Kendra Kâr, premières impressions La promenade de Caabon est interrompue un peu après qu’il ait contourné le marché par le nord.
La rue dans laquelle il s’est engagé ne compte pas de boutique, mais une taverne, déjà bien bruyante, ce qui laisse à penser que ses habitués s’abreuvent de la même manière qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit. Son enseigne est un panneau de bois cloué au mur, sur lequel est peint une femme nue, voilant un peu de son intimité à l’aide d’une bande de tissu bleue ; si l’artiste souhaitait représenter un membre du beau sexe qui excite le désir des passants, et les pousse à entrer dans l’établissement pour y chercher quelque autre trésor, force est à Caabon de constater qu’il a manqué son but, ou qu’il était assez ivre pour être satisfait de son travail. Toutefois, le tenancier a conservé l’enseigne, faute de mieux, et si l’endroit s’appelle « Au Plaisir », ce doit être une forme d’humour que le wotongoh a du mal à saisir. Quatre hommes sont sortis pour se soulager dans le caniveau. L’un d’eux, plus rapide que les autres, remonte son pantalon lorsqu’il aperçoit Caabon et l’interpelle.
« Eh, toi, le noiraud, dis donc, t’as une sacrée sale gueule… Qu’est-ce t’as ? Tu connais pas l’eau ? C’pas parc’que l’eau ça s’boit pas qu’faut pas y toucher hein ! »
Sans un mot, Caabon, qui n’est pas encore à hauteur de l’homme, continue d’avancer, comme s’il n’a pas entendu ces deux piques qui lui sont destinées. La rue n’est guère large, mais il estime qu’il pourra les contourner sans faire d’histoire, et sans s’attirer d’ennui.
« Dis donc, quand on a une sale gueule comme la tienne, on est poli avec les gens, tu pourrais répondre quand on t’parle ! »
Les trois autres ont fini de pisser, et Caabon commence à regretter de n’avoir pas fait demi-tour. En effet, ils se positionnent de telle sorte que toute retraite est coupée, deux hommes face au Wotongoh, un sur ses talons, et sur son flanc gauche celui qui continue de brailler, faisant sortir de la taverne quatre autres hommes, l’air tout aussi avinés.
« Tu sais pourquoi on boit ? On boit pour honorer la mémoire d’mon frère et d’nos copains qui sont pas r’venus. On boit pas pour rien nous. On boit parce qu’on les r’verra jamais, et qu’y z’auraient aimé qu’on boive pour eux ! Nous on aurait bien aimé qu’y boivent pour nous ! Nous on peut boire parce qu’on y était pas au col de Luminion ! Z’étaient courageux, nos gars qu’y sont allés ! Y avait mon frère avec ces gars ! Y s’sont battus pour qu’on reste libres ! Y s’sont battus pour qu’on ait pas à l’faire comme on dit ! Et pis y sont morts ! Mon frère est mort tu vois… nos copains sont morts… et p’têt’ que la prochaine fois, ce sera nous… »
Alors qu’il essaye de passer entre les deux hommes qui lui barrent le passage, Caabon se fait repousser en arrière par l’un d’eux. Avant qu’il puisse faire une seconde tentative, deux des hommes sortis le plus récemment viennent se joindre aux deux autres, et à eux quatre ils bloquent complètement la route.
« Pourquoi tu veux t’barrer ? T’as pas la consckianche… la conchianche… enfin t’es pas tranquille ! T’aimes pas qu’on t’parle de ceux qui sont pu là ? On boit à la mémoire d’mon frère et d’ses copains, on t’parle et toi t’écoutes pas ! Faut honorer leur mémoire qu’il a dit, le gars avec la belle armure, faut penser à eux comme des héros ! Ben ouais, mais y sont morts, les héros ! Y a une gamine et une femme qui le verront plus rev’nir, mon frère ! Parc’qu’il est allé s’battre contre les hordes, là ! Pour qu’elles puissent vivre en paix qu’y disait ! Pis maintenant ? Comment qu’elles vont vivre ? Hein ! La guerre c’est l’affaire de tous qu’on nous dit. Y faut avoir l’œil qu’on nous dit ! Y peut y’avoir des espions qu’on raconte… c’est l’devoir de tous d’faire attention… »
La suite, Caabon la redoute, et il jette un coup d’œil derrière lui pour échafauder un plan de fuite, mais de ce côté-là aussi l’étau se referme sur lui. Deux ou trois personnes ont fait mine de s’engager dans la rue, mais voyant que quelque chose se prépare, elles font demi-tour. Le wotongoh hésite à appeler à l’aide ; au final, il garde le silence, de peur d’aggraver la situation, ou de brusquer son issue : peut-être l’homme se contentera-t-il de cracher ce qu’il a sur le cœur. Il en doute, mais espère.
« J’crois qu’t’as pas l’air net ! J’crois même qu’c’est pas normal d’avoir la peau noire comme ça ! Faudrait qu’t’ai l’âme bien noire pour avoir une peau comme ça ! Ou bien c’est qu’t’es sacrément sale, et faut qu’on t’apprenne qu’on s’lave dans une ville bien prop’ comme la nôt’ ! »
Le crachat atteint Caabon au visage, instinctivement il ferme les yeux, aussi ne voit-il pas le poing qui le touche à la joue gauche. Fort heureusement, l’alcool a quelque peu émoussé l’évaluation des distances de son adversaire, le coup n’a donc pas porté avec toute sa force, mais assez pour que Caabon comprenne les intentions de cet ivrogne dans lequel il voit maintenant un adversaire dangereux. Dangereux parce que bien accompagné : seul, il n’aurait guère posé de problème au wotongoh, la fuite serait devenue une bonne solution, mais les sept autres compères qui forment le reste de la bande sont une menace non négligeable.
« J’vais t’arranger l’portrait ! J’vais pas laisser des gens comme toi v’nir m’nacer la paix d’not’ ville ! J’y étais pas, à Luminion, mais j’suis là et toi tu vas r’gretter d’avoir quitté tes amis les garzoks pour v’nir nous m’nacer ! »
(Rien ne sert de discuter avec lui… Ce n’est pas tant l’alcool qui le pousse, mais la haine et la douleur… Il a perdu son frère, il a perdu des amis, et lui il est encore là, mais ça n’a pas l’air de le réjouir plus que ça… Faut qu’il passe sa haine, et bien sûr, faut que ce soit sur moi…) Les sept hommes ne font rien, sinon former un cercle autour des deux protagonistes. S’ils approuvent l’initiative de leur camarade, ils ne cherchent pas pour autant à l’aider. Eux aussi ont perdu des amis au col de Luminion, également de la famille pour certains. Malgré l’alcool qu’ils ont commencé à ingurgiter pour honorer les morts, et pour noyer leur chagrin, ils n’ont pas encore basculé dans une bestialité aveugle : le combat qui s’engage est celui d’un homme contre un autre homme, ou contre un monstre, ils ne savent pas bien. Ils interviendront, mais en dernier recours, pour soutenir un camarade en difficulté. Le combat doit être honorable, digne, pour la mémoire des morts. Mais si l’issue est défavorable à leur ami, ils feront pencher la balance en sa faveur, car leur conception d’un combat digne inclut une victoire des bons, et il n’y a pas pour eux à réfléchir un instant : les bons, ce sont eux.
Caabon esquive deux coups en reculant, et se trouve ainsi aux limites du cercles formés par les témoins ; il espère par cette manœuvre qu’ils auront le réflexe de s’écarter, ce qui lui donnera la possibilité de fuir : deux bras solides lui confirment l’échec de cette tentative en le repoussant vers le centre du cercle, vers un poing qui l’attend et qu’il évite de justesse en se penchant sur le côté. Le deuxième poing le touche aux côtes, un peu sous le cœur, et la douleur éveille soudain chez le wotongoh une rage froide et soudaine. La retenue, la nécessité de faire profil bas, tout cela s’effondre comme une digue que la crue submerge, laissant place à la volonté implacable de vivre, de faire face à la menace et de triompher.
Excité par l’aisance avec laquelle ses premières attaques ont porté, sans se voir offrir la moindre résistance, l’homme ivre s’enhardit et se lance dans une tentative pour porter une volée de coups à son adversaire, afin d’en finir vite et avec un certain panache. Poussé par cette idée, il charge, le poing levé, mais moins rapide et plus imbibé que sa cible, il ne s’arrête pas lorsqu’elle se dérobe, trébuche donc sur le pied tendu et effectue une chute lamentable sur le pavé. La seule blessure qu’il récolte est minime, sa lèvre supérieure s’est éclatée contre le poing qu’il a eu le temps d’interposer entre la pierre et son visage ; il s’est blessé lui-même, mais en impute intérieurement la responsabilité à l’étranger, ce qui n’est pas tout à fait exact. Ce dernier ne le roue pas de coup pendant qu’il est à terre, de peur que ce soit un signal pour l’intervention des spectateurs, il s’est reculé de trois pas et attend.
L’ivrogne revient à l’attaque avec un cri de bête blessée, enragé par la douleur et par le sang qui lui coule sur le menton. Si l’alcool brouille encore ses sens, il n’en montre rien, et ses poings volent avec plus de puissance et plus de précision. Caabon bloque deux crochets du droit, mais le poing gauche vient lui meurtrir l’épaule avant qu’il ait eu le temps de l’esquiver. En riposte, il frappe par deux fois son opposant au visage, deux fois les coups portent avec une efficacité qu’il ne doit qu’à son sang froid et sa rapidité.
La vitesse des échanges baisse à mesure que s’allonge l’affrontement, et les encouragements du cercle se font de plus en plus bruyants : ceux qui observaient la scène avec un détachement froid ont commencé à soutenir leur camarade par des cris, de plus en plus agressifs envers Caabon, comme si l’obstination qu’il met à se défendre est une offense à tous. Ils comptaient sur une victoire rapide de leur compère, meilleur pugiliste du groupe, maréchal ferrant de métier, les poings comme des marteaux.
Caabon a eu le temps de détailler cet homme qui lui en veut tant, pour une raison assez vague si on creuse vraiment. Plus grand, plus large, une figure carrée, tout en lui évoque la solidité et la force. Les coups qu’il parvient à porter sonnent le wotongoh, aussi ce dernier finit-il par se cantonner à des esquives et des frappes prudentes, malgré la décision de l’emporter qui a éclot un peu plus tôt.
L’espoir de Caabon réside dans le peu de soin que met le maréchal ferrant à adopter une position stable. Chacun de ses coups circulaires a assez d’élan pour assommer le jeune homme, mais également assez d’élan pour le déstabiliser. C’est sur cette faiblesse qu’il lui faut jouer, car l’issue du combat se fait de plus en plus incertaine, et le sac dont il n’a pas pu se débarrasser avant d’entrer dans cette arène improviser commence à devenir un sérieux handicap : hors de question d’oser une roulade, un saut ou quoi que ce soit ainsi lesté. Par contre, c’est un poids qu’il peut retourner à son avantage.
L’opportunité se présente, et Caabon la saisit aussitôt. Un peu emporté sur la gauche par un coup qui n’a pas porté, l’homme est déstabilisé, et le wotongoh bondit sur lui aussi bien qu’il le peut, avec l’effet escompté : le gaillard chute, et sa tête heurte lourdement l’arrondi d’un pavé. Son regard se voile, il tourne de l’œil. A peine le jeune homme s’est-t-il relevé que la pluie de coup s’abat sur lui. Les spectateurs préalablement échauffés n’attendaient que cela pour se faire acteur, et donner la rossée qu’il mérite à cet étranger, ce fauteur de trouble, cet espion. Les épithètes fusent, les grognements témoignent du cœur qu’ils mettent à l’ouvrage. Caabon s’évanouit.
Dans un état de semi conscience, il saisit au vol des bribes de mots.
« … me dire ce qu’il s’est passé… » - « … aurait attaqué ? les huit ? vous vous foutez de moi ?... » - « … pas à vous de défendre la ville… » - « … passe l’éponge, c’est bien parce que l’heure n’est pas à punir, saoulez vous et laissez les passants tranquilles, quelque soit leur couleur… »
Caabon sent qu’on le transporte, parce que la douleur se fait plus intense, le réveillant un instant seulement, assez pour souffrir et retomber dans une obscurité salvatrice.
« … peux le soigner ? » - « … d’mon mieux, y s’en sortira… » - « Gamin, tiens bon, tu… »
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