précédent ^
- Assis-toi donc, tu vas prendre racine !!
Maâra s'active lentement sans même penser à le contredire, jetant tout de même un coup d'œil au sol et sur la table afin de comprendre quelle racine il lui faut attraper.
- Mais laquelle? Répond-t-elle d'une voix fluette qui heureusement ne parvient pas à couvrir celle du gérant qui continue sans se formaliser de l'intérêt suspicieux de ses employés.
- J'vous ai parlé d'une cliente qui allait travailler pour rembourser ses dettes, et ben c'est elle. Et j'ai souvenir qu'elle n'avait pas détesté not' tambouille ! Tout n'est pas perdu, mais en attendant, ajoute-il en posant un bol devant l'elfe, t'es plus une cliente alors t'attends pas à ce qu'on te serve.
"Quel besoin a-t-il donc de lui dire ce qu'elle sait déjà, la prend-il pour une idiote ?" Voici en gros les pensées qui effleurent alors son esprit, mais elle n'ouvre pas la bouche pour se plaindre, préférant comme toujours laisser passer pour ne pas risquer des contacts verbaux trop nombreux et se referme comme une huître comme chaque fois qu'une situation la dépasse ou nécessite réflexion qui englobe plus que son propre comportement.
Sur la table se trouvent des miches de pains frais du matin à la mie encore chaude, des pots de beurre mou, des cruches de lait chaud, des morceaux de viande séchées ou grillées ainsi qu'une marmite du ragout de la veille.
Maâra s'installe, regarde un instant tous les mets présents avec une réserve à peine feinte en évitant autant que possible de croiser le regard d'un employé (ce qu'elle fait finalement avec beaucoup de talent), hésitante et mal à l'aise c'est son estomac qui lui dicte la meilleure méthode pour ce matin. Elle ne se souvient pas du dernier repas prit, sans doute ici même dans la grande salle de l'auberge en compagnie de sa sœur, et les odeurs mélangées de tous les aliments sur la table sont comme des réveils pour un corps affamé.
Elle remplit son bol de lait chaud et y rajoute une énorme cuillère de miel pour le sucrer, puis arrache avec toute la subtilité que lui permettent ses mains fines mais pressées une part de miche de pain qu'elle beurre sans parcimonie et garnit d'une tranche de lard bien grasse. La première bouchée est discrète, un petit coin de pain beurré découpé du bout des dents et mâché lentement. De l'autre coté de la table la jeune fille au sourire éternellement coquin la regarde par-dessus son propre bol, les yeux amusés par la délicatesse de l'elfe grise qui passerait pour n'être que de l'arrogance ; mais elle manque de renverser le contenu de son petit-déjeuner sur ses jambes tant l'attitude de l'elfe change à la seconde bouchée … presque enragée cette fois.
Le grondement de son estomac est clair, il lui en faut plus et plus vite, chaque morceau de pain et de lard arrachés avec les mains et les dents et suivit dans la seconde d'une gorgée de lait chaud, si bien que celui-ci coule à moitié le long du menton. Elle en oublie la présence des autres, humains dont elle ignore les mœurs autant que le jugement, elle mord, tranche, plonge et boit sans relâche si bien que chaque employé finit par s'arrêter de manger à son tour pour la regarder … certains rient sans réserve tandis que d'autres en viennent à taquiner Talic sur le surplus que va couter un tel appétit. Mais ce dernier reste évasif et observe Maâra sans se départir de la scène de la veille, espérant n'avoir pas prit la mauvaise décision en la gardant ici plutôt que de la jeter dehors.
Ses repas au monastère dans sa jeunesse n'étaient pourtant pas un exemple d'extravagance où le mode cochon était de mise, bien au contraire. Mais mis à part le lait, la presque totalité des victuailles présentes ici étaient à l'époque plus de l'ordre du rêve que de la réalité.
Le miel dont l'onctuosité et l'odeur sucrée lui ravivent les papilles, le pain frais à la mie tendre et la croûte croustillante la change indubitablement du pain des paysans de sa région qui pourrait servir de mortier, et le lard est tout bonnement la cerise sur son gâteau. Elle en oublie même jusqu'à la raison de sa présence ici. Installée dans sa bulle personnelle où n'est présent que sa faim et son remède, elle ne perçoit rien, aucunes phrases, aucuns gestes ou regards qui pourtant lui en apprendraient beaucoup sur son nouvel entourage. En l'état actuel des choses, elle ne pourrait même pas dire de quelle couleur sont les cheveux de sa voisine d'en face alors que celle-ci est tout bonnement la plus extravagante du groupe, petite rouquine aux lèvres pulpeuses et aux yeux verts maquillés dès le matin, des cheveux coupés courts à la garçonne qui lui donne un coté sauvageon que son attitude ne fait que confirmer ; elle porte la même chemise que tous les employés mais la ferme en la nouant sous ses seins et son pantalon a été délibérément coupé dans la largeur au niveau des fesses et ne se fait pas prier pour faire profiter de la vue aux autres employés, hommes ou femmes.
- J'la prends avec les filles pour les chambres patron ? demande une dame robuste en bout de table, discrète jusque là mais dont la voix grave sonne comme un ordre constant qu'on ne s'autorise pas l'idée d'y déroger.
- Non, elle ira au marché avec Davos. J'la veux ni dans les chambres, ni dans la salle. Uniquement en cuisines et aux courses, et qui y'en ai un seul qui oublie mes ordres et il aura à faire à moi.
Le coup de pied de Lohra, la rouquine en face, sortit Maâra de son mutisme affamé juste à temps pour entendre les derniers mots du gérant. Elle ne comprend pas le sens réel de sa phrase et ne se rend pas compte que l'intonation utilisée soit de nature à rendre curieux n'importe qui … n'importe qui sauf elle, qui ne retient pour l'instant de tout ça qu'elle pourra sortir quelques heures par jour, pour son plus grand soulagement.
- J'te comprends pas là, jamais on a frappé plus que de raison les commis … et v'là que tu nous fais tout un flan sur une donzelle qu'on …
- Si l'un d'entre vous à un problème avec les mots : on ne lève pas la main sur elle, je l'invite à chercher son gagne pain ailleurs ! Est-ce que c'est clair ?
- J'vois pas où est le problème Davos. Personne a jamais apprit à bosser ici à coup de trique, même les ramassés des ruelles et autres garnements, elle c'est une cliente et Talic a juste pas envie qu'on vienne lui faire une drôle de réput'.
((C'était pas un rêve))
De gris pâle déjà au naturel, le teint de l'elfe passe en quelques secondes à livide, diaphane dirait les plus courtois. Le bol entre ses doigts tremblote en faisant cliqueter la cuillère posée dedans, bruit imperceptible s'il en est comparé au brouhaha ambiant, mais c'est en rythme avec ce son que vont et viennent les pensées de Maâra.
Des mots étranges, des expressions perturbent d'abord son sens du parlé dénué de toute originalité ou imagination. Des choses comme faire un flan sur une donzelle dont elle ignore même jusqu'à la définition mais un dessert n'avait, et cela elle en était sûre, rien à faire dans une phrase agressive ; et cette histoire de gagne pain, malgré toutes les miches de pain succulentes qui se trouvent là, elle voit guère où se trouve le danger mit en avant dans le fait d'aller prendre son petit déjeuner ailleurs … mais très vite lui revient à l'oreille des mots plus simples, moins stupéfiant sur le coup pour elle, mais plus lourd de sens une fois que son esprit a assimilé le contexte.
Elle se souvient de la scène d'hier à travers un tout nouvel angle. La légère éraflure à l'intérieur de sa joue qu'elle sent malgré son envie de la croire disparue, le souvenir d'un sentiment qu'elle se défend de prononcer au risque de souiller la table de bile et des restes de son festin.
(Il sait !
Mais que sait-il au juste ? Pourquoi l'avoir gardée ici à travailler pour rembourser quelques planches de bois s'il sait et a peur de ce qu'il sait … et il a forcément peur s'il ne veut pas le revoir.)
Les yeux dans le vide, elle se bat contre le souvenir qui refait surface comme animé par une force extérieure qui souhaite se montrer à elle contre sa volonté. Ne pas prononcer le mot ! Ne pas lui laisser plus de place qu'il ne peut en prendre de lui-même. Elle cherche à nier, elle lui boude sa présence comme une enfant qui espère que la portion de légumes dans son assiette va disparaître si elle y pense très fort.
La cuillère, son cliquetis, se concentrer dessus. Elle a besoin d'un point d'encrage étranger sur lequel s'appuyer pour ne plus avoir à penser à tout ça. Le déni, encore et toujours. Non pas qu'elle soit particulièrement sotte ou trop aveugle pour comprendre qu'il s'agit là d'un élément incontournable de son existence … mais il est très difficile de la sortir de sa routine sous toutes ces formes, d'autant plus quand elle n'a pas décidé d'avance et d'elle-même ce qui sera cette dite existence.
De l'autre coté de sa bulle de frissons, d'angoisse et d'acharnement pour s'en échapper, les discussions se sont assagies. Le repas a prit fin et chacun se traine pour vaquer à sa première tâche de la journée.
Suivant les mouvements des autres par mimétisme, Maâra se lève aussi en laissant bol et denrées sur la table que les filles commencent déjà à débarrasser.
- Suis-moi ! Le ton est rude et agressif, presque autant que le regard de l'homme qui vient de parler. Malgré sa grande taille elle doit lever la tête, très légèrement, pour le regarder dans les yeux et cela ne fait que renforcer le sourire mauvais de Davos. Haut de deux mètres, des épaules larges de presque un, des bras plus épais que la taille de Maâra, Davos pourrait être un homme reconnu et puissant s'il avait su se servir de ses atouts physiques pour autre chose que des bagarres de poivrots. Ancien homme de main qui se vendait au plus offrant, il s'est finalement vendu à plus fort que lui et a fuit Dahràm pour Tulorim où il sert plus ou moins d'homme à tout faire pour le gérant de l'auberge du pied levé.
Ses cheveux filasses et roux se terminent par une queue de cheval qu'il laisse pendre dans son dos, mais il est chauve sur toute la partie haute du crâne, jusqu'au dessus des oreilles. Ses yeux bleus acerbes donnent le ton sur le caractère de cochon de son propriétaire, sa moustache entretenue et son visage rasé de près chaque matin eux le présentent, sans fausse note, comme quelqu'un de stricte.
- Hey !! Tu m'écoutes ?
- Euh oui ! Répond l'elfe en sursautant. Désolée.
Le grognement de l'homme en dit long sur ses pensées, mais Maâra n'en devine rien. Elle le suit comme un toutou en regardant le sol.
- T'en a pour quatre jours chez nous, minimum. Si j'estime que ton travail ne correspond pas à la somme due, t'es bonne pour quelques jours de plus. Autrement dit, t'es à ma pogne !
Le sourire sadique de Davos s'estompe en voyant la réaction de l'elfe, ou sa non réaction tant son visage reste impassible malgré la menace sous-jacente de sa phrase. Recevoir un avis favorable de cet homme est pourtant aussi facile que d'attraper la pluie à main nue, tout le monde sait ça en ville, et même si elle ne le connait pas, son ton et les mots devraient avoir un certain impact.
Au lieu d'en être fâché, il s'arrête et se retourne si brusquement qu'elle lui rentre dedans.
- Tu s'rais pas un peu attardée dès fois ?
- Non, je sais lire et écrire. Mais je ne connais pas bien votre langue, vous utilisez des mots étranges.
- D'où est-ce que tu débarques ?
- (Du Naora) failli-t-elle dire avant de se raviser. D'un monastère.
- Ah ! Ahahahahaha, une pucelle ! C'est bien ma vaine.
Sur ce, l'elfe redevient muette. Le changement de sujet radical et incompréhensible de l'homme lui semble trop complexe pour y prendre part ; sa pureté et l'état des veines d'un parfait inconnu n'ont pas assez de point commun pour envisager de comprendre ce dont il parle.
Face à ce mutisme, Davos reprend la route en grognant.
Seule, isolée, étrangère, démunie. La seule chose qui nous empêche de penser que sa nouvelle vie commence dans la servilité est le fait qu'elle ne voit pas cela comme une soumission dégradante … mais une routine qui lui permet de fuir durant plusieurs heures le secret de son pouvoir qu'elle ne veut pas découvrir.