Pas de gibier pour Therion. Et il comprenait les bêtes, en quelque sorte : la ville était proche, et, par ce temps froid, malgré la guerre qui s’annonçait, sans doute des chasseurs ou des braconniers venaient améliorer leur ordinaire en levant quelques proies dans les fourrés les moins éloignés. Un collet, un piège, et c’en était vite fait. Quant aux gros prédateurs… Il y avait fort à parier qu’on ne les appréciait guère à proximité des murs d’une ville remplie d’humains.
(Pas de nourriture… Pas ici… La Mère ne place pas le gibier si près des hommes qui ne savent pas en profiter, et chasser dignement… Père, donne-moi la force de triompher de ce territoire… Celle Qui Chasse Bien a parlé d’une forêt… Dans une forêt il y aura des proies, si ce monde n’est pas à ce point étrange que même sous les arbres le gibier est absent !... Il faut s’attendre à tout dans un monde où humains et garzoks ont mis les pieds… Des garzoks… Je crois qu’il y en a aussi… Ah ! Si j’en trouve un ou deux sur le chemin, de ceux qu’ils envoient en éclaireur, je leur ferai sauter la tête d’un bon coup de hache, et je l’abandonnerai sur la plaine, sur leur pique… Et je mangerai le reste… Des os rongés et une tête… Voilà qui leur fera sans doute peur ! … Ce n’est pas les habitudes des Enfants d’œuvrer ainsi… Mais… Père, Mère, ne me retirez pas vos bienfaits ! Je resterai digne de vous, de votre force et des proies que vous placerez sur ma route ! On ne peut pas combattre des rats à la manière des liykors noirs… Non… Je ne crois pas… Ou du moins il faudra que les liykors noirs se battent autrement… Le territoire est trop grand, et trop de gens veulent le partager je crois… Père, Mère, pourquoi de telles créatures arpentent-elles les mondes ?)
L’elfe avait bien mentionné une forêt, sans pour autant indiquer à Therion où elle se trouvait. Trois jours… mais trois jours dans quelle direction ? Le voilà qui grognait et pestait contre ce manque de prévoyance. Et aussi un peu contre lui-même : n’avait-elle pas dit au coucher du soleil ? Or le soleil était déjà depuis longtemps couché, il n’y avait plus que la nuit salvatrice, la nuit bienfaisante, la nuit dans laquelle le liykor courre et chasse, dans son élément, dans l’ombre qui le voile, son corps puissant et massif se fondant pour quelques heures sur l’horizon sombre, lui donnant un léger avantage sur les proies qu’il traque. Et dans les ténèbres les yeux des liykors luisent de leur flamme lugubre…
Plutôt que de dormir encore, il fallait agir : la cité n’était pas si loin, et il valait toujours la peine de s’en aller sous ses murs pour y trouver des compagnons, ou des informations. Therion se doutait qu’il n’y aurait sans doute que des humains n’y comprenant rien à sa langue, n’y percevant que grognement, jappements et parler d’animal, mais il comptait toutefois sur quelques rares exceptions. Deux humains ne s’étaient-ils pas adressés à lui dans la langue des Enfants au cours de la journée écoulée ? Alors pourquoi pas un de plus… Au loin, les remparts se découpaient, plus sombres, sous la masse imposante de la cité s’élevant vers le ciel, semés de ça et de là de braises rougeoyantes, sans doute des brasiers plus importants qu’ils ne le paraissaient être à cette distance.
Marcher dans la neige ne plaisait guère au lupin, mais aucun autre choix ne s’offrait à lui. Marcher était de toute manière préférable au froid qui commençait à le mordre, plus incisif à la tombée de la nuit : la nourriture lui deviendra bientôt nécessaire, sans quoi il s’affaiblira d’heures en heures. Une chose à la fois cependant, tout d’abord il devait déterminer un cap à suivre et, suivant les rencontres qu’il effectuerait à sa destination, décider de demeurer au sein de la meute de fortune qu’il lui avait semblé constituer avec l’elfe et l’autre humaine étrange, ou au contraire de la quitter pour reprendre sa chasse en solitaire.
Enfin il parvint en vue de la cité, assez proche selon lui pour être aperçu par d’éventuels gardes sur les remparts, dont il ne décelait pas la présence pour l’heure. En revanche, des feus brûlaient, signes qu’il devait sans doute y avoir une présence pour les entretenir. Murs massifs, pierre protégeant la pierre, mais surtout l’élégance des bâtiments, des toits de tuile élancés, les sculptures élégantes et massives, de créatures menaçantes, trop réalistes pour être totalement chimériques.
(Gaspillage de temps, de force… Ils ont des murs, des toits, mais ils ont peur de les perdre, et ils les perdront… Comme les villes que les garzoks d’Omyre veulent prendre… A quoi bon bâtir des murs si c’est pour les voir s’effondrer ? … Retarder l’inévitable, ou encore se donner l’illusion de… Il faudra toujours des guerriers, toujours des vivants, des êtres de chair et de sang, qui verseront le leur pour leurs cités… Un liykor se dresse entre l’autre liykor et le territoire de chasse, il n’y a pas besoin de l’enclore de barrières, de hauts murs, et de rassembler là des dizaines d’autres liykors pour les envoyer patrouiller sur ces murs, et ensuite les faire lutter contres les autres liykors qui voudront prendre le territoire de chasse, et… Les Enfants feraient bien de s’unir contre le premier qui dressera des barrières sur son territoire de chasse, et dira « ceci est chez moi, ceci est à moi »…)
Même s’il les méprisait, les murs n’en étaient pas moins pour lui un obstacle, et Therion devait contre son gré composer avec, et avec ceux qui les défendaient. Jugeant qu’il serait bon de s’annoncer, d’une manière ou d’une autre, il se risqua à crier deux syllabes de la langue commune qu’avaient essayé de lui apprendre les garzoks – ils disaient que ce mot pouvait faire gagner du temps face à des ennemis, ou pour prendre des adversaires par surprise.
« Ami ! Ami ! »
De toute manière, il fallait au moins faire du bruit pour ne pas paraître trop dangereux. Un ennemi qui voudrait se glisser dans la cité à la faveur de la nuit ne se serait sans doute pas annoncé.
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La faim chasse le loup du bois...
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