< Le port de Kendra-KârLa route jusqu'à l'auberge fut sans encombre. Bien que les rues de la citée blanche étaient bondées de monde, il ne nous fut pas difficile de nous faufiler jusqu'à la porte de l'auberge en longeant les murs afin d'éviter de se faire piétiner. Je n'eus pas vraiment le temps d'apprécier la beauté des monuments, ni de voir grand-chose d'autre que des pieds et des jambes tellement il y avait de monde à cette heure de fin de journée. Mais je me promis de faire un tour de la ville plus tard, sûrement demain, à une heure plus tranquille et après une bonne nuit de repos.
L'établissement dans lequel Bab m'avait emmené avait tout l'air du point de rencontre préféré des voyageurs de tout Yuimen. L'intérieur était propre, accueillant et convivial. Quelques tables étaient disséminées dans la pièce, la plupart occupées par des groupes ou des voyageurs solitaires dégustant leur dîner à cette heure propice. D'ailleurs, mon ventre criait famine et les odeurs qui émanaient de la cuisine n’arrangeaient rien.
Nous nous approchâmes du comptoir et grimpâmes dessus afin de pouvoir parler à l'aubergiste sans avoir l'impression de s'adresser à un mur. Le tenancier était un beau jeune homme entre deux âges. Malgré une musculature fine mais imposante, il arborait des traits fins et une peau brunie par le soleil qui faisait ressortir la couleur verte de ses yeux. Un physique rare chez ces humains qui ont souvent tendance à l'embonpoint.
(Peut-être un semi-elfe) pensai-je.
L'homme sourit lorsqu'il nous vit et lança, son sourire étincelant toujours accroché aux lèvres :
"Bienvenue amis lutins ! Je dois dire que ce n'est pas tous les jours que nous avons le plaisir d'accueillir des représentants du petit peuple. Que puis-je faire pour vous ?" Bab prit la parole :
"Bonsoir. On vient d'arriver de Bouhen par la mer et on ne serait pas contre une bonne nuit de sommeil dans un bon lit. Mais avant, si vous avez quelque chose à nous servir pour le dîner, ce ne serait pas de refus non plus." L'aubergiste se retourna et fouilla dans l'étagère derrière lui. Il revint avec deux petites clés, plus une autre deux fois plus grande.
"Le problème, c'est qu'il ne me reste qu'une seule chambre de libre. Enfin qu'une seule chambre normale de libre, mais j'en ai deux autres. Alors, ces deux là ..." dit-il en nous montrant les deux petites clés,
"Je ne les donne pas souvent, mais vous m'avez l'air sympathiques, alors je fais une exception. Ce sont deux chambres situées sous les toits, au tout dernier étage. Elles sont faites sur mesure pour les lutins, à mon avis elles devraient vous plaire.
Pour la petite histoire, nous avons eu un couple de lutins et leurs enfants qui ont résidé ici pendant un ou deux ans, mais les chambres ne leur convenaient pas, car tout était trop grand. Alors ils ont aménagé deux petites chambres dans le grenier. Enfin, vous verrez.
Alors qu'est-ce-que vous prenez ?"Poussé par la curiosité, j'attrapai une des petites clés dans sa main et dit :
"On va prendre celles-là !"L'aubergiste afficha un large sourire en donnant la deuxième clé à Bab.
"Bien. Alors, que voulez-vous manger ? Je peux vous proposer la Gelée Kendrane, spécialité du coin, mais aussi spécialité de la Tortue Guerrière ..." "Je vais prendre ça." répondis Bab.
"Vous auriez pas de l'omelette aux champignons ?""Si, bien sûr ! Installez vous, je vous apporte ça tout de suite."Tandis que le jeune aubergiste tournait le dos pour rejoindre la cuisine, un regard malicieux éclata dans mes yeux.
(Mais comment est-ce possible ? A-t-il oublié ? Il est malade ? Il a perdu la tête ?)
"Dis-moi Bab, tu ne nous as pas commandé une petite bouteille de vin Kendran ? Après la comédie que tu m'as faite pendant le voyage, je pensais que tu sauterais sur l'occasion, arrivé dans une auberge ! Na !" Il esquissa un sourire gêné.
"Non ... C'est vrai, tu l'as remarqué. En fait, cette petite escapade maritime m'a fait du bien j'ai l'impression. Je commence à m'habituer au manque, et j'ai décidé d'en profiter pour diminuer ma consommation."Je hochai la tête d'un air savant.
"Bonne initiative mon ami."Nous descendîmes du comptoir pour nous installer à une table située dans un coin de la salle. Des regards curieux se tournaient vers nous. En même temps, ce ne devait pas être tous les jours qu'on voyait deux lutins trempés débarquer dans cette auberge.
Le jeune homme amena les plats fumants au bout de quelques minutes. Chacun de nous paya sa part pour le dîner et pour la chambre avant de se jeter sur son assiette. L'omelette était un délice, baveuse comme je l'aime, bien grillée sur le dessus, des champignons pour le croquant et le gourmand, du sel, du poivre et quelques herbes pour assaisonner le tout. Autant dire que cela faisait beaucoup de bien après la cure de viande séchée que nous avions dû subir pendant notre voyage maritime. Je jetai un oeil à l'assiette de Bab qui avalait une bouillie informe et j'étais bien content d'avoir choisi l'omelette.
Les assiettes ne mirent pas longtemps à être vidées, saucées puis léchées, les laissant aussi propres, sinon plus, qu'elles n'auraient pu l'être une fois lavées. Bab me dit qu'il était fatigué et monta directement dans sa chambre sans dire un seul mot de plus. Avant de monter moi-même me coucher, je traversai la salle, et venant m'accouder au comptoir (enfin, parlons plutôt de grimper tant bien que mal sur le comptoir), je lançai à l'aubergiste :
"Je ne sais pas où m'adresser pour envoyer une lettre au village lutin de Häälekti, près de Bouhen. Pourriez-vous vous en occuper pour moi ?"Il sourit une énième fois.
"Bien sûr, bien sûr, je m'en chargerai personnellement."Je le jaugeai du regard un moment, je n'avais pas confiance en ce grand-dadais. Ce sourire, je le connaissais bien, c'était le même sourire commercial qu'avaient les elfes quand ils voulaient nous vendre leurs saloperies de salades pleines de limaces. Je tendis tout de même un petit paquet de feuilles enroulées dans une ficelle qui contenait le carnet de bord et la lettre que j'avais écrits pour ma mère.
J'affichai enfin le même sourire niais que le jeune homme et lâchai un
"Merci" sans conviction avant de me retourner pour monter l'escalier menant aux chambres.
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J'introduisis la clé dans la serrure et tournai. Le loquet émit un claquement sonore et la porte s'ouvrit dans un grincement. Ce que je vis alors me fis écarquiller les yeux. Les lutins qui avaient vécu là devaient être des lutins des Sylves : trois petites fenêtres encastrées dans le mur, coincées entre le sol et la mansarde du toit éclairaient la pièce. La chambre était spacieuse, bien plus que celle que j'avais chez mes parents, mais elle était encombrée de toute part par des jardinières où poussaient de nombreuses plantes, champignons et petits arbustes. Les meubles, faits de bois grossièrement taillé et dont l'écorce avait été épargnée, donnaient un air sylvestre à l'ensemble.
Sur ma gauche se trouvait le lit, au-dessus duquel les branches de deux arbustes s'étaient entremêlés pour former une sorte de toit naturel protégeant les dormeurs. Il était accompagné d'une petite table de chevet qui était en fait un simple rondin de bois découpé dans une épaisse branche et posé à même le sol.
A droite, était placée une petite commode en chêne qui épousait des formes improbables, et sur celle-ci, un récipient créé à partir de feuilles tressées et une jarre en terre cuite représentaient le nécessaire de toilette. Enfin, comble du bonheur, au beau milieu de la pièce, trônait une petite fontaine qui, alimentée je ne savais comment, faisait jaillir continuellement de petits jets d'eau.
(Génial !) pensai-je.
Je me précipitai directement vers la chambre de Bab, quelques mètres plus loin pour savoir à quoi ressemblait la sienne. La porte était fermée. Je toquai. Aucune réponse.
"Bab ? T'es là ? T'as vu comment elles sont géniales les chambres ? Ça change de la caisse du Continenta non ? Na !"Je collai mon oreille contre la porte et je pus percevoir un long ronflement, signe qu'il dormait, ou bien qu'il ne voulait pas être dérangé. Je haussai les épaules et rejoignis ma chambre, fermant la porte à clé derrière moi. Un sourire aux lèvres, j'observais ce qui se trouvait autour de moi. Je m'y sentais bien, dans cette chambre. L'atmosphère était reposante, et même si je n'avais jamais vécu dans la forêt, ça avait un air de chez soi.
(Il ne manque plus que le chant des oiseaux et les papillons qui volettent pour s'y croire.)A ces pensées, mon oeil s'attarda soudain sur une minuscule rainette posée sur une feuille. Je m'approchai. Elle était magnifique, arborant une couleur bleue claire éclatante sur le dos, et blanche sur le ventre. Deux gros yeux noirs ressortaient de chaque côté de son crâne. Elle émit un léger croassement.
"Salut toi !" dis-je sur un ton amusé.
"Qu'est ce que tu fais là ? Comment t'as pu survivre toute seule ici ? T'as du franchement t'ennuyer !"La rainette répondit en croassant deux fois de suite. Je tendis doucement ma main vers elle pour lui caresser le dessus du crâne mais elle bondit immédiatement sur le dos de ma main, puis en quelques bonds supplémentaires, elle se retrouva sur mon épaule.
"Hé ! Dis donc, t'es pas bien peureuse toi ! Ou peureux peut-être, en fait j'en sais rien." Je lui grattai le dessus de la tête du bout de mon doigt. Elle croassa de plus belle.
"Bon, bah on dirait que tu m'as adopté. T'as de la chance, je t'aime bien, donc t'as le droit de rester avec moi. En même temps, je vais pas te laisser là toute seule ... Par contre tu me mets pas des saletés partout, hein ?"Elle ne broncha pas. Ses yeux étaient plantés dans les miens, et croyez-moi ou pas, je décelais comme une once d'intelligence dans ses pupilles.
"Va falloir que je te donne un nom si tu veux rester avec moi. Hmmm ... Disons que tu t'appelleras Taol. Ça veut dire flocon de neige en ancien lutin, et c'est ce à quoi tu me fais penser, à une étendue de neige sous un ciel dégagé : blanc en bas et bleu en haut. Ça te plait ?"L'animal bondit sur place en émettant plusieurs petits croassements. Je souris, cette bestiole avait quelque chose de rassurant.
"Hé bien Toal, enchanté ! Moi c'est Psylo ! Na !"Je lui grattai de nouveau la tête, puis, le batracien toujours perché sur mon épaule, je m'avançai jusqu'à la petite fontaine qui m'intriguait depuis mon arrivée. Je l'auscultai sous tous les profils, cherchant le mécanisme qui permettait de l'alimenter, mais rien. Pire, il n'y avait aucun trou dans le bac de la fontaine qui pourrait permettre à l'eau de s'évacuer et ainsi à la fontaine de ne pas déborder. Pourtant, l'eau continuait de couler à flots sans tarir.
(Mais comment ça peut bien fonctionner ce truc là ?)"C'est facile ! Tu devrais le savoir : c'est magique !"Je me retournai d'un mouvement vif, la tête rentrée dans les épaules, les muscles tendus, prêt à me battre. Mon coeur battait la chamade. J'avais fermé la porte à clé et elle l'était apparemment restée, si il y avait quelqu'un dans cette chambre, il y était toujours et y avait toujours été. Je sentis un frisson parcourir mon échine alors que je scrutai la chambre méticuleusement en cherchant la source de la voix.
"Qui a parlé ?" lançai-je, d'une voix inquiétée.
Aucun bruit. Je jetai un oeil sous le lit. Rien. J'ouvris tous les tiroirs de la commode. Rien. Je fis plusieurs fois le tout de la chambre. Rien. Aucun être vivant ne se trouvait ici à part moi ... et la grenouille.
"C'est toi qui a parlé ?" demandai-je à l'animal, naïvement.
Elle ne répondit pas. Et alors que je plongeai mon regard dans le sien pour y déceler quelque chose, je me mis soudainement à ricaner.
(Une grenouille qui parle, et puis quoi encore !? Je crois que tu as surtout besoin de dormir mon petit Psylo ...)Sur ce, je déposai la rainette sur la table de nuit, me déshabillai, conservant mes bottes et mon bonnet, puis me glissai sous les couvertures. Puis je soufflai la dernière bougie encore allumée et m'endormis.