Théâtre pitoyable
Le ciel se grise rapidement tandis que les derniers rayons du soleil disparaissent derrière les murs de la cité, laissant cette dernière en proie à la nuit et à ses vices. Comme une créature effrayée par la lumière, je ferme la porte grinçante du Dispensaire et regarde des deux côtés de la ruelle, encore troublé par ma première sortie qui date déjà de plusieurs semaines. L'endroit est sombre, les volets des maisons alentours sont clos et seuls quelques mendiants piquent du nez entre deux caisses de bois, ne prêtant pas la moindre attention à la silhouette cadavérique qui se déplace devant eux. Les yeux fermés et débarrassé de mon masque, je hume l'air frais et humide qui s'infiltre dans mes poumons, comme soulagé de pouvoir enfin sortir de ma cachette. Mon uniforme de travail est soigneusement plié dans ma sacoche et les nouvelles frusques fournies par Timur me laisse parfaitement banal aux yeux de tous. Foulard et chapeau de paille laissent dépasser la partie supérieure de mon visage tout en le voilant suffisamment pour ne pas attirer le regard. Le reste du déguisement se compose d'une chemise surmontée d'une tunique à manches courtes, de braies communes et de chausses à bandelettes. La tenue classique du paysan pouilleux, parfaite pour se fondre dans la masse.
A l'inverse de la Grand-Rue, les passages étroits et sinueux entre les habitations se révèlent peu fréquentés. Ma vie sur les Docks, qui date d'avant mon entrée chez les Murènes, me permet déjà de savoir comment la ville tourne au gré du temps qui défile. Si le jour donne à Kendra-Kâr l'occasion de faire sortir le poulailler, la nuit est l'heure des prédateurs. Aussi, la Milice se veut plus méfiante à cette heure-ci, surtout après mon évasion qui a coûté la vie d'un des leurs, si ce n'est plus. Je dois tâcher de ne pas me faire repérer bêtement, comme avec cette gamine qui hurlait ses tripes lorsque je me suis fait attraper.
(De mauvais souvenirs...)Quoi qu'il en soit, il va falloir rester prudent. Inutile de se dissimuler dans l'ombre, je n'attirerais que davantage l'attention sur moi. En quelques foulées, je quitte le passage qui mène au Dispensaire pour déboucher dans l'une des nombreuses routes adjacentes à la Grand-Rue. Plus vivante et mouvementée, on y retrouve les différents profils de la société, du noble bedonnant qui marche comme si la rue lui appartenait à la bande de raclures prête à suivre les imprudents dans une ruelle un couteau à la main. Aucune trace de la Milice, mais la foule décourage les impétueux d'une trop grosse connerie en public. Le pied léger, je m'engage sur le chemin de pavés en gardant une attention certaine sur ce qui m'entoure. Mes pas me mène jusqu'à une petite place bondée de monde où enfants, parents et vieillards s'amassent autour d'une estrade. Celle-ci est occupée par deux bouffons déguisés en caricatures de Général d'armée et d'Oaxaca, la fille sombre de Thimoros. S'amusant à parodier le quotidien de cette dernière, la pièce semble se jouer sur le champ de bataille où les deux protagonistes se rencontrent, prêts à croiser le fer dans une grossière comédie.
"Votre parcours d'effroi s'arrête ici, Déesse cruelle et perfide ! Je serais celui qui ramènera votre tête au roi pour être enfin adulé de tous !""HA ! Vous ne parviendrez à rien, à l'exception d'une mort lente et douloureuse par mes sujets ! A MOI, MON FIDÈLE DRAGON NOIR !"Un nouvel acteur se dévoile sur le devant de la scène, s'avançant d'une démarche grotesque et ridicule. Vêtu davantage comme une poule qu'un dragon, la fameuse "monture" d'Oaxaca glousse à chacun de ses pas, laissant le public hilare devant un tel spectacle. Les visages gras de la populace se déforment sous l'effet du rire, crachant et toussant parfois tant la scène leur est plaisante à regarder. Pour ma part, je quitte les lieux, préférant ne pas m'attarder davantage devant une prestation aussi pathétique. Étrangement, je sens une pointe de colère monter en moi, comme ciblé par les rires du public. Je n'ai nul attachement ou respect pour la Déesse Noire, mais son oeuvre sur cette planète n'est pas une chose que l'on peut renier. Et par-dessus tout, savoir que l'on se moque autant de la Peur et de l'Effroi apparaît pour moi comme un défi. Je vous promets de vous enfoncer ce rire au plus profond de vous-même, là où vous ne pourrez jamais plus le chercher. J'en fais le serment, tant je vous hais. Mais pour l'heure, le travail m'attend aux abattoirs de la cité.