Oranan, malgré ses charmes, ne plaisait guère au Liykor : il n’y voyait qu’une ville, et une ville peuplée d’humains. A ses yeux, ils ne valaient guère mieux que les Garzoks, leur chair était simplement meilleure… Et il commençait à avoir faim. Voir ces hommes s’activer autour de lui, cette réserve de viande fraiche, réveillait des appétits que les soldats en armes, présents et menaçants, l’obligeaient à réprimer. Un temps pour tout, un temps pour la famine, un temps pour l’abondance ; un temps pour la patience, un temps pour l’action. Le temps de l’action n’était pas encore venu pour lui, il le savait, il en était conscient. Alors il ravala sa grogne, plaça sa foi en le Père au dessus du reste et ne lâcha pas l’elfe d’une semelle.
Ce fut sur ses pas qu’il pénétra dans les bâtiments de la Milice, sans dire un mot, sans même prêter attention à l’homme qui allait dans la même direction qu’eux. Les murs l’oppressaient au moins autant que les galeries dans lesquelles il avait été contraint d’évoluer à Omyre. Ici aussi, il fallait plonger sous terre, et cela ne lui plaisait absolument pas. Rien n’incommode un loup comme d’être dans la gueule du loup : il y a là quelque chose qui le prend aux tripes, même si l’expression lui est inconnue. Son instinct parle dans ses artères, à mesure que le sang que son cœur puissant pompe y coule dans des battements de plus en plus rapide, il lui hurle de faire demi-tour, de retourner sentir sous les coussinets de ses pattes la douceur de la mousse, l’humus meuble, les racines traitres, le sable traître des marais. Aujourd’hui, il ne l’écoute pas.
Au contraire, il progresse dans le couloir où s’alignent les portes ferrées, lourdes et probablement assez solides pour soutenir indifféremment les assauts d’un bélier ou du temps. A ses yeux, il ne s’agit que du reflet de ce que les autres races bipèdes ont pu inventer d’absurde. A-t-on déjà vu une hutte dotée d’une telle porte ? Combien de jours ont été nécessaires pour les concevoir, les installer ? Combien de jours perdus ? Et puis il y avait l’odeur, l’odeur des humains, l’odeur de l’elfe, moins déplaisante, l’odeur de renfermé où ne pointait même pas la touche humide et rassurante des cavernes jamais aménagée.
Les mots de l’elfe sonnèrent à ses oreilles comme un encouragement ; la forme : sa langue, celle des siens, des Enfants du Père, lui fut d’un certain réconfort ; le fond : il lui hâtait de quitter cette cave, et la perspective d’un terrain de chasse plus grand lui plaisait. Mais comment pouvait-on sortir à nouveau ? Il ne voyait nul escalier, nul tunnel remontant vers la surface.
« Où le Père jugera bon que j’aille, j’irai. Mais pourvu qu’on quitte cette cité… »
Therion grogna cette phrase à la seule attention de l’elfe. Les autres individus présents lui importaient peu, d’ailleurs il ne comprit aucun des autres mots qui furent prononcés. Un vague sentiment d’exaspération le gagna, au moins avait-il fini par comprendre ce que les Garzoks grommelaient dans leur langue gutturale. Ce qu’il ressentait n’était pas de la solitude, car un Liykor est toujours seul sur son terrain de chasse, et la présence des siens est souvent une menace ; il ne se sentait pas exactement à sa place, car contraint d’adopter un comportement qui n’était pas exactement le sien.
(J’espère qu’elle a raison… Que le terrain de chasse sera meilleur… Qu’il y aura au moins un terrain de chasse ! Car cet endroit en est tout sauf un…)
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La faim chasse le loup du bois...
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