(((Avant)))La calèche se met bientôt en route et vu le bruit, ce n'est pas la seule. Me concentrant sur mon ouïe, j'écoute doucement le chant que font les roues sur les cailloux, ainsi que celui des sabots sur la route. Mais très vite je me détourne, même si dans le rythme on peut trouver une musicalité, ce n'est pas le genre de musique que j'apprécie. Je prends alors le temps de regarder les quatre autres passagers. Tout d'abord les trois elfes sévères que j'ai bousculé pour entrer dans la calèche.
Le premier est assez vieux, je lui donnerais dans les 1500 ans assez facilement. Il a le visage sombre, non pas de couleur mais bien d'attitude. Il n'a pas l'air heureux d'être là, ses sourcils se froncent quand il s'aperçoit que je le dévisage et je détourne mon regard pour m'attarder sur le second passager, assis à coté de lui.
C'est un elfe gris dans la force de l'âge, il doit avoir 700 ans. Ses yeux sont d'un gris acier lui donnant une sévérité qui me déplaît. Si j'en crois sa tenue et sa bague, c'est un enseignant. Je me demande ce qu'il enseigne, peut-être apprend-il à des jeunes nobles la musique et qu'il vient apprendre d'autres airs, un peu comme moi. Mais son apparence, ainsi que la longue rapière qu'il porte au coté gauche de sa ceinture, me fait plutôt penser à un maître d'arme.
En face de lui et à coté de moi se trouve la troisième passagère. Une jeune elfe grise, elle n'a pas 70 ans, c'est encore une enfant, qui rit d'un son cristallin à chaque chaos. Elle a les traits fins, les yeux bleus, les cheveux blancs tressés habilement, ornés de rubans d'or. Elle est très avenante, et vu sa manière de se tenir, il doit s'agir d'une noble. Mais à partir de là, que fait-elle, ici, apparemment seule, à moins qu'un des autres passagers l'accompagnent.
Enfin, le dernier personnage, celui à ma gauche est celui qui retient mon attention. Sans doute parce qu'il jure au moins autant que moi parmi les trois elfes gris. La première chose qui m'étonne chez lui c'est l'absence d'oreilles pointues, une peau mâte et plus sombre que celle des elfes blancs que j'ai pu voir. Ses traits sont grossiers, comme si le sculpteur qui l'avait taillé s'étaient trompé dans la taille des ciseaux. Il porte des cheveux courts, au raz de la nuque. Mais le plus surprenant, c'est qu'il porte des poils. Il est bien trop grand pour une aniathy, mais pourtant il a des poils au menton, court, plus éparses que ceux de mon corps. J'arrive pas à déterminer son âge, mais il a l'air dans la force de l'âge avec ses muscles épais qu'il arbore sous une tunique sans manche simplement retenue par une corde. Tout chez lui paraît grossier et je me demande ce que ce manant fait avec nous.
"Vous me regardez avec insistance depuis que nous avons quitté la plateforme. Que voulez-vous de moi?"Sa voix est grave, pas des plus mélodieuse, mais pas cassante non plus. Mon maître m'avait appris à me méfier des voix cassantes qui ressemblent à des marteaux heurtant des roches. Mais il ne m'avait jamais dit qu'il existait des voix qui sans avoir la mélodie des elfes, n'avait pas le son heurtant. Il parle un parfait langage commun. Je prends le risque de le considérer comme un ami, ou du moins comme une aide potentielle.
"Rien, je n'ai jamais vu quelqu'un comme vous."Je réponds dans la même langue, que mon maître a eu la bonne idée de m'apprendre avant de mourir.
"Tu viens du Naora n'est-ce pas ? Qu'es-tu ?"Ses deux questions me paraissent stupides, mais j'y réponds quand même.
"Je viens de Tahelta. Et je suis une aniathy. Et toi, qu'es-tu ?"Il a adopté le tutoiement, je décide de faire de même.
"Je t'avais dit que c'était une aniathy ! J'en veux une comme ça!""Ton père ne veut pas, il te l'a déjà dit. Les aniathys c'est pour les enfants!""Mais je SUIS une Enfant !"L'interruption de la jeune fille me dérange au plus au point. Sa voix est mélodieuse, sauf quand elle se met à crier où le son ressemble plus à une crécerelle qu'à autre chose. Mais plus qu'autre chose, c'est la réaction de l'elfe à la rapière qui me dérange, traiter mon maître d'enfant parce qu'il avait une aniathy. Je ne peux m'empêcher de réagir et de répondre :
"Les aniathys, ce n'est pas que pour les enfants. Mon maître avait plus de 2000 ans vous savez.""Tu vois, j'en veux une comme ça !""Ca coûte trop cher de toute façon!""Je peux t'adopter ?"Ces deux Sindels m'ennuient, m'empêchant d'en découvrir plus sur l'être à coté de moi et qui n'a toujours pas pu répondre à ma question essentielle.
"Non, tu peux pas m'adopter! Et maintenant tu me laisses parler tranquillement."L'énervement a fini par l'emporter et j'ai montré les crocs. Ils sont pas très grand et n'effrayeraient pas un chat, en revanche sur une jeune elfe, c'est efficace. En voyant la fille se tasser un peu, je retrouve directement le sourire, rendant encore moins crédible ma grimace de colère. Mon maître ne m'a pas conçu pour la haine et je suis incapable d'éprouver la moindre ire durant plus de quelques secondes et cela finit toujours par les rires et les sourires quoiqu'il arrive.
"Une aniathy ? J'en ai beaucoup entendu parler, mais c'est la première fois que j'en vois une. Je suis un humain, un homme pour être précis."Ainsi c'est à ça que ressemble un être humain. Sans doute est-ce une race inférieure, en tout cas moins bien dessinée que nous autres les elfes. Ou alors c'est un cas raté et d'autres sont plus beaux. Mais les poils continuent à m'intriguer et je ne peux lâcher mon regard.
"Je peux toucher ?""Et moi je peux ?""Si c'est pour m'ébouriffer les poils, ça me dérange pas, j'aime bien ça !""Se faire toucher par un humain, c'est dégoûtant ça. Finalement, j'en veux plus."Décidément, cette fille m'énerve, mais rien ne m'empêche de ronronner dès que l'homme a commencé à grattouiller l'arrière de mon oreille. Pour ma part, j'y vais plus doucement, tendant mon bras pour toucher son menton poilu. Pour mes doigts fins, cela n'est pas doux, même limite irritant comme certaines plantes qu'on peut trouver à l'extérieur de la ville.
Au milieu de ce moment agréable de découverte tactile, on s'arrête brutalement.
"Nous arrivons aux portes de la ville."Un soldat, humain vu les poils et les traits, passe la tête par la fenêtre.
"Milice, que venez-vous faire à Kendra Kâr ?""Je reviens de voyage pour le compte de messire Dokan Alderan. Je peux vous montrer les papiers, si vous voulez.""Ca ne sera pas la peine. Et les peaux de pierres ?""Nous venons, la demoiselle et moi, pour suivre certains cours particuliers de politiques étrangères.""Et vous ?" dit-il en s'adressant au troisième elfe gris, le plus vieux d'entre nous.
"Je viens chercher des manuscrits à la bibliothèque et en porter d'autres.""Et la poupée, elle est à qui ?""Elle est avec moi, c'est la raison du voyage. Messire Alderan en voulait à tout prix une pour sa fille."Je n'ai pas eu le temps de répondre que l'humain s'était attribué ma possession. Je l'interroge du regard, cherchant à le rendre menaçant, chose quasiment impossible avec mes traits. La calèche se remet en route et un silence pesant tombe au milieu de nous. Tous les passagers regardent l'humain, moi y compris, avec des nuances d'incompréhension voire même de haine.
"Ne me regardez pas comme ça ! C'était juste pour rendre le passage plus simple. Une aniathy seule, c'est assez rare pour que ça vaille le coup de questionner durant plusieurs heures parfois."C'est sur cette explication qui vaut ce qu'elle vaut que nous pénétrons dans Kendra Kâr...
(((Après)))