu entrapercevoir lors de son voyage à Nagorin. Autrement dit, ils arriveraient sur place après les troupes adverses, et devraient donc combattre sans pouvoir s'octroyer le moindre repos une fois leur destination atteinte. Ce fut donc avec une appréhension nouvelle, mais la résolution de mettre cette occasion à profit pour sa gloire personnelle qu'Alistair continua ce morne voyage en compagnie de la compagnie Oméga.
La journée suivante s'avéra tout aussi inintéressante et douloureuse pour le coccyx. Elle rappelait avec amertume au bandit la vie militaire que son père adoptif lui avait réservée durant toute sa vie, la vie qu'il avait fuie si tôt qu'il en avait eu les moyens, laissant derrière lui le cadavre encore chaud de son tuteur. Il avait passé son adolescence à apprendre les arts de la guerre, et en particulier à être un chef, un meneur d'hommes au charisme à l'équivalence de son paternel. Il avait embrassé cette idée là, celle d'être écouté, respecté, craint, admiré. Mais il avait refusé catégoriquement la vie martiale qui allait avec. Le terrain, les armures, les chevaux, les nuits à la belle étoile ou sous des tentes de fortunes, il avait décidé de les troquer pour des manoirs, des tenues élégantes, des femmes et des draps de soie. Pour cela il devrait mettre les pieds dans les caniveaux pleins de pisse et d'eau de pluie d'une ruelle puante d'un quartier crasseux d'une partie sale d'une ville impropre, mais lorsqu'il atteindrait les sommets, alors... alors d'autres le supplieraient de prendre sa place dans ces endroits putrides en échange de quelques pièces, pièces qu'il leur lancerait nonchalamment en même temps que quelques ordres. Des ordres qu'aucun n'oserait jamais ignorer. Jamais plus. Il marcherait sur les bas quartiers de Tulorim, puis sur les hauts ; il ferait ployer le conseil des nobles marchands, il ferait ployer le roi de Kendra Kâr, il ferait affaire avec Oaxaca elle-même.
L'arrivée à Andel'Ys se fit de nuit, et de brouillard. Alistair était épuisé, mais l'adrénaline commençait à couler dans ses veines, éveillant ses sens embués et ses muscles endoloris. Ils s'arrêtèrent sur ordre du Capitaine une fois arrivés à bonne distance de la cité : assez loin pour ne pas être repérés par les troupes ennemies qui semblaient camper tout autour des murailles, mais assez prêt pour être à porté de vue des armées des Hommes Pâles, qui prenaient position devant la forêt d'où ils avaient émergés.
Dans le ciel, une seule et unique flamme, qui brillait à travers la nuit et le brouillard. Le signal dont leur avait fait part Hirotoshi. Le signal qui donnait l'ordre à leur deux armées de commencer l'assaut. Mais la compagnie Oméga attendait que le départ soit donné par les Hommes Pâles. Honoka se tourna vers eux, impériale malgré son visage irrémédiablement doux, et Alistair profita de ce temps d'attente pour s'adresser autant à elle qu'au Capitaine Hirotoshi, non loin de là. Il savait se battre, mais ce ne serait pas au cœur de la bataille qu'il serait le plus utile, il le savait. Et il fallait qu'ils le sachent.
« Si vous avez besoin de quelqu'un pour s'infiltrer dans la cité, confiez-moi cette tâche. Que ce soit pour délivrer un message, pour aller chercher un personnage important, pour saboter leurs ressources, pour mener un groupe dans le but d'assassiner leur général, peu importe : mon domaine est la discrétion, et si nous faisons une percée je devrais pouvoir entrer sans problème. De plus, je dispose d'un de ces sifflets magiques ; je ne sais pas si vous en connaissez les pouvoirs, mais pour faire simple je peux m'en servir pour faire apparaître une monture magique. Aucune destination n'est irréméable pour moi. »
Alistair ne connaissait pas assez bien la situation pour juger lui-même de la marche à suivre, mais le Capitaine semblait bien connaître les tenants et aboutissants des circonstances, et la Princesse, par protocole, s'y connaissait certainement en politique. A eux deux, ils pourraient juger de la personnalité à sauver, ou au contraire à abattre, en priorité.