~ Satire précédente. ~Le sourire du soleil indiquait les dix-heures de la matinée. Le temps était doux, agité de rafales frisquettes et trublionnes, et la journée se présageait merveilleuse : un ciel dépeint à la manière d’un océan d’azur vide de toute écume parasite, une ville éveillée qui dans une farandole colorée révélait ses trésors, et un reste de bière gargouillant dans l’estomac après une nuitée de beuverie particulièrement mémorable.
C’était là ce que pensait ce brave quadragénaire titubant, quittant la taverne de « La Mouche Confite » après l’une des plus belles bitures de sa longue existence. Le cerveau embrumé par l’alcool et ses vapeurs, il redécouvrait avec émerveillement la magie du monde alentours ; seul individu sur la trentaine de cuités à mystérieusement et miraculeusement avoir échappé à la gueule de bois qui s’ensuivait de ce périlleux exercice auquel il s’adonnait chaque soirée de sa vie de pochtron.
Avec complaisance, il dégorgea son estomac de ses bulles d’air en éructant magistralement et sentit sa délicieuse haleine aux parfums de retours gastriques lui réchauffer les joues, rafraîchies par la douceur de la bise matinale. Un fier compagnon, torse-poil sous un porche en train de se curer la narine gauche, lui tourna en réponse un pouce boudiné et appréciateur. Notre buveur aguerri avait toujours su se faire apprécier des gens chaleureux qui peuplaient ce formidable quartier.
Le nom de cet homme aux tempes grisées et au regard digne et cerné était connu de la sixième avenue des Jambons Jaunes aux sept allées du Putois Sordide. Pas une cordonnière, lavandière, ou tisserande, ni la moindre marchande de légumes ou de fruits de saisons de la rue numéro huit n’ignorait le nom de ce gracieux personnage à la bedaine abondante, aux bottes brunes brillamment cirées et à la culotte crottée. Toutes avaient su lire dans les pupilles déterminées de ses yeux gris le courage et la grandeur de cet homme, la puissance de son ambition, et la force de ses membres courtauds de bûcheron, pour ainsi dire, tous le respectaient.
Il avait l’estomac d’acier et la main leste, le pied agile et le cœur bien accroché. Sans compter que nul être, mieux que lui, ne savait jouer de la flûte à bec en faisant le pont, un broc de bière en équilibre sur le nombril.
Son nom était… Il était… Le légendaire, Gaston.
Jovial et plein d’allant, le quadragénaire quittait avec entrain les bas-quartiers de Kendra Kâr. Gaston, d’humeur guillerette, prit parti de dégourdir ses jambes arquées et d’assainir l’alcool artériel qui lui courrait dans les veines par un peu d’exercice matinal.
Nulle ombre visible sur le tableau ? Certes… mais le destin sait se montrer fourbe et tortueux. Une sinistre déconvenue guettait « l’roi du cul sec d’la bière par la narine » et « l’champion du flûtiau par l’vent d’l’arrière » ; dissimulée et tapie dans l’ombre du brave gars, elle s’était ramassée sur-elle-même et était prête à bondir sauvagement pour le lapider des crocs de l’infortune.
Insouciant, Gaston déambulait et titubait gaiement au travers de la place du marché. Il se fit le plaisir d’acheter du saucisson –ce qui le mettait toujours de bonne humeur- et se dirigea avec indolence vers les portes de la Cité Blanche, juste histoire de prendre l’air. Une erreur grossière, son sort était alors scellé.
Ce fut progressif, et la sensation de malaise se propagea dans son organisme avec une malignité insidieuse. Le souffle un peu rauque et court, Gaston s’appuya à la paroi de pierre afin de parcourir les quelques toises qui le séparaient encore de l’entrée de ville.
Quel était ce sentiment, cette douleur pressante ? Elle lui semblait comme familière, à la manière de ces souffrances que l’âge apporte et que l’on apprend à connaître et à accepter… Ce pouvait-il que… ?
Alors il réalisa. D’abord mortifié. Puis acceptant son destin, avec cette sagesse certaine que lui conférait sa vénérable expérience.
Les jambes serrées, comme si chaque pas lui était une épreuve insurmontable, Gaston se traîna vers la blanche muraille. Souffreteux, il appuya son front contre la pierre, comme pour se rafraîchir, insensible qu’il était aux regards que les curieux et gardes en faction lui tournaient.
Le temps était donc venu. Les yeux d’un triste et gris acier de Gaston rencontrèrent le ciel, et repentant, il murmura comme une prière.
« Ne m’en voulez pas… »Mais l’affliction devenait trop pressante, irrésistible et impérieuse, elle ondoyait, torrentielle, en un flux tyrannique, brûlant son estomac. Alors, avec un grognement guttural et douloureux, Gaston dénoua la ficelle incarcératrice qui maintenait serré son pantalon, et libéra le flot, le laissa jaillir, affranchi et épanoui. Il ruissela dans un arc majestueux, reflétant l’étincelante lumière du soleil chaleureux pour flocfloquer contre la surface de marbre blanc… et jaune.
Un râle de soulagement, enroué, quitta les lèvres de Gaston. Heureux d’avoir échappé au pire, il tourna la tête vers les personnes alentours, comme pour leur faire partager sa joie, son bonheur et son allégement croissant d’un sourire plein de charme et de candeur !
Il n’eut cependant guère le temps de contempler leur réaction, car déjà, un homme tout de métal cuirassé approchait. Sur son jeune visage de blondin se lisait la surprise, et Gaston devinait son émerveillement. Touché par tant d’intérêt, l’ému quadragénaire lui fit un bienveillant signe du pouce, de l’une de ses mains qui ne tenait pas le saucisson.
« E… eyh vous, qu’est-ce que vous faites… ?! » Tremblota la voix juvénile du milicien.
Ne s’était-il pourtant pas approché pour le féliciter… ? Pour le congratuler ? Quand même, on ne concevait pas d’aussi splendides et frétillants arcs-en-ciel tous les jours ! Indulgent à l’égard de la jeunesse, Gaston eut un sourire débonnaire. De son ton aigre et graveleux, aux piquantes inflexions paysannes, il lui répondit cependant d’un naturel étonnant, saupoudré d’une pincée de fierté.
« Eh ben… j’me vide le sac à bière, bon sang d’bois ! »Toujours aucune trace d’amusement sur la frimousse du soldat. Gaston fronça ses sourcils broussailleux. Il y avait un hic, il le sentait bien. Qu’attendait le jeune gars ? Pourquoi ne s’esclaffaient-ils pas de concert ? Elle était plutôt bonne, non ?
On ne la lui faisait pas, à Gaston.
« Monsieur… cessez tout de suite ! Vous allez m’accompagner au… »C’était le signal qu’il attendait. Le quadragénaire, avec une vivacité stupéfiante, fourra dans sa bouche et mordit férocement le saucisson qu’il tenait dans sa main droite. La culotte encore baissée, il se détourna vers le milicien et le dépassa d’un saut majestueux, se récupérant sur ses jambes arquées pour entamer une course drastique, dévorant les coudées de distance par de véritables bonds de rainette. De peur d’être trempés, les gens s’écartaient sur son passage, et ressentant cette puissance qu’il exerçait à présent sur cette foule méprisante, il éclata d’une démente hilarité.
Alors comme ça, ces bourges ne s’abaissaient guère à rire des bonnes vieilles frasques du vieux Gaston ? Ils allaient donc voir de quel bois il se chauffait, ces arrogants !
Vif comme l’éclair, il exécuta –en courant- une virevolte offensive ainsi qu’une galipette, et la rosée pétulante bruina en cette matinée sur les bonnes gens de Kendra Kâr. Avec aisance, il dépassa les gardes en faction stupéfiés et croqua avec délice dans le sel du saucisson de la victoire. Ses flasques enjambées lui firent alors courir le long du mur extérieur, dans une fuite mémorable concluant cette histoire qui serait adoubée légendaire dans les années à venir.
Piqué de curiosité par ce brouhaha soudain qui enflait en provenance des portes qu’il venait de dépasser, la recrue Steiner D’Expellion jeta un coup d’œil en arrière.
Son regard croisa celui d’un milicien en faction, au visage contradictoirement agité d’effroi, de colère et de dégoût. Il y eu un instant de flottement et de reconnaissance mutuelle, et alors que le garde en faction se lançait à la poursuite du trublion responsable du tumulte, il hurla.
« Eyh, toi ! Aide-moi à le rattraper ! »Bleus et aciers, les yeux de Stein se tournèrent vers le fuyard déculotté et un rictus amusé et incrédule éclot sur la terre aride et affadie de son visage, habituellement neutre et glacé. Une hilarité franche et acide y explosa, balayant les digues de sa réserve pour vrombir dans l’air agité du matin.
Stella, toujours à son bras, lui passa un regard surpris, et le pressa.
« Ne vous appelle-t-on pas, Stein… ? »Allègre et sans y prêter garde, il mit sa main contre le flanc de sa compagne et l’attira contre lui, d’un geste transpirant l’affection, avant de forcer le pas sur les fins chemins terreux qui menaient aux bois.
« Je n’ai rien entendu. »Lâcha-t-il d’un murmure suave.