Sa vie d'avant
Mardi :Cher journal, je suis enfin parvenue à dérober ce grand rouleau de parchemin à ma maîtresse. Nous allons pouvoir continuer nos conversations, le soir, lorsqu’Elle retourne dans ses appartements.
J’espère qu’Elle ne nous découvrira pas, sinon, Elle me fera encore du mal. Cela dit, je n’ai que peu de crainte vis-à-vis de toi. De toute façon, je te range toujours bien à l’abri sous ma paillasse, ne t’en déplaise, je sais que c’est très poussiéreux.
Tu sais, je me dis parfois que je devrais m’enfuir de cette ignoble maison, trouver un moyen, une issue. Mais je serais incapable de survivre sans cette horrible femme. C’est vrai ! C’est elle qui me loge depuis mes tous premiers jours. Ah ! Mais dans quelle todit elle me laisse vivre ! Je n'ai même pas de lit, et ma chambre n'est pas plus grande que ses latrines ! Et puis, qu’est ce qui m’empêche de la quitter? Elle m’a donné la vie, c’est vrai, mais enfin, je ne crois pas que l’on puisse me désigner comme un être vivant...
Je suis l’esclave de tous ses désirs, et je n’ai plus vraiment le temps d’être moi-même, seulement quand je prends le temps de m’adresser à toi. D’ailleurs, elle est même plus affectueuse envers son sale cabot galeux qu’envers sa propre création. Je voudrais tellement comprendre ce qui me retient à cette maudite demeure, et à cette maudite femme… Enfin, je dois déjà te ranger mon pauvre, car là voilà qui m’appelle, elle veut son verre de lait avant le couché… Que ne donnerais-je pas pour avoir le courage d’empoisonner sa boisson…
Jeudi :Je suis désolée de ne pas avoir pu venir te renseigner plus rapidement, mais ma soirée d’hier soir n’a pas été de tout repos. Ma maîtresse m’a forcé à nettoyer chaque centimètre carré de sol, parce qu’aujourd’hui, elle a reçu sa belle-mère. Elle est restée derrière moi pour vérifier que le travail était bien fait. J’avouerais qu’à un moment, je me suis bien amusée :
Au moment où elle s’y attendait le moins, j’ai renversé, tout à fait « malencontreusement et par hasard », n’est ce pas, journal, le sceau d’eau sur ses « adorables » petits petons, tout poilus et puants comme tu n’en verras probablement jamais chez une elfe.
Toujours est-il que cette action tout à fait involontaire et maladroite l’a plongé dans une folle colère. Il faut dire que ce n’est pas la première fois que je provoque des catastrophes.
Je n’aime pas être méchante, je ne suis pas méchante, pourtant toutes ces corvées, et son insupportable présence me fait parfois dérailler, moi qui suis si docile et si loyale de nature. C’est d’ailleurs la seule chose, peut être, ai-je pensé hier soir en regagnant ma litière qui me retiens encore auprès d’elle… Et puis, l’affection qu’elle m’a portée quand j’étais encore enfant a si rapidement disparu. Je me sens si seule, et elle est de plus en plus cruelle avec moi…
Vendredi :Tu ne devineras même pas ce qu’elle m’a encore demandé de faire. Me voilà réduit à une simple clocharde !
Ce matin, dans le froid et la pluie, je faisais la mendiante pour récolter quelques pièces afin que « Madame » puisse arrondir ses fins de semaine. Je l’ai d’ailleurs entendu parler avec sa belle-mère, après le déjeuner, des difficultés financières qu’elle éprouvait en ce moment. Je me demande où est passé l’argent qu’elle possédait à l’époque.
Un de ces jours, elle m’enverra parcourir les ruelles dans le noir et je n’aurais pas vraiment d’autre choix que de me montrer chaleureuse avec le premier homme qui passera auprès de moi. **Gribouillis**
NON ! Jamais je ne me rabaisserais à faire ça, elle n’aura qu’à y aller toute seule !
Bon, vite, j’entends du bruit devant ma porte…
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Ce fut la dernière fois qu'elle put écrire sur son grand journal.
Vendredi soir, très tard dans la nuit, la maîtresse de Keynthara entra brusquement dans le réduit qui servait de chambre à la petite, et surprit son esclave qui tentait tant bien que mal de dissimuler le rouleau de parchemin qu'elle avait subtilisée. Alors elle le lui arracha des mains et des larmes de douleur, peut être de peur aussi, affluèrent et ruisselèrent le long de son visage écarlate, le cœur battant.
Tandis que la grande elfe grise parcourait de plus en plus rapidement les lignes d’écritures, ses yeux se durcissaient et elle finit par s’exiler de la chambre en y enfermant son esclave pour tout le samedi qui suivit...
Tout se passa terriblement vite lorsque sa maîtresse pénétra dans la chambre, suivit d'un homme grand et bourru sur ses talons. Keynthara subissait le choc de la surprise et sous le poids des émotions, elle fut tout bonnement incapable de comprendre ce qui lui arrivait jusqu’à ce qu’elle fût enfermée dans sa boîte sombre:
L’homme attrapa la Petite par le bras et la tira en dehors de la pièce, jusqu’à l’entrée de la terrible maison qui l’avait vu prendre vie, et qu’elle ne reverrait probablement jamais plus. Après quelques brefs échanges de paroles, de pièces et de papiers entre l’homme et l’elfe, qui n’avaient aucun sens pour elle, l’homme attrapa la petite Keynthara et la jeta négligemment dans une des nombreuses caisses en bois massif vaguement posé à l'arrière du gros véhicule.
Les mots venaient à lui manquer, elle était paniquée, et à la fois soulagée que l’on ait pris cette décision pour elle :
Elle venait de comprendre, aux dernières paroles de sa maîtresse, qu’elle allait être livrée à l’autre bout du monde, parce qu’elle avait besoin d’argent et qu’elle allait lui rapporter gros, elle lui serait bien plus utile ainsi qu’en sa compagnie…
Et la charrette s’en alla, projetant Keynthara en tous sens dans sa sombre boîte…
Un long voyage s’en suivit, elle ne savait pas vraiment vers où, ni quand elle ressortirait de sa prison en bois...