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Galopant comme une jument sauvage, arc à la main et flèches au carquois, je me rue en direction de la scierie dévastée de père, et passe celle-ci sans même m’arrêter. Le toit est complètement effondré, mais ce n’est plus mon problème, désormais. Le paternel a choisi la sanction à ma maladresse, et je suis par trop heureuse que ça n’ait pas été de tout réparer ? C’aurait sans doute davantage plu au frérot, adepte du travail du bois, mais moi… c’est dans LES bois que je me sens bien. Et c’est là que je cours, passant cette frontière entre civilisation et nature d’un bond leste, sautant par-dessus un tronc arraché par quelque ancien orage de l’été passé, et non ramassé par les bûcherons du fait de son état brisé et plein de champignons. Et déjà, rien que là, l’odeur des sous-bois me prend au nez, et me fait me sentir chez moi. Bien plus chez moi que parmi les remugles vaseux de la ville et de ses égouts polluant le fleuve.
J’ai encore toute l’après-midi devant moi pour trouver ce campement de brigands de grands-chemins. Et par chance, je sais déjà plus ou moins ou chercher. Jamais je ne me suis rendu dans la zone à laquelle je pense, car la proximité d’humains vivants dans les bois ne me sied pas davantage que celle des citadins, mais j’ai connaissance de la situation approximative d’un rassemblement de nomades, vivant dans des tentes et huttes temporaires. Sans doute pour mieux pouvoir se tirer s’ils se font découvrir. Jamais je ne me suis dit qu’il s’agissait de bandits. Et à vrai dire, jamais ne les ai-je vu de mes propres yeux. Il est temps, désormais, de réparer cette erreur, mais sans manquer de profiter de l’air saturé de mucus et de parfum de terreau frais, sous le couvert des feuilles qui crissent sous mes pas.
Pour une fois, et l’effort est notable, je ne me laisse pas distraire par les chants mélodieux des oiseaux, par le bruit de la rivière sur les roches qui roulent sur son lit, par les mouvements furtifs d’un renardeau apprenant maladroitement à chasser auprès de sa mère. Il faut dire, je tiens particulièrement à prouver à tout le monde que mon idée fixe de se promener tous les jours en forêt peut avoir des avantages considérables. Surtout à mon frère, ce grand casanier me vantant les mérites de la ville et de la vie sociale. Et puis à nos parents, qui nous prennent tous deux pour des incapables.
Petit à petit, je me rapproche de la zone de mes souvenirs.
(Après la chute d’eau, partir droit vers le vieux chêne et continuer sur la droite jusqu’aux buissons d’aubépine…)
Et ces buissons, je les atteins sans peine, même si pour le coup, m’y glisser pour épier ce qui se passe derrière me semble une idée plutôt mauvaise. Non seulement ça risque de faire du bruit, mais en plus, je vais me retrouver, encore une fois, pleine de griffures. Non pas que ça me dérange, mais si je dois prouver aux autres que je peux être efficace, mieux vaut garder un aspect propret. Je furette des yeux pour trouver un passage plus sûr, longeant les arbustes épineux… Mais ceux-ci sont nombreux, et qu’importe le côté où je vais, plus denses. Je finis presque par m’éloigner de ma direction originelle lorsque je décide, de but en blanc, que je n’ai finalement rien à prouver à personne, et que la voie la plus rapide reste quand même de traverser les végétaux. Sans plus tarder, en envoyant bouler tous les principes de bon sens que je m’étais fixés juste avant, je me jette entre les branches et troncs étroits et serrés. Je sens les lames végétales me déchirer la joue droite et érafler le cuir de mon pourpoint alors que je force le passage dans la végétation, m’écorchant les mains pour écarter les branchages les plus gênants.
Lorsque je sors finalement des aubépines, pleines d’égratignures piquantes mais totalement bénignes, je me retrouve non loin d’une vaste clairière où, effectivement, un campement est monté. L’odeur de la fumée d’un feu de camp m’aide à me repérer pour la petite centaine de mètres qui me sépare encore de l’endroit. Furtive, lente dans mes mouvements et déplacements, je m’avance vers mon but avec autant de précautions que si je chassais un gibier farouche. Des pas assurés, lents, une respiration posée, des yeux fixés sur mon objectif, mais les oreilles attentives à tout ce qui se passe autour, j’avance telle une panthère rousse sous le couvert de l’ombre des arbres. Presque à croupis, je progresse jusqu’à apercevoir quelques tentes de toiles. Planquée derrière un arbre au tronc épais, je jette quelques coups d’œil furtifs vers le campement, histoire de m’assurer qu’il s’agit bien des brigands que je recherche pour la milice de Yarthiss.
J’aperçois, au centre du camp, le feu, monté sur une structure de métal. Une belle pièce de gibier est en train de tourner sur une broche maintenue par un homme… Ou peut-être un enfant, si j’en crois sa stature frêle. Une observation plus adaptée me confirme qu’il s’agit d’un jeune adulte : quelques poils roux lui servent de bouc, et ses yeux foncés observent attentivement la cuisson de la viande. Soudain, une femme aux cheveux flamboyants, semblables aux miens, arrive en lui criant dessus et en lui arrachant son chapeau à plume de faisan pour lui dire qu’il ne tourne pas assez vite, et qu’elle ne retrouve plus les épices à viande… Accusant plusieurs d’entre eux, dont je ne perçois pas suffisamment les noms pour les répéter, de les avoir volés. La marâtre est plus âgée que le jeune homme, qui lui obéit sans rien dire.
(Pas franc, le couillon…)
Les cris de la bonne femme font venir dans mon champ de vision un autre personnage, sortant de la tente la plus colorée du tas. Une tente à deux mats chevronnée de jaune et de noir. L’homme en question est plutôt petit, et trapu. Pour ne pas dire muni d’un certain embonpoint. Il arbore une longue barbe grise, et ses cheveux, non moins longs, pendent de part et d’autre de son visage rude. Il a l’air mécontent, avec son mono-sourcil froncé. Que dire, sinon qu’il en impose, dans son armure de plaques noire comme l’ébène. Grommelant, il semble s’adresser à quelqu’un dans sa tente… Ladite personne ne tarde pas à sortir, pliée en deux… Et lorsqu’il se relève, portant en main le casque noir aux plumes colorées de celui qui, vraisemblablement, est le chef de cette compagnie, je ne peux que m’abasourdir de sa taille. Il fait bien trois tête de plus que le « chef », et a autant d’épaules que lui. En plus, le géant arbore, à l’air libre sous un gilet de cuir ouvert, une bedaine énorme qui me fait pâlir.
(Bon sang, s’ils sont tous comme ça, leur arracher le chef ne va pas être une mince affaire…)
J’entends, au loin, le chef râler sur ses hommes, tout en enfilant son casque.
« Merde ! Ils sont encore en retard. En train de siphonner toute la réserve de bière de Yarthiss, sans m’en laisser alors qu’ils savent que je ne bois que ça. J’leur avais dit d’être là à l’heure pour le convoi à piller… Après ils se plaindront encore que j’râle tout le temps. Grmbl… »
Et la rousse plus âgée, la femme du chef, sans doute, de répondre en gueulant, non sans un accent particulier :
« Ben ils n’auront rien à becqueter, pour la peine. Rodoh mangera bien seul toute la bidoche. »
Le géant à l’air benêt se pare soudain d’un sourire béat. Sans doute est-ce de lui qu’elle parle. Le jeune frêle marmonne quelque chose dans sa petite barbiche, mais je n’en comprends pas les mots. Et je m’en moque : j’ai ma confirmation, il s’agit bien de ma bande de brigands. Je n’ai plus rien à faire dans le coin, désormais. Aussi, sans demander mon reste, je me relève et m’éloigne du camp d’un pas plus rapide qu’à l’allez… Plus rapide, et donc moins discret. Mal m’en prend, puisqu’une voix m’apostrophe, par derrière.
« Hé ! Qui t’es toi ? »
Je me tourne en direction de celui qui me barre la route. C’est un homme d’une grosse trentaine d’années, au crâne rasé muni d’une petite tresse ridicule. Sa carrure est semblable à celle du chef, sinon qu’il semble plus musclé encore… Trapu, pas très grand, mais large comme deux types tournant la broche. Et avec un air patibulaire, encore bien. Il tient à la main une hache à deux mains ensanglantée, et sur son épaule opposée, la carcasse abimée d’un sanglier.
(Bon sang, il a vraiment tué cet animal avec sa hache ? Quel… quel bourrin !)
Pas demander comment la viande doit être abîmée, après ça. Sans parler de la peau. Mais l’homme ne semble pas faire dans la dentelle, et se pourrait bien être l’inventeur du tartare de sanglier. Aucune douceur, et aucune diplomatie. Le type, lâchant sa prise, n’attend pas ma réponse pour me menacer.
« J’vais t’attraper, pis j’vais t’dépiauter, la ribaude ! »
Ribaude ? Non mais pour qui il se prend le gros lard. Je fronce les sourcils et tend mon arc avec une flèche.
« Encore faut-il que tu m’attrapes, gros tas ! »
Et je décoche le trait, qui vient se ficher dans le rembourrage de sa veste matelassée orange lignée de cuir noir. Ça… l’énerve, apparemment, puisque sans plus aucune réserve, il se rue en hurlant vers moi, hache levée. Plus le temps de tirer, je dois me carapater ! Aussi je fais volteface, et sprinte de toute ma vitesse vers les buissons d’aubépine, le distançant un peu. Par chance, je suis à la fois plus souple, plus légère et plus agile que lui. Je me lance dans le trou par lequel je suis arrivée, sans considération pour mon épiderme qui se prend de nouvelles écorchures, et je rampe jusqu’à l’autre côté… Je m’y arrête pour reprendre mon souffle, me disant qu’il ne franchira pas l’obstacle… Mais c’est sans compter sa colère, qui semble l’emporter bien plus loin qu’il ne devrait. Beuglant comme un bœuf, il arme sa hache et se coupe un chemin dans l’aubépine, hurlant de plus belle :
« J’vais t’péter, connasse ! »
Je sourcille… Je n’ai aucune envie que cet olibrius me… pète. Surtout avec le cheveu sur la langue qu’il se tape quand il est courroucé. Ça serait d’un ridicule. N’ayant aucune envie de me retrouver à la place du petit bois qu’il réduit en charpies, je file de plus belle, prenant mes jambes à mon cou pour filer vers la chute d’eau. Là, je pourrai me cacher de lui et, s’il insiste, lui tendre une embuscade…
Je file donc vers le cours d’eau, et une fois arrivée en bas de la cascade, je la contourne en grimpant un talus à la pente vive, m’accrochant aux racines pour ne pas glisser sur la terre meuble et humide. Une fois arrivée au sommet, j’ai à peine le temps de me cacher derrière un buisson qu’il déboule sur ses courtes pattes, essoufflé, la tête rouge comme le sang qui dégouline encore de sa hache.
« T’es où, garce, que j’te découpe ? »
Il souffle comme un veau. Il a beau être bâti comme un cheval de trait, il n’en a pas l’endurance. Un fumeur de pipe, sans doute. Sans honte, je me dévoile à lui, de ma position le surplombant.
« Ici, tas d’graisse. Là où tes kilos ne pourront pas monter ! »
Il me reluque de ses yeux bleus enragés, et plante sa hache dans le sol pour y ramasser un roc de la taille de mon poing. L’air mauvais, il le lance vers moi, mais le projectile ne fait que ricocher sur la pente, non sans se fêler. Il ne manque pas de force, le bougre… De précision, en revanche. Et ça, c’est mon domaine de prédilection. J’encoche une nouvelle flèche, et la tire vers lui. Elle l’atteint en plein dans la main. Il gueule comme un porc, s’arrachant la flèche de la main.
« Ramène toi si t’as des couilles ! J’te prends et j’t’emmène, et j’te défonce dans la forêt, à deux kilomètres. »
J’écarquille les yeux. Ça doit être une menace qu’il fait souvent… Je la trouve incongrue, en tout cas, et me félicite de n’être pas pourvue des attributs auxquels il semble porter tant d’importance. Je réponds, farouche et provocatrice.
« J’en n’ai pas, nan. Pas plus que toi ! »
Et je décoche un nouveau trait, droit dans son entrejambe. Point sensible de tout homme, il s’effondre à genoux, sans voix, les deux mains sur son bas-ventre d’où dépasse la hampe de ma flèche. Satisfaite, je descends de mon promontoire en me laissant glisser sur la terre, et lui fais face, alors qu’il pâlit de douleur. Je lui décoche une nouvelle flèche, à bout portant, qui le fait s’effondrer sur les fesses, la respiration coupée. En travers de sa gorge, celle-là n’a pas dû lui faire de bien. Je m’approche encore, pour lui susurrer d’une voix taquine.
« Tout dans les muscles… rien dans la tête. »
À part une flèche, me gardé-je pour moi-même, avant de la lui décocher, entre les deux yeux, finissant le boulot bien commencé et… le tuant sur le coup. Fière de mon exploit, je range mon arc et tente de retrouver mon chemin vers l’orée de la forêt avant de… pâlir d’un coup. Et de m’effondrer à genoux.
Bon sang… Je viens de tuer un homme. Un humain. J’ai certes l’habitude de chasser des cerfs, sangliers et autres lièvres, mais là… là… un homme. Mon premier meurtre. J’ai des sueurs froides qui me coulent le long du dos, et je sens ma tête tourner… Un regard vers le cadavre sans vie, et je me penche, prise d’une convulsion, pour vider le contenu de mon estomac dans la rivière. Horreur glauque et morbide… Cette aventure, tout d’un coup, ne me plait plus du tout. Et je reste ainsi, interdite, la tête qui tourne et l’esprit embrumé, près de ma victime… Sa mort est ridicule… Ses globes oculaires, encore ouverts, semblent loucher en regardant la flèche qui a percé leur point central, juste au-dessus du nez. Méritait-il ça ? C’était… si facile. Si rapide, finalement.
Je me perds à penser que c’est moi qui aurait pu être à sa place, si je ne m’étais pas défendue. Mais je ne parviens pas à me débarrasser de ce lourd sentiment de culpabilité, qui m’étreint et me pèse…
Les heures passent, alors que je tente de retrouver un peu de contenance dans les bruits apaisants de la forêt, du ruisseau qui coule, des oiseaux lointains qui chantent… Mais je sais. Je sais désormais que plus rien ne sera pareil qu’avant pour moi. Pas ici. Pas dans cette forêt que j’affectionne tant. Le crépuscule menace, et la nuit est bientôt là. Je dois me dépêcher de rejoindre l’orée. Je me relève, lourde et gauche, et prends le chemin, d’un pas rapide, du lieu de rendez-vous avec mon frangin.
Je suis la première sur place… J’espère qu’il ne lui est rien arrivé. Je lui fais confiance. Il connaît le monde des sombres tavernes, et ses naufragés alcooliques et à la vie défaite. Il saura s’en tirer avec leur soutien. J’ai confiance…
_________________ Asterie
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