Dans la chaleur étouffante qui régnait dans les collines, Azdren marchait obstinément vers son destin. Cette phrase, si elle était tirée d'une chronique, sonnerait juste mais serait foncièrement insuffisante pour décrire le calvaire qu'endurait le fanatique à ce moment. Il y avait en premier lieu la chaleur, étouffante comme un gantelet de chevalier porté au rouge vous saisissant à la gorge, ne vous laissant inhaler et expirer que de faibles bouffées d'air surchauffées. Fallait-il préciser que le fanatique souffrait d'autant plus qu'il était vêtu d'une aube noire et qu'il refusait de quitter son masque blanc pour mieux respirer, malgré la sueur épaisse et salée qui lui brouillait la vue ?
Venait ensuite le silence pesant, affolant : les collines écrasées par le soleil étaient désertées par toute vie humaine ou animale. Même les rares touffes d'herbes rases brulées ou d'un jaune maladif restaient désespérément immobiles, faute de la moindre bise capable de les ressusciter. Le seul son perceptible était celui des bottes du fanatique et de la frappe rythmique de la pointe de sa crosse se frayant un chemin dans le sol caillouteux, voire celui de sa respiration haletante à travers son masque d'écorce.
Heureusement, il sentait près de lui la présence inconstante d'Irelia, qui voletait autour de lui pour lui susurrer de temps à autre des encouragements à l'oreille. Il fallait au moins cela pour que le fanatique ne s'arrête pas pour vainement chercher un second souffle en s'asseyant sur les pierres brûlantes dissimulant le sentier menant au sanctuaire de Gaia. Dans un sens, ce manque d'indications et de difficultés d'accès était un bon signe : cela pouvait signifier que les gardiens du temple misaient davantage sur la discrétion que sur autre chose, ce qui pouvait permettre une infiltration discrète des lieux, que le fantôme féminin avait refusé de décrire avant qu'ils n'y soient parvenus bien qu'elle ait sensément déjà fait des repérages.
Azdren comprit pourquoi une fois arrivé au sommet de la colline sèche faisant face au sanctuaire, empoignant vigoureusement sa crosse pour ne pas se laisser choir.
Il s'agissait d'un édifice de petite taille, ne devant pas dépasser les deux étages, bâti dans une pierre blanche que le temps et le vent avaient peu à peu érodé pour lui donner un aspect patiné et vaguement grisâtre, qui lui permettait de se fondre davantage dans le paysage désolé.
La façade du bâtiment quadrangulaire ne manquait cependant pas de panache, avec ses colonnades simples surmontées de frontons ornés de motifs floraux. Le toit de tuiles incliné devait en outre préserver une certaine fraicheur à l'intérieur, même si les corps gisants ne devaient guère en avoir besoin. Il ne semblait exister qu'une seule entrée au sanctuaire : une imposante porte de bois renforcée de fer s'ouvrant au milieu de la façade et flanquée de statues blanches représentant des silhouettes féminines nues et en prières de taille humaine, agenouillées sur de hauts socles constitués de la même pierre que le temple.
Il se dégageait de l'édifice une impression de paix épurée de la sensation de solennité inhérente à la plupart des lieux de culte. Il devait donc réellement s'agir d'un sanctuaire caché dans son écrin de roche... mais les sens magiques affutés du fanatique ne tardèrent pas à humer un fumet des plus familiers, bien enfoui sous une bonne couche de magie lumineuse. Vous savez, cette espèce d'odeur de sueur rance que l'on peut sentir dans le cou d'une catin en fin de journée même si elle s'est aspergée de litres de parfum ? Il s'agissait du même genre de sensations... mais Azdren ne comprenait pas comment une aura magique pouvait ainsi en écraser une autre sans toutefois la faire disparaître. Il sourit néanmoins en songeant que cela arrangerait ses plans, et s'avança vers l'entrée du sanctuaire dans un crissement de cailloux.
Dans l'ombre des colonnades et des statues se dissimulaient deux gardiens... mais il était difficile de définir si ils tentaient de se cacher des visiteurs ou de la fournaise environnante. Adossé aux mur, deux paladins blonds vêtus d'armures de plaque dont la blancheur avait été ternies par la cuisson de leurs propriétaires se redressèrent et portèrent la main à la poignée de leur lames pour l'instant au fourreau. L'apparition du fanatique, dont ils auraient pourtant dû attendre parfaitement l'approche, représentait pour eux une distraction dans leur ennuyeuse faction... tout comme une source d'inquiétude à détailler ainsi quelqu'un arborant les attributs d'un prêtre de Thimoros.
Bien que les deux paladins ne semblaient pas être des flèches, Azdren décida de jouer franc-jeu avec eux... ou presque. Tout le monde sait que les meilleurs mensonges sont ceux qui sont mâtinés d'un soupçon de vérité. Il conserva donc son masque et sa capuche, courba un peu plus l'échine pour se donner un air souffreteux et âgé, puis usa de sa voix rocailleuse pour convaincre les sentinelles.
- Salutation chevaliers. S'agit-il bien du sanctuaire de Gaia, où reposent les plus braves des guerriers tombés au service de la déesse ?- Possible, grogna l'un des gardes sans se départir de son air méfiant.
- Et qu'est-ce qui amène un charognard de Thimoros par ici, même si c'était le cas, questionna l'autre en gardant la main négligemment posée sur la garde de son épée.
Azdren sourit en constatant la stupidité des gardiens du cru, incapables de conserver le moindre secret. Peut-être qu'il n'aurait définitivement pas à leur calciner la face avec un souffle de Thimoros, après tout.
Il fit mine de remonter son visage dissimulé vers celui de ses interlocuteurs qui lui avait posé la question et darda sur lui son regard jaune bilieux parfaitement perceptible et dérangeant derrière les fentes de son masque.
- Vous vous méprenez, messire. Je ne viens pas aujourd'hui en tant qu'adepte de Thimoros, mais en tant que parent. Je me nomme Zarden Krorkech, et je viens me recueillir auprès de ma petite sœur.Les deux hommes tressaillirent en entendant ce nom familier accolé au qualificatif de "sœur", et Azdren put les voir échanger un regard plein de doutes. A présent franchement amusé par la situation, il pouvait quasiment lire leurs réflexions dans leurs yeux : "Est-il possible qu'il dise vrai ?", "Pourquoi Myrria n'a-t-elle jamais parlé d'un frère ?", "Tu l'aurait fait, toi, si ton frangin était un prêtre de Thimoros ?", "Mais comment a-t-il su qu'elle se trouve là ?". La graine de l'incertitude était semée, il ne restait plus qu'à la faire éclore. Faisant mine de tressaillir comme si il se trouvait dans une position physique inconfortable, ce qui au passage était le cas, il attira à nouveau l'attention des deux gardes et les fixa. Il reprit alors la parole en rendant son ton légèrement hésitant, comme si le fait d'évoquer des souvenirs ne faisait qu'aggraver son chagrin factice.
- J'avais juré à nos parents de veiller sur elle... mais Zewen en a décidé autrement : il nous a séparé, et aux terme d'aventures invraisemblables, j'ai dû me faire prêtre de Thimoros pour survivre et endurer des choses dont vous n'avez pas idée.
J'ai récemment été posté au temple de Dahràm, et je n'en ai pas cru mes oreilles lorsqu'il y a quelques mois un adepte m'a parlé d'une force venue de Tulorim pour défendre Kendra Kâr des incursions des garzoks... force menée par une guerrière blonde charismatique.
La description qu'il m'en a fait ne m'a pas laissé de doutes. A forces de tractations, j'ai réussi à me obtenir l'autorisation d'aller à Kendra Kâr, où je comptais la retrouver et lui demander de me cacher. Mais le temps que j'arrive, elle était tombée au combat... ma sœur, ma pauvre petite sœur...Azdren porta la main à sa tête masquée et courba l'échine en une pantomime d'affliction, comme si il se trouvait submergé par les émotions suscitées par la perte de sa "très chère sœur". Ainsi, il ne pouvait plus voir le visage de ses interlocuteurs, mais leur silence était éloquent : ils avaient mordu à l'hameçon. Ne restait alors plus qu'à porter l'estocade finale d'une voix ravagée.
- Je... J'ai soudoyé l'un des soldats de son groupe pour qu'on me dise où on... l'avait... emmenée. J'ai fui vers Tulorim. Je ne suis plus prêtre à présent. Rien qu'un paria qui souhaite voir sa sœur une dernière fois avant... avant de...- Avant de... ?- Je ne sais... dois-je continuer à fuir ? Dois-je la venger ? Dois-je me venger ? Je n'en sais rien... j'espère trouver la réponse en ces lieux. Pas de demande, pas de suppliques. Improviser le rôle du pauvre hère au bout du rouleau était beaucoup plus efficace que de jouer à la perfection celui du mendiant, Azdren l'avait appris depuis l'époque où il n'était pas encore prêtre et qu'il parcourait la forêt et les hameaux comme une bête traquée, la tête décomposée d'Irelia sous le bras. Les gens se méfient davantage des mendiants que des déshérités, car en ces temps troublés il n'est pas rare que chaque clan ou village n'ait pas le sien. Enfin, la petite phrase tant attendue se fit entendre.
- Nous ne savions pas... peut-être pourrions-nous vous laisser passer. - Mais les ordres...- Les ordres ne tiennent pas compte des situations comme celles-là. Et puis, que veux-tu qu'un prêtre de Thimoros fasse ici ? Et puis ce n'est pas comme si le vieux Drashen allait venir pour inspecter nos cuirasses. On peut bien le laisser entrer.L'autre ne répondit rien, mais le fait qu'il laissa la garde de son épée tranquille relevait plus ou moins de l'autorisation à entrer, ou au moins la confirmation du fait qu'il fermait les yeux. Le garde bavard fit quant à lui signe au fanatique de passer, ce à quoi le fanatique répondit d'un signe de tête avant de s'avancer. Une dernière remarque éclata néanmoins dans son dos, alors que sa crosse commençait à marteler les dalles du sanctuaire.
- Son socle se trouve dans la dernière pièce à droite au fond de la salle principale. Je vous fait confiance pour ne rien déranger et pour être aussi bref que possible.Ce conseil compassé n'appelant pas de réplique, Azdren s'abstint bien d'en faire et poursuivit son chemin pénétrant dans un hall aux murs épais et frais, éclairé par une seule fenêtre et un habile jeu de miroirs baignant le tout dans une douce lueur mordorée. Quelques rares piliers sculptés à l'effigie de la déesse ou de ses plus fameuses prêtresses uniformément nues et en prière soutenaient le plafond bas, renforçant l'impression de solennité tranquille des lieux. La pièce en elle-même était vide, mais les murs qui la flanquaient étaient percées à intervalles réguliers de portes de bois simples qui devaient mener au différents ossuaires et reliquaires.
Mais malgré l'aura de sérénité des lieux et le fait d'avoir habilement berné les gardes, Azdren ressentait une sensation étrange, comme une forme d'oppression qui n'avait pourtant rien à voir avec sa paranoïa habituelle. En fin de compte, c'est Irelia qui réussit à mettre le doigt dessus, sa voix spectrale apparaissant comme d'habitude comme un souffle dans l'esprit du fanatique.
(Tu ne pensais quand même pas passer inaperçu avec ton aura sombre dans un sanctuaire de la déesse de la lumière ?)Un déclic. L'oppression, la remarque du chevalier... bref, le détail capable de jeter tout le plan aux oubliettes ! L'homme en bure un brin paniqué jeta des regards furtifs autour de lui pour vérifier que personne ne le regardait, se concentra en serrant les dents... et fit naître une petite flamme noire au creux de sa main, qu'il regarda danser un instant avant de l'éteindre. A peine une flammèche, alors qu'elle aurait dû avoir la taille d'un poing ! Cette saloperie de sanctuaire devait être béni au dernier degré pour absorber ainsi sa magie ! Déjà que l'opération qu'il devait mener était ardue... mais là cela relevait de l'impossible ! Il devait trouver une autre solution.
Deux choix s'offraient à lui, car il excluait pour l'instant l'abandon de cette mission qui lui tenait tant à cœur : soit revenir en arrière et tuer par surprise les deux chevaliers par surprise pour pouvoir emmener le cadavre dans un lieu plus propice... soit se fier à ce qu'il avait perçu dehors et tenter sa chance à l'aveuglette.
(Qu'en penses-tu ?)(J'en pense que si tu attaques deux chevaliers depuis l'intérieur du sanctuaire, surprise ou non, tu ne pourras jamais tuer les deux.)Force était d'admettre que diminué magiquement comme il l'était et armé d'une simple crosse à pointe rétractable, il aurait du mal à se faire une place dans l'arène.
Le fanatique soupira et s'adressa à sa sœur sur un "ton" agacé.
(Si tu sais quelque chose à propos de ce fumet de magie noire qui tourne dans l'air comme celui d'un rat crevé sous un meuble, c'est le moment de le dire !)(Fais-moi confiance, je te guiderai une fois le moment venu. Mais puisque tu insistes, je te donne un indice : nous irons là où les chevaliers ne vont jamais).Un petit rire moqueur plus tard, et le fantôme féminin se tut obstinément malgré les sommations de son frère à répondre à ses interrogations. Sans doute sa façon de laisser retomber la pression par une simple taquinerie... ce qui n'empêcha pas le fanatique de se questionner tandis que défilaient à sa droite les portes toutes semblables. La dernière ne différait en rien des autres, et pourtant il sentit quelque chose de puissant en émaner, comme une marée fluctuante de magie de lumière cherchant à absorber la moindre parcelle de ténèbres en lui... à moins que ce ne soit tout simplement l'effet de l'excitation qui commençait à poindre en lui.
Il empoigna la poignée de fer d'une main légèrement fébrile, l'abaissa sans effort et tira, laissant la porte s'ouvrir au ralenti dans un grincement de charnières rouillées.
Ce qu'il vit alors dépassa toutes ses espérances.